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lundi 12 décembre 2011

En faisant de l'acte castrateur de Lorena Bobbitt un mythe, Mary Beth Edelson détruit la singularité de l'événement

  Du 17 novembre 2011 au 23 décembre 1911 aura été présentée à Paris une bien étrange exposition, dont l'écho a été malheureusement trop limité (à la galerie Balice Hertling, 47 rue Ramponeau, Paris 20è). Cette exposition avait pour titre Burn in Hell; et pour l'essentiel son contenu était un livre illustré, La Dernière Tentation de Lorena Bobbitt. Le titre de l'exposition comme celui du livre sont bien ambitieux. Qu'est-ce qui brûle en enfer? Et quelle est cette dernière tentation qu'on voudrait comparer à celle de Jésus? Et pourquoi vouloir faire de ce fait divers une oeuvre d'art qui puisse faire l'objet d'une présentation dans une galerie?


  Voici comment Wikipedia résume le fait divers peu commun qui est à l'origine de l'affaire : John Wayne Bobbitt (né le 23 mars 1967 à Buffalo New York) et Lorena Leonor Gallo de Bobbitt (née en 1970 à Bucay, Équateur) forment un couple américain (mariés le 18 juin 1989) qui s'est fait connaître suite à un fait divers en 1993. La nuit du 23 juin 1993, Lorena Bobbitt coupe le pénis de son mari avec un couteau de cuisine pendant qu'ils étaient au lit dans leur maison de Manassas, Virginie. Elle s'enfuit ensuite avec le morceau tranché qu'elle jette par la fenêtre de sa voiture. La police parvient tout de même à retrouver le morceau qui sera recousu par la chirurgie. Lors de ses déclarations à la police, Lorena déclare qu'elle avait coupé le pénis de son mari parce qu'il se masturbait et qu'il ne voulait pas lui donner d'orgasme. L'accent fut mis aussi sur le fait qu'il était violent, la battait souvent, et l'avait obligée à avorter. Lors du procès en 1994, elle n'est pas reconnue coupable mais est tout de même obligée de passer 45 jours dans un hôpital psychiatrique. John, quant à lui, est acquitté en septembre 1993 d'une plainte pour agression sexuelle sur sa femme. Ils divorcent en 1995, après six années de mariage. John devient acteur pornographique afin de financer son opération. Il tourne dans trois films : John Wayne Bobbitt… Uncut, Buttman at Nudes a Poppin', et Frankenpenis (produit par Benoit Reuze). En 1996, il déménage vers le Nevada, où il travaille dans un lupanar. Il entretient une relation avec Taylor Hayes, une actrice pornographique (qui bénéficiera de sa notoriété). Par la suite, il devient barman, chauffeur de limousine, conducteur d'engins de chantiers… Ruiné, il parie avec Howard Stern pour se faire réagrandir le pénis. L'opération sera plutôt un échec et il reste avec le même sexe.


  Mary Beth Edelson ne lésine pas sur les références à l'histoire de l'art. Profitant de la beauté - indéniable - de Lorena, elle la présente en :
  - Véronique (c'est-à-dire sous forme d'empreinte sur un drap),
  - Salomé - comme si la réduction du pénis était l'équivalent d'une décapitation (mais Mary Beth néglige le magnifique tableau d'Artemisia Gentileschi, Judith et Holopherne),
  - Pieta : le pauvre John sanguinolent, sur ses genoux, n'est pas crucifié mais castré,
  - Kali aux nombreux bras (comme ici), devenue déesse castratrice (elle n'a pas trop de huit bras, comme si le membre repoussait toujours),
  - mante religieuse (non, Lorena n'a pas dévoré son mari)
  - portrait en tondo (allusion plus subtile à une belle forme de la Renaissance).

  Il s'agit d'en faire une idole, un modèle, de l'héroïser par une démultiplication qui rappelle aussi le pop art. Si Marilyn s'était transformée en machine à castrer [comme Lorena apparaît sur certains dessins de Mary Beth], n'aurait-elle pas été, elle aussi, plus heureuse et surtout plus accomplie?

  La représentation du phallus masculin est paradoxale. D'une part, dans quelques dessins, Edelson le ridiculise en le représentant tout petit au creux de la vaste main lorenienne; d'autre part, il est presque toujours en érection. Pourtant lorsque Lorena l'a tranché, John était endormi. Mais un sexe non érigé ne serait pas assez spectaculaire; le petit bout de chair ne serait pas non plus assez masculin. Pour que 100 pénis soient sacrifiés, il faut que ça en vaille la peine! Et pour faire de Lorena une héroïne, il faut aussi faire du pénis de John une sorte de héros (cent fois tranché)!

  Mary Beth Edelson, qui est depuis toujours une militante féministe, ne conteste en rien les clichés habituels qui opposent l'homme à la femme. Probablement ignorante de l'oeuvre de Judith Butler, elle se contente de les inverser. Cette femme n'est pas douce, mais brutale; elle n'est pas attentive à l'autre (comme dans le "care" de Carol Gilligan), mais triomphante; elle n'a ni vulve ni vagin, mais elle est phallique (il suffit de regarder ce dessin d'une certaine distance, et Lorena apparaît dans son érection magistrale). N'y a-t-il pas plus fidèle confirmation de la pensée freudienne? Puisque je ne l'ai pas, je le suis (avec toute son énergie et toute sa violence). Marie Beth s'approprie sans vergogne l'acte de Lorena - et aussi le phallus de John et les structures de pouvoir qui vont avec. En s'identifiant à elle, elle la métamorphose en soldate de la castration, mais ne lui permet pas de récupérer les bénéfices de son acte. De même que Salomé s'était approprié la tête du Baptiste, Mary Beth Edelson s'approprie la dépouille nécessairement flamboyante du mari émasculé.

  Mais que reste-t-il de la véritable Lorena Leonor Bobbitt, née Gallo, dans l'opération? Que reste-t-il de ce moment d'égarement, dont la jeune femme affirme qu'elle n'a aucun souvenir? Que reste-t-il de sa personnalité singulière, de son histoire en Equateur, de ses contradictions, de sa fragilité à elle? Tout cela se dissoud dans une imagerie jouissive mais conventionnelle, qui raffermit et conforte les préjugés les plus ancrés de l'opposition des sexes.

lundi 5 décembre 2011

The Abuse of Beauty, Aesthetics and the concept of Art (Arthur Danto, 2003)

  En 2011, 8 ans après sa parution, ce texte, dont on peut traduire le titre par : "L'injure faite à la beauté" - en reprenant les mots d'un autre Arthur, Rimbaud (que Danto cite) - n'était toujours pas publié en langue française. Il reprend en les développant et les modulant les thèses de trois autres livres : La transfiguration du banal (1981), L'Assujettissement philosophique de l'art (1993), L'Art contemporain et la clôture de l'histoire (1997) - et développe de façon originale un concept très singulier de la beauté.

  Certes, les arts visuels, d'une certaine façon, sont arrivés à leur fin. De plus en plus autoréférentiels, il se sont écartés des grands récits de l'histoire de l'art et de tout développement progressif. Ils se sont rapprochés de la philosophie. Mais cette fin n'est pas un arrêt. On produit toujours autant d'oeuvres (et même de plus en plus); on n'en a pas fini ni avec l'art, ni avec sa transfiguration, ni même avec la beauté dont Danto distingue deux types : la beauté externe banale, courante, celle de l'évaluation esthétique, et la beauté spirituelle, qui n'est pas la conséquence des sensations ou des sentiments, mais l'effet de la pensée. Cette dernière beauté, et elle seule, est interne à l'art.

  Vers 1915, un événement majeur s'est produit. Les avant-gardes ont commencé à rejeter la beauté du côté d'une morale dépassée. L'art s'est dissocié du Beau traditionnel (harmonieux), qui était associé au Bien et au Moral. Dada s'est affirmé comme un mouvement intraitable, absolument incompatible avec la beauté. Il a ouvert la voie à des formes d'art où pouvaient avoir leur place aussi bien le dégoût que des modes d'esthétisation souvent méprisés jusqu'alors (le pop art).

  Pourquoi allons-nous dans les musées? Pour mettre, par les oeuvres, nos vies en perspective. Leur beauté interne naît de l'interprétation qui est faite de ces oeuvres ou du sens qui leur est attribué, cette signification que Danto dit incarnée. La puissance de l'oeuvre tient à la vérité qu'elle exprime. Quand elle se présente à la sensibilité, elle peut produire cette beauté éventuellement dissonante, à ne pas confondre avec la beauté esthétique (externe), ni avec la beauté perverse qu'exploitent certains profiteurs de la misère humaine.

jeudi 1 décembre 2011

L'art contemporain et la clôture de l'histoire (Arthur Danto, 2000)

On trouvera ici une série de propositions obtenues à partir de ce recueil de conférences. Arthur Danto y développe la théorie de la fin de l'art qu'il avait proposée dans ses précédents textes, La transfiguration du banal et L'Assujettissement philosophique de l'art. Il se montre, d'une certaine façon, moins hegelien et plus lyotardien. Si l'art arrive à une certaine clôture (qui n'est pas ni une disparition, loin de là), ce n'est pas parce qu'il accède à une totale compréhension de lui-même, c'est parce que les récits qui structuraient son histoire sont abandonnés. Cette fin de l'art est plutôt une fin de l'histoire de l'art, qui se traduit par une prolifération des oeuvres. Le critique d'art ne peut plus s'appuyer sur des raisonnement généraux, et doit désormais examiner chaque oeuvre selon ses propres termes, sans qu'un type d'art ne réponde plus qu'un autre à un impératif historique. La prévalence de certains genres, comme la peinture ou la sculpture, est elle aussi abandonnée. Tous les médias et pratiques se retrouvent au même niveau dans le vaste conglomérat des arts visuels : installations, interventions, performances, arts de la perturbation, vidéo, photographie, art numérique, bande dessinée, mixed media, land art, body art, object art, artisanat ou tout ce qu'on voudra. C'est ce qu'on appelle l'art contemporain, cette période de liberté totale, d'entropie esthétique et de désordre informationnel.

Depuis les années 60, tout est possible, on peut faire n'importe quoi, c'est devenu un lieu commun. L'époque de l'art, qui selon Vasari avait commencé vers 1400, se termine selon Danto vers 1980, avec le Pop Art. Le modernisme à la façon de Greenberg a préservé quelque temps un désir de pureté. Cela correspondait à une époque (1880-1965) où l'on était à la recherche de fondements. La tyrannie du goût s'est encore imposée quelque temps, en privilégiant le médium ou le coup de pinceau. Mais ensuite, irréversiblement, l'avenir s'est ouvert. Même le carré monochrome a changé de signification. Il a bien fallu que les musées s'adaptent à ce contexte postnarratif où la culture populaire accédait, elle aussi, au grand art. L'expressionnisme abstrait s'est effondré dans la pratique, tout en s'accumulant dans les collections.

Pourquoi suis-je une oeuvre d'art? Plus personne ne peut répondre à la place de l'oeuvre elle-même, seule porteuse de la conscience de soi.