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dimanche 24 février 2013

"Fors, Les mots anglés de Nicolas Abraham et Maria Torok" - Préface à "Cryptonymie, le Verbier de l'Homme aux Loups" (Jacques Derrida, 1976)

  Ce texte d'environ 70 pages est une préface au livre de Nicolas Abraham et Maria Torok dont on trouvera la table des matières ici. Son titre, tel qu'il apparaît en page de garde, est Fors, mais on trouve un peu plus loin un sous-titre rarement cité : Les mots anglés de Nicolas Abraham et Maria Torok. Il est divisé en trois parties :

p12 : 1. Les lieux.
p25 : 2. La mort (l'atopique).
p53 : 3. Le chiffre (mortgage).

  On connaît les réserves de Jacques Derrida sur les préfaces. Il en a pourtant écrit deux pour Nicolas Abraham et Maria Torok, "Fors" et "Moi - la psychanalyse", publiée en 1979 à l'occasion de la traduction en anglais d'un article de Nicolas Abraham, "l'Ecorce et le Noyau", qui avait déjà été publié en français en 1978 dans un livre, lui aussi intitulé L'écorce et le noyau. Ces deux préfaces constituent à elles deux un hommage posthume et un témoignage d'amitié à l'égard de Nicolas Abraham, mort en 1975 à la suite d'une opération à coeur ouvert.

  Fors est l'un des rares écrits où Derrida n'analyse pas le texte d'un auteur à partir d'un élément apparemment secondaire, d'un détail, selon sa stratégie habituelle de déconstruction. Il s'y livre au contraire à un commentaire direct, une "présentation" de l'oeuvre de Nicolas Abraham et Maria Torok, dont il semble reprendre à son compte la trame et plusieurs concepts : crypte, allosémie, anasémie, fantôme. Même s'il interroge certaines distinctions - par exemple l'opposition entre incorporation et introjection - il affirme une proximité et contiguité avec la pensée des auteurs. Cela fait de cet écrit une voie d'accès privilégiée à son rapport à la psychanalyse.

  Derrida précise, dès le début du texte, que ses trois parties (les lieux, la mort, le chiffre) sont le même de la crypte. On ne peut ni les dissocier, ni les hiérarchiser. Toutes trois ont rapport au lieu selon une logique qu'on pourrait sous-titrer : le lieu/non-lieu, l'atopique, une tout autre topique. De quel lieu s'agit-il? On pourrait dire : le lieu de l'inconscient si ce mot, inconscient, ne présentait pas certaines résonances métaphysiques que le mot crypte, ou son concept, tel qu'il est présenté ici, permet d'éviter. Car la crypte requiert une autre topique, une topique toute autre par rapport à celles qui ont été proposées par Freud, une topique qui ne puisse pas se ramener à un système d'oppositions du type conscient / préconscient / inconscient ou moi / Ça / surmoi, mais dont les faces soient multiples, anguleuses et fracturées [ce qui explique le sous-titre choisi pour Fors]. Cette crypte se constitue par effraction, en enfermant l'autre [l'hétérogène, le refoulé, le mort, le mot-chose ou le fantasme interdit] dans un lieu interne, à la fois enclavé et exclu. C'est ici que le lieu rejoint le hors-lieu, le topique rejoint l'atopique. En ce lieu clos (for intérieur), la chose innommable qui est tenue secrète, gardée, mise à l'abri, est un dehors (for extérieur). Toutes les ambiguités du mot "for" sont mises à l'épreuve : instance judiciaire, tribunal externe, mais aussi conscience, autorité intérieure.

  Comme l'incorporation, ce deuil raté, cette maladie du deuil qui a été le point de départ d'Abraham et Torok, la crypte est muette, silencieuse. En ce lieu de jouissance où la jouissance est interdite, des marques parasitaires, figées, ne peuvent se dire qu'en allosèmes (des mots associés ou cryptonymes), sous forme de tableau vivant [comme dans un rêve] ou de récit [comme dans la cure analytique]. Il faut passer par des homonymes et synonymes, un itinéraire anguleux, comme Abraham et Torok l'ont fait dans leur Verbier pour l'Homme aux loups de Freud. On y découvre des mots idiomatiques, plus d'un nom propre fétichisé, associé à des scènes d'inceste, de trauma ou de séduction, mais ces noms, qui semblent occuper la place d'un premier mot ou objet, ne se donnent pas comme tels. Ils restent introuvables, pris dans une structure anasémique - en rapport avec un impensé, un non-présent, un autre lieu auquel on ne peut pas avoir accès.

  Avec tous les analystes de l'Homme aux loups qui les ont précédés ou les suivront, Abraham et Torok ont produit une oeuvre de langue, un poème. En s'intéressant aux fantômes qui, depuis l'autre (le parent d'une autre génération, le secret de famille inconnu) hantent le sujet, ils ont contribué à définir une autre sorte de deuil (impossible) où le mort ne serait pas détruit comme autre. Ce deuil-là ferait craquer les figures de la croyance, et aussi les frontières entre incorporation et introjection.

mardi 5 février 2013

Nous n'avons jamais été modernes - Essai d'anthropologie symétrique, par Bruno Latour, 1991

  Dans ce texte, Bruno Latour désigne par modernité deux ensembles de pratiques entièrement différentes :
- la séparation entre les "humains" d'une part, les "non-humains" de l'autre, par un processus de purification qui suppose deux zones ontologiques absolument distinctes - d'un côté les sujets et les citoyens, et d'un autre côté les objets et les choses. Avec cette séparation, doublement instituée par la science et la philosophie politique (Boyle et Hobbes), la modernité s'est donné sa Constitution.
- la création, par traduction, médiation ou mise en réseau, d'hybrides nature-culture entièrement nouveaux. Ces quasi-objets lient en une chaîne continue les stratégies savantes, scientifiques, économiques, politiques, sociales, etc... Leur prolifération, souvent vécue comme désenchantement et déculturation du monde, entre en contradiction avec la coupure totale postulée entre humains et non-humains.

  En traçant une ligne de démarcation entre l'humain et le reste, on a inventé le non-humain, et aussi un genre spécial de Dieu capable de légitimer les paradoxes de la Constitution moderne qui affirme à la fois l'immanence et la transcendance de la nature et de la société. Quand on peut devenir athée tout en restant religieux, quand on peut affirmer dans le même mouvement que l'homme est libre et que la société est soumise à des lois, que la nature dépend de règles inflexibles mais qu'on peut la dominer, quand la société se présente comme à la fois laïque et spirituelle, on peut se croire invincible - et le monde entier, ravalé au rang de pré-moderne, a fini par le croire.

  Mais aujourd'hui, la coupure ne tient plus. Si l'on abandonne le postulat humaniste, on n'est plus moderne - ou plutôt on ne l'a jamais été, car tout le passé, reconsidéré à partir des hybrides, se met à changer. L'invincibilité des modernes, qui reposait sur leur double langage critique, est mise en question. Toutes les natures-cultures sont mises sur le même plan. Avec la crise écologique, la nécessité de tenir compte et des choses et des gens (à égalité) s'impose. Il faut une nouvelle constitution qui renonce aux clivages de la modernité, une constitution où le travail de médiation, de délégation et de traduction conduirait à une production réglée, démocratique, des hybrides.

dimanche 3 février 2013

Ouvrir Venus (Georges Didi-Huberman, 1999)

 
  Selon Kenneth Clark, les Grecs de l'Antiquité auraient introduit une nouveauté radicale dans la représentation du corps : en détachant le Nu idéal (esthétique, cultuel, répondant à certains canons de proportion du corps) de la nudité courante (usuelle, inesthétique, non conforme aux canons), ils auraient produit une forme idéale dont les artistes de la Renaissance se seraient inspirés. Dans ce texte, Georges Didi-Huberman prend le contre-pied de cette thèse. A partir de tableaux de Botticelli où des figures nues sont représentées : La Naissance de Vénus, Mars et Vénus, La Déploration du Christ, La Calomnie d'Apelle, Histoire de Nastagio degli Onesti, il soutient que la nudité en art se présente toujours sur le fond d'une menace, d'une inquiétude, voire pire : d'un sentiment d'horreur et de cruauté. Aby Warburg soulignait déjà l'empathie produite par la Vénus botticellienne. On peut soutenir à sa suite qu'il n'y a pas de nu sans pathos.

  Quel est le trait ontologique fondamental de la nudité? En se déshabillant, en retirant ses vêtements, on enclenche une opération désirante qui ne s'arrête pas là. Quelque chose se montre, est rendu visible, mais il reste autre chose qui se dérobe et ouvre vers un monde secret. Le spectateur est suspendu à ce glissement, cette provocation. Une autre ouverture déconcertante, inconvenante, se cache derrière la première. Pour penser ensemble la beauté d'un corps visible et la blessure qui l'ouvre, il faut un travail psychique : renoncer au toucher, au contact corporel, aux fentes, aux poils et aux imperfections. L'harmonie se construit sur ce fond conflictuel, qui implique l'humiliation de la personne nue, le sacrifice de la chair, la profanation et la souillure du corps, l'angoisse de la vulve ouverte, l'effraction de la peau, l'effroi devant la castration.

  Même dans l'art le plus élaboré, on ne peut ni séparer la forme du désir ni déculpabiliser complètement la nudité sexuelle. Il y a toujours de la sensualité dans la beauté, du désir inconscient dans la représentation. C'est cette nudité-là qui fait surgir l'objet du désir comme investi par le regard. En ouvrant le corps, elle met l'être en mouvement, sur un fond d'horreur et de cruauté.