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mercredi 27 janvier 2010

Le sacrement du langage, Archéologie du serment, par Giorgio Agamben (2009)

Ce texte entre, sous le numéro II,3, dans la série des livres dont le titre global est Homo sacer. On trouvera ici sa page dans l'Orloeuvre.

Pour entrer dans le langage, il faut d'abord lui faire confiance. Il faut avoir foi dans sa capacité à porter la vérité. La relation dans laquelle j'entre n'est pas rationnelle, mais éthique. Je suppose, sans avoir d'autre garantie que mon acte de parole, que, entre les mots et les choses, une certaine correspondance se réalise. Si j'en fais le serment, et si d'autres me croient, la possibilité du droit et de la religion est ouverte. Ce serment, je l'accompagne de quelques imprécations, bénédictions et malédictions. Elles n'ont pas pour fonction de convaincre les dieux de venir à mon secours, mais de renforcer la foi qui règne dans les relations entre les hommes. Ainsi la langue est-elle toute entière traitée comme un nom propre. En nous positionnant comme être parlants, nous nous protégeons contre la faiblesse intrinsèque au langage. Mais si les serments et les jurons perdent de leur crédibilité - ce qui est le cas aujourd'hui, nous risquons un relâchement de notre rapport au langage, c'est-à-dire de tomber dans la parole vaine.

mercredi 20 janvier 2010

Survivance des Lucioles (Georges Didi-Huberman, 2009)

Après avoir, dans les deux premiers chapitres de son livre La survivance des lucioles, expliqué en quoi Pasolini :

1/ avait vu juste en repérant les traces fragiles de désir et d'invention qui subsistent dans notre monde - qu'il appelait les lucioles - et en les montrant dans ses films,

2/ en 1975, moins d'un an avant sa mort, avait émis un diagnostic prophétique mais désespéré - en croyant les lucioles détruites, vaincues, anéanties ou desséchées sous la lumière artificielle des villes et des caméras de télévision,

3/ s'était mépris, car les lucioles, elles aussi, survivent, et d'ailleurs toute son oeuvre en est la preuve, et d'ailleurs d'autres lucioles apparaissent sans cesse, aujourd'hui encore, dans l'art et dans la vie, incertaines mais obstinées, et luisent dans l'obscurité.

Pour nous convaincre, Georges Didi-Huberman fait appel à ses auteurs préférés : Walter Benjamin, Aby Warburg ou Georges Bataille. En interrogeant le Contemporain, ces auteurs ont montré qu'en toute circonstance (même les pires), de nouveaux commencements peuvent encore survenir. Si on laisse de côté les clichés consensuels ou les discours construits, si on prend comme point de départ la destruction même, ses sources oubliées, ses traditions cachées, ses impensés, ses temporalités désassemblées, son langage fracturé, ses réseaux extraterritoriaux ou marginaux, si on reste modeste, si on n'est pas tenté par la grande rédemption, celle du sublime (Lyotard) ou de la transcendance (Agamben), si on n'interprète pas le temps présent sur un mode apocalyptique, celui de la révélation d'une vérité supérieure, de l'illumination aveuglante de la métaphysique, alors, peut-être, on peut voir luire quelques lucioles. Ce n'est pas un miracle, c'est juste la conséquence d'un réveil : quand l'image surgit, les lucioles nous viennent à l'esprit comme le souvenir d'un rêve.

Mais cette belle construction ne va pas sans quelque polémique. Pour donner plus de poids à sa conclusion, Georges Didi-Huberman réorganise les lignées de pensée. D'un côté la tradition judéo-chrétienne, transcendantale, sécularisée ou pas, dans une chaîne fictive Heidegger - Carl Schmitt - Derrida - Pasolini - Agamben; d'un autre côté la pensée des lucioles, une pensée immanente, sans valeur rédemptrice, dans une chaîne Warburg - Benjamin - Adorno - Bataille - Pasolini - ce dernier ayant la particularité géniale d'être à cheval sur les deux. Dans cette seconde lignée et elle seule, la destruction et la vérité ne seraient pas absolues. Il y aurait donc deux camps, celui de la grande lumière aveuglante [avec quelques vrais méchants et beaucoup de naïfs], et celui des lucioles [les gentils lucides et aussi quelques naïfs].

Comment expliquer ce montage? On le comprend mieux quand, se référant à Jacques Derrida, Georges Didi-Huberman oppose la notion d'"horizon" comprise comme attente ou progrès infini à son concept d'image dialectique qu'il rattache à Walter Benjamin. Là sans doute est le noeud de la discussion. L'image, contrairement à l'échappée messianique, serait intermittente, fragile, constamment apparaissante et disparaissante. Et (par conséquent) l'opposition pertinente ne se situerait pas entre une différance insaisissable et le système du discours, mais entre l'approximation locale de l'image et le dogme théologique. En rejettant Agamben (dans la compagnie honorable de Guy Debord) du côté de Carl Schmitt et du dogme, Didi-Huberman tient à distinguer clairement entre ses amis (qui prônent le singulier et le multiple) et ses ennemis (qui croient à l'unité du peuple, par la grâce des acclamations et la gloire de l'image). Ses amis seraient les vrais résistants anti-totalitaires, tandis que ses ennemis seraient, au minimum, ambigus.

Tentons un instant d'échapper au reclassement des penseurs, et partons des textes. L'image dialectique telle que Georges Didi-Huberman la définit est intermittente, minuscule et mouvante. Elle témoigne de la restauration ou de la survivance d'une expérience, d'une origine contradictoire, inachevée, toujours ouverte. En quoi se distingue-t-elle de l'image spectrale évoquée par Jacques Derrida? Bien peu de chose. Dans un cas comme dans l'autre, l'image est le lieu d'une rupture d'horizon. Ce qui survit n'est qu'un fragment hétérogène, inclassable, un reste inassignable à un système, mais indestructibles.

Les lucioles de Georges Didi-Huberman se veulent immanentes, dépourvues de tout messianisme. Mais l'ange de l'histoire de Benjamin - qu'il ne peut éviter de citer ou de convoquer - n'est pas innocent. Il est à lui seul un horizon - même intermittent, même passager, même instantané. Certes, cet horizon-là n'a ni contenu ni but fixé à l'avance, il n'a ni perspective ni finalité, c'est un horizon sans horizon - mais c'est lui qui fait que Georges Didi-Huberman reste obstinément dans l'attente de ce qui survit, c'est-à-dire, quoiqu'il en dise, dans la promesse. Et c'est là, dans cette promesse irréductible ou indestructible, qu'il rejoint (à son corps défendant) quelques'uns des penseurs qu'il a rejetés dans le mauvais camp, et c'est là aussi que se décompose le montage intellectuel qu'il propose. Il est manifestement abusif de rejeter Giorgio Agamben dans les ténèbres totalitaires. A le lire, à se situer dans son sillage, nous préférerions renoncer définitivement à toute taxinomie des auteurs.


PETIT DIALOGUE COMPLÉMENTAIRE :

- Georges Didi-Huberman cite plusieurs fois Jacques Derrida dans son livre, mais curieusement toujours à contre-sens. Alors que Derrida a consacré des centaines de pages à démontrer la connivence entre la voix, la présence et l'idéalité, il condamne sa position en la rapprochant de la "tradition religieuse judéo-chrétienne du Jugement dernier" (p67), par un résumé aussi lapidaire que partial : "Derrida veut reconnaître dans la phrase apocalyptique une voix qui, comme chez Nietzsche ou Maurice Blanchot, serait envoi, indiquant la voie dans un énoncé de type viens" (p69).

- Jacques Derrida se réclame d'une pensée messianique. N'est-ce pas indubitable?

- Oui, mais c'est un messianisme sans contenu ni horizon. Pour les besoins de la cause, Didi-Huberman amalgame différentes sortes de messianismes comme il amalgame, par exemple, Schmitt et Agamben, ou comme il amalgame, à travers le syntagme "judéo-chrétien" (non critiqué) le romano-chrétien et l'hébraïque, qui sont pourtant bien différents. Déjà, dans son livre sur Fra Angelico, il confondait les quatre chemins du Pardès de la Cabale et les quatre interprétations des Pères de l'Eglise, qui se situent pourtant dans des logiques bien distinctes. Il faut ce genre d'amalgame pour rejeter Derrida du côté d'une vérité absolue ou d'une métaphysique qu'il a combattue toute sa vie.

- L'enjeu, pour Didi-Huberman, c'est la question de l'image. Il faut qu'elle ne soit que restance et fêlure, que boule de feu, fragile et disparaissante, pour qu'il lui fasse jouer la fonction rédemptrice à laquelle, lui aussi, aspire. Il n'attend de l'image qu'un salut ponctuel et localisé, mais c'est quand même un salut. Ce choix n'est pas sans prix : il faut ignorer l'autre dimension de l'image, sa fixité, sa pétrification fantasmatique, son affinité avec la marchandise.