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jeudi 30 mai 2013

"Tubes", La philosophie dans le juke-box (Peter Szendy, 2008

  On peut résumer ce texte court mais dense par la formulation suivante :  L'inouï du "tube", c'est qu'il noue le singulier et le banal, l'unique et le cliché, l'incomparable et l'interchangeable, la psyché et le marché.  

  Qu'est-ce qui fait que nous puissions être hantés, obsédés par une chanson, même si nous ne l'aimons pas, même si nous la ressentons comme un virus et un parasite? Comment se fait-il que nous ne puissions pas nous empêcher de l'entendre, de la ressasser dans notre for intérieur? Selon Peter Szendy, il faut pour cela que le "tube" soit à la fois suffisamment banal pour parler à tout le monde, et aussi suffisamment singulier pour que chacun puisse y reconnaître une scène familière. Il devient alors une sorte de fétiche, d'objet autonome. En parlant d'elle-même, la chanson nous entraîne dans un cercle auto-interprétatif et auto-désirant, une quête qui a, pour chacun d'entre nous, à la fois un goût de répétition (le lieu commun, le poncif, la rengaine) et la saveur de la première fois. Elle nous invite à rentrer dans un univers à la fois stable, stagnant (le refrain), absolument quelconque, où toute nouveauté semble impossible, en y éprouvant la possibilité d'une reprise singulière, extraordinaire, d'une irruption qui est aussi une interruption de la vie courante, un accès au plus caché de soi. Dans cette expérience possible/impossible, chacun retrouve solitairement ce qu'il gardait de plus secret.

  Cette "logique des tubes" est aussi à l'oeuvre au cinéma, soit parce que des "tubes" y sont intégrés, comme dans On connaît la chanson d'Alain Resnais, soit parce que la structure même du film est celle du "tube". Lorsque par exemple M. le Maudit (Fritz Lang, 1931) fredonne Dans l'antre du roi de la montagne (Peer Gynt, musique d'Edvard Grieg) à chaque fois qu'il commet un meurtre, c'est le signe d'une compulsion, d'une perte de contrôle à laquelle il ne peut résister. Ce fétichisme du "tube", Alfred Hitchcock le porte à son comble dans plusieurs films (Trente-neuf marches, L'Ombre d'un doute, Une femme disparaît) où il le transforme en véhicule télépathique, en moteur ou déclencheur d'aveux, d'affections à distance, d'anamnèses ou de refoulements.

mardi 21 mai 2013

Discours sur la légitimation actuelle de l'artiste (Paul Audi, 2012)

On trouve dans ce remarquable petit texte rédigé sur la base d'une communication prononcée en novembre 2010, deux thèses distinctes et contradictoires.

A/ Quoiqu'en disent les artistes, il leur est impossible de se légitimer eux-mêmes en tant qu'artistes. Seule une instance extérieure, l"art-et-la-culture" (c'est-à-dire l'ensemble des systèmes médiatiques et institutionnels qui encadrent la fonction sociale de l'artiste) peut leur apporter cette légitimation.
  Toutes les définitions de l'artiste conduisent au même type de circularité. D'une part, l'artiste se veut souverain, autonome, il ne peut s'autoriser que de lui-même; d'autre part, il faut qu'une instance le légitime, et aucune autre instance que l'art et la culture ne possède une légitimité suffisante pour cela. Cette circularité ne doit pas étonner, car c'est celle du principe d'autorité lui-même. "L'autorisation autorise l'autorité", dit Jean-François Lyotard. De la même façon, l'"art et la culture" édictent la norme qui les autorisent eux-mêmes, dans leur pleine souveraineté, à édicter la norme. Il en résulte d'une part l'artiste, qui ne peut s'imposer sur la scène que par un acte violent, performatif et normatif, et d'autre part l'oeuvre d'art, syntagme lui-même circulaire.
  Depuis que les règles du métier ont perdu la capacité de définir le peintre ou le sculpteur (vers 1802, quand Schelling a publié la Philosophie de l'Identité, peu d'années après que le mot "artiste" ne soit entré en France dans le langage officiel), ce n'est plus la teneur de l'art qui compte, mais la subjectivité individuelle de l'artiste, son originalité et sa singularité. Mais qui juge de cette subjectivité? L'"art et la culture", cette instance qui déborde l'idée romantique de l'art.
  Pour s'affranchir de toute instance extérieure, l'artiste doit s'affirmer lui-même, se légitimer soit par son style de vie (Beuys), soit par sa puissance créatrice ou performative. Par cet acte, il devient artiste et aussi, selon Marcel Duchamp, anartiste. Le préfice "an", apparemment privatif, précède ironiquement mais vigoureusement la ferme revendication du statut d'artiste. Qui peut garantir le succès de cette opération quasi-démiurgique, "Ceci est de l'art"? Personne. Ou plutôt : seule une instance collective et impersonnelle, l'"art-et-la-culture", détient ce pouvoir de reconnaissance - qu'elle peut accorder ou retirer à tout moment. Dans chaque oeuvre, le concept de l'art est ainsi mis en relief, en abyme et en crise. Chaque fois l'artiste pose la question de l'essence de l'art, qui reste toujours indécidable.
  Le paradoxe atteint son comble quand l'"anartiste" qui prétend dénoncer le système de l'art, multiplie les compromissions qu'il fait mine de réprouver. Son autonomie d'artiste dénonciateur n'est alors que le moyen par lequel il se soumet sans limite aux règles de l'art-et-la-culture.

B/ Il existe pourtant un critère qui qualifie l'artiste comme tel : sa responsabilité. S'il arrive à répondre de son activité créatrice, sur les plans éthique, esthétique et politique, alors il peut trouver en lui-même sa légitimité.
  Qu'est-ce qui peut, aujourd'hui, légitimer la qualification d'artiste? Comment peut-on à la fois soutenir que l'art est autonome, ne dépend que de lui-même, et exiger une reconnaissance de la part d'une instance collective et impersonnelle, l'"art-et-la-culture"? Les "artistes" inventent différentes stratégies pour répondre à cette question impossible mais, quelles que soient leurs dénonciations, leurs indignations et leurs critiques, ils ne peuvent pas éviter de se soumettre aux règles du jeu de l'industrie culturelle ou de la société du Spectacle. Désormais les révoltes les plus audacieuses fusionnent avec le conformisme le plus plat. Plus aucune différence ne sépare le scandaleux du conventionnel.
  Mais alors que faire? Si la critique participe du système de la Culture, "existe-t-il un critère qui puisse jouer le rôle d'instance non critique de légitimation"? demande Paul Audi. Peut-on trouver un principe indépendant de toute hiérarchie de l'art, de tout système de valeurs? La responsabilité de l'artiste a cette particularité d'être à la fois esthétique et éthique, d'être esth/éthique. Elle ne vient pas de l'extérieur, mais de l'artiste lui-même. Il ne prétend pas à la reconnaissance, mais se montre seulement soucieux de répondre de ce qu'il exige de soi : son acte créateur. Le commandement éthique de cet artiste d'un nouveau genre ne le conduit pas à trouver une voie nouvelle pour l'avenir de l'art, mais une possibilité nouvelle pour la vie. En faisant oeuvre, il donne à la vie en tant que telle plus de vie encore, plus de puissance, plus de survie.

  Défendre le principe de la création n'est pas seulement un acte éthique et esthétique, c'est aussi un acte politique.

lundi 6 mai 2013

"Du droit à la justice", premier texte compris dans le recueil "Force de loi" (Jacques Derrida, 1994)

  Curieusement, la table des matières de ce livre de 147 pages donne des numéros de pages erronés. Comment interpréter cette erreur? Je n'ai pas encore trouvé d'explication.

  Le premier texte, Du droit à la justice, a été lu à l'ouverture d'un colloque organisé à la Cardozo Law School en octobre 1989. Jacques Derrida a lu lui-même ce premier texte en langue anglaise, tandis que le second du recueil (Prénom de Benjamin) a été lu par Saul Friedlander (toujours en anglais, semble-t-il) à un autre colloque auquel il ne participait pas. Derrida insiste sur ce point. Bien que le texte ait été écrit en français, il en lit la traduction. Il a écrit par avance une phrase qu'il prononce d'abord en français "C'est pour moi un devoir, je dois m'adresser à vous en anglais", puis en anglais. Pourquoi cette obligation, et cette insistance sur la question des langues? S'il faut s'exprimer dans la langue de l'autre, est-ce seulement pour se faire comprendre [car l'autre est présupposé ne comprendre que sa propre langue]? Pas seulement. Il est des expressions idiomatiques qui ne peuvent se dire qu'en anglais : to enforce the law, to adress (verbe intransitif). Les dire en anglais, c'est s'inscrire d'emblée dans la singularité de l'idiome.
    - Appliquer la loi, en anglais, c'est faire allusion à une force interne qui, bien qu'elle puisse être jugée injuste, injustifiable, est au commencement de la justice. D'où vient cette force auquel le droit doit nécessairement en appeler? Qu'est-ce qui la légitime? Rien d'autre, dit Derrida, que la croyance. L'autorité des lois repose sur un acte de foi. Elle tient à l'exercice même du langage "au plus intime de son essence", c'est-à-dire en ce lieu où s'exerce, pour employer une formulation de Montaigne, le fondement mystique de l'autorité.
     - Adresser une question, en anglais, c'est s'y impliquer, ouvrir une problématique. Pour la déconstruction, la justice est un problème essentiel, tellement essentiel que Derrida avance la formule : La déconstruction est la justice. Pourquoi? Parce que la justice se situe hors et au-delà du droit, en ce lieu ni légal ni illégal où la loi est fondée. La déconstruire est une expérience de l'impossible et aussi la seule façon de refonder et transformer le droit. Il faut la justice, mais ni la déconstruction, ni la justice ne sont jamais présentes. On ne peut les adresser qu'indirectement, de manière oblique. Il n'y a pas de justice sans l'expérience de l'aporie. Elle pose des problèmes infinis, alors qu'on ne peut adresser que des cas particuliers, singuliers, selon des règles nécessairement limitées. Toute décision juste fait l'épreuve de l'indécidable : il y a en elle une incertitude de principe, un grain de folie dont elle garde les traces.

  Pour faire la loi, il faut un coup de force, une violence performative et interprétative, sans la garantie d'aucune législation ni d'aucun droit antérieur. Un acte de ce type, interne à la loi, se produit chaque fois qu'on agit par devoir ou respect de la loi. Comme il n'existe aucune règle pré-établie qui pourrait s'appliquer à une situation unique, il faut inventer, chaque fois, une nouvelle règle, dans un idiome correspondant à la singularité de l'autre. C'est chaque fois un acte illocutionnaire, une différance, une décision irremplaçable, une affirmation de signature qui s'impose dans l'urgence et déconstruit toutes les partitions qui instituent le sujet humain (adulte/enfant, homme/femme, humain/animal, etc...) [car la justice ne s'arrête pas à ces partitions]. Notre responsabilité à l'égard de l'animal et du végétal, comme à l'égard de l'enfant, est illimitée, incalculable, toujours en excès.

  Par rapport à la justice, la responsabilité de la déconstruction est double : rappeler, en plus d'une langue, l'histoire, les fondements et les présupposés de ce concept; déconstruire aussi tous les concepts connexes : sujet, volonté, personne, décision, moi, etc...

  En contribuant à la transformation du droit, la déconstruction ouvre la possibilité de l'avenir.