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dimanche 10 juin 2012

Elections, de la démophobie, par Marc Crépon (2012)

  On peut considérer ce texte comme une défense de la démocratie, contre les dictatures bien sûr, mais aussi contre cet autre ennemi plus sournois, moins déclaré, que Marc Crépon appelle la "démophobie". Les démophobes se prétendent les premiers défenseurs de la démocratie, mais contre qui? Contre le peuple. Ils vivent le peuple comme une menace. N'est-il pas inculte, instable, incompétent? Ne réagit-il pas en fonction de ses intérêts et de ses affects? Bien que la démocratie soit, en principe, faite pour lui, le démophobe se croit qualifié pour la protéger contre lui. De l'extrême-gauche (Badiou) à la droite (Alain Finkelkraut) et à l'université (Bernard Stiegler) en passant par Nietzsche, la démophobie au sens de Marc Crépon traverse tous les courants de pensée. Mais l'ambition de ce texte ne se limite pas à une dénonciation des "démophobes". Il pose une question plus large et plus difficile. Où commence et où finit la démocratie? Le pouvoir n'est jamais détenu par le peuple, mais toujours confisqué par une oligarchie que son savoir, sa compétence, l'intérêt national, etc..., sont supposés légitimer (avec l'onction du vote). Face à cette oligarchie, le peuple (au sens plébéien) ne serait rien s'il ne pouvait contester, critiquer, résister. Cette possibilité ne tient pas seulement à un partage résultant d'un rapport de force (comme le soutient Jacques Rancière); elle dépend du fonctionnement d'institutions subordonnées à certains principes qu'on peut qualifier de transcendants - même si Crépon n'utilise qu'une seule fois ce mot : justice, égalité, et surtout hétérogénéité constitutive de l'Un souverain. Ici Marc Crépon rejoint l'un de ses thèmes favoris : dans la démocratie, ce qui doit être, selon lui, partagé, ce sont les idiomes singuliers, ces inventions imprévisibles qui font irruption en des lieux inattendus, non programmés. Car ce qui fait peur dans la démocratie, ce qui la rend redoutable et scandaleuse, c'est que n'importe qui, indépendamment de sa naissance, son âge, son intelligence, son savoir, sa compétence supposée, puisse faire entendre sa voix. Les démophobes ne supportent pas ce type de souveraineté populaire, qu'ils confondent avec l'abêtissement, l'ignorance ou la manipulation. Ils considèrent les faibles et les pauvres comme des mineurs perpétuels dont il faut se protéger. Tout ce qui vient perturber les hiérarchies traditionnelles leur semble dangereux, y compris la technologie. Mais celle-ci, comme la démocratie, est toujours ambiguë. Comme le pharmakon derridien, la démocratie peut être jugée bonne ou mauvaise selon le moment ou le point de vue. Elle peut opérer comme un remède et aussi comme un poison. Elle est mixte. D'un côté, le pouvoir est toujours exercé par une oligarchie, mais d'un autre côté, la possibilité d'une contestation dans l'espace public reste toujours ouverte. La démocratie doit donc être défendue contre ses ennemis et aussi contre les démophobes qui s'en réclament - car l'expérience montre que quand la peur du peuple s'organise, se structure, elle peut conduire à un démocide.

  Ceux qui critiquent les défauts de la démocratie doivent aussi mesurer les risques que comporterait sa disparition ou son auto-destruction. On a vu dans les révoltes de 2011 que la démocratie pouvait être objet de désir, qu'on pouvait choisir de mourir pour elle. Ceux qui n'ont rien d'autre à mettre en commun que leur liberté ne veulent pas être comptés pour rien. Ils refusent d'occuper la place qu'on leur a assignée, exigent leur part dans les institutions politiques. Le régime politique sort de ses gonds. Il montre son hétérogénéité, son ouverture. Car la démocratie, par essence, est traversée par la pluralité. Elle n'est réductible à aucune identité, aucune appartenance, aucune allégeance. On ne peut pas la programmer. Elle peut toujours faire irruption de manière incalculable.