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mercredi 30 octobre 2013

Sur "La vie d'Adèle", film d'Abdellatif Kechiche (2013) : la bouche-hymen

Analyse critique reprise de cette page de l'Orloeuvre.

   De nombreux critiques ou spectateurs ont été impressionnés par les scènes d'amour de ce film - plutôt longues, complaisantes et d'un réalisme assez contestable, mais le plus saisissant, le plus impressionnant, le plus marquant, ce sont les scènes de bouche : cette bouche qui mange, avale, lèche, suce, goûte, râle, cette bouche qui parle, demande, supplie, exige, crie le désir comme le désarroi, cette bouche qui engloutit, qui absorbe, qui avale, incorpore, accomplit sa tâche sans passer par aucun intermédiaire, aucune médiation, cette bouche directement expressive, ce trou humide et mobile par où ça rentre et ça sort, sans direction ni orientation, cette bouche qui brouille toute distinction entre ce qui mange et ce qui est mangé - cette bouche-spaghettis, cette bouche-huîtres, cette bouche-morve, cette bouche incapable de retenir complètement la salive, cette bouche dans laquelle le plaisir est inséparable du dégoût, c'est cette bouche-là, celle d'Adèle, qui est le coeur vivant du film.

  Entre Emma et Adèle, le rapport est structurellement inégalitaire, pas seulement à cause de leur différence d'âge (quelques années) mais par leur rapport à la bouche. Il est aussi dissymétrique, car la bouche d'Emma fonctionne très différemment de celle d'Adèle : elle idéalise, elle spiritualise. Ce n'est pas pour rien qu'Emma se présente un moment comme celle qui enseigne à Adèle la philosophie. La parole d'Emma fait sens, elle est faite pour être entendue, pas pour rester dans la bouche. Mais ce qu'Adèle entend n'est pas de l'ordre de l'idée : c'est de l'ordre de l'absorption, de la digestion, de l'incorporation à soi, de la transmutation. Son appareil auditif est une extension de l'appareil buccal : il transforme en autre chose, quelque chose qui ne peut en aucun cas se réduire à une pensée ou une idée.

  Sans doute est-ce ce rapport dissymétrique qui finit par devenir insupportable à Emma. Emma préfère les filles, c'est un choix sexuel, pas un geste vorace. Emma est une artiste cultivée, qui défend vigoureusement sa position d'artiste, mais se trouve désarmée devant une exigence d'absorption insatiable qui, justement, ne porte pas sur ces contenus de pensée. Tandis qu'Adèle se jette sur Emma comme un bébé sur sa tétine ou sa sucette, Emma déteste se trouver ravalée à la position d'une mère nourricière. A partir de là leur séparation est inéluctable : c'est une nécessité de structure.

  La réticence d'Adèle devant ce qu'on appelle conventionnellement chez Freud la sublimation est l'une des énigmes du film. Pourquoi refuse-t-elle tout échange de type artistique et préfère-t-elle le métier d'institutrice, le lien direct avec des enfants qui apprennent à lire, écrire, parler, directement sur sa bouche? Pourquoi ces grands noms d'auteurs, ces livres, ces institutions, ces commentaires savants, ne produisent-ils chez elle qu'indifférence, dédain, pour ne pas dire franchement rejet ou mépris?

  Tant qu'Adèle était au lycée, qu'elle discutait avec ses copains, elle s'intéressait à la littérature. Mais dès qu'elle a choisi Emma (cette artiste), elle y renonce. Tout se passe comme si elle n'était pas lesbienne en général (une personne de sexe féminin décidée à chercher une partenaire dans cette catégorie-là, dont elle partagerait certains éléments communs), mais amoureuse d'une fille, une seule, insubstituable et unique. Peut-être le lieu, la date, le moment et les circonstances de la rencontre se sont-elles inscrites en elle de façon si indélébile qu'elle ne peut pas s'en détacher. Car Adèle reste étrangement indécise dans la décision. Elle a choisi Emma d'un seul coup, une fois pour toutes, et ne peut pas revenir sur cette prise de décision qui s'est faite en-dehors d'elle, par une instance à la fois intime et étrangère qu'elle ne maîtrise pas. Mais tandis qu'Emma s'est socialisée comme lesbienne, intégrée dans les milieux de l'art où elle cherche à réussir, à faire carrière, Adèle reste comme arrêtée sur ce moment du choix-non-choix. Il y a toujours en elle un impératif d'autant plus fort qu'il est indécis, qui ne passe pas par la pensée mais par un corps-peau où son "propre" corps ne se distingue pas de celui de l'autre. On peut relire sous cet angle les "scènes de sexe" en ignorant quelques artefacts qui les font trop ressembler à des films pornos (le son trop fort, les râles surajoutés, les claques et les frappes trop marquées). Ces deux corps s'auto-affectent de peau à peau (on s'embrasse sur les lèvres, pas sur la langue), sans distance ni ouverture. Mais tandis que pour Adèle c'est une auto-initiation toujours répétée par un autre soi, pour Emma c'est un rituel sexuel codifié. Les mêmes gestes ne recouvrent pas le même désir, une distinction qu'on retrouve dans la vie de couple où c'est Adèle qui fait la cuisine, entretient le quotidien, fourre les bouchées vulvaires de toutes sortes de farces, tandis qu'Emma mène sa barque dans le monde. Leur hymen est toujours double et divisé : à la fois union et désunion, partage et dissémination.

  Que faire d'une fille, d'une amante, qui reste irréductiblement buccale, sans dépasser ce bord où le sujet s'énonce et disparaît? Que faire d'une fille qui peut être, à chaque instant, attirée par une autre bouche, y compris celle d'un homme, si elle se sent seule ou abandonnée? Emma est lesbienne par désir mais aussi par doctrine. Pour elle les hommes sont menaçants, la fille qui se donne à eux est une pute. Mais Adèle est étrangère à ces positions. Elle aime Emma parce que c'est Emma. Si elle n'a pas d'homme dans sa vie (malgré son désir d'enfant), ce n'est pas pour garder son corps vierge et intact, c'est parce le corps d'un homme ne pourra jamais déclencher chez elle la même émotion.

  A moins qu'une autre rencontre, unique, la précipite dans une autre aventure? Alors que dans la B.D. qui a inspiré le scénario du film, Adèle (qui s'appelait Clémentine) mourait, Kechiche propose une fin de film où elle se retrouve seule, avançant dans une rue, sur un trottoir dont rien n'exclut [mais rien ne garantit non plus] qu'il puisse conduire à d'autres trottoirs ou d'autres rencontres.

mardi 1 octobre 2013

Béliers - Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème (Jacques Derrida, 2003)

  Ce livre est la publication du texte de la conférence que Derrida a prononcée à Heidelberg, le 5 février 2003, à la mémoire de Hans-Georg Gadamer, après sa mort en 2002 à l'âge de 102 ans. Il lui rend hommage en commentant un poème de Paul Celan auquel Gadamer avait consacré un de ses livres.

Le texte, y compris l'analyse du poème de Paul Celan et de sa dernière phrase, Die Welt is fort, ich muss dich tragen, peut être considéré comme :
     - une introduction à Chaque fois unique, la fin du monde (un livre publié la même année, qui contient 16 hommages à des personnes disparues; Gadamer serait le 17è, si l'"interruption" de ses rapports avec Derrida n'était pas intervenue bien avant sa mort, dès 1981) - comme l'indique Derrida lui-même dans l'avant-propos à ce dernier texte.
     - la suite d'un autre texte consacré à Paul Celan près de 20 ans plus tôt, Schibboleth.

  Il existe un troisième texte consacré à la poésie de Paul Celan dans le corpus de Jacques Derrida : Politique et poétique du témoignage (publié dans le Cahier de l'Herne 2004).
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  On peut lire ce texte en partant de l'interprétation de la dernière strophe, Die Welt ist fort, ich muss dich tragen (Le monde est parti, je dois te porter) du poème de Paul Celan Grosse, Glühende Wölbung (Grande voûte incandescente), telle qu'elle est donnée dans le dernier chapitre du livre. Jacques Derrida y convoque quatre noms propres : Freud, Husserl, Gadamer, Heidegger à partir desquels il interroge la question du "sans monde". Si un monde se retire, s'il disparaît, ou encore s'il n'a jamais été là, il faut que je te porte (dit le poème). Et pourquoi le faut-il? Tout en les prenant partiellement à son compte, Derrida récuse l'une après l'autre les problématiques de Freud, Husserl, Gadamer, Heidegger. S'il en choisit une, elle n'est pas citée. Il semble bien que ce soit celle de Lévinas : avant même l'apparition d'un monde, je suis en dette vis-à-vis de l'autre, je dois le porter. Le rapport à l'autre précède l'ontologie - ce qui permet d'expliquer le grand usage qui est fait, dans le poème, des pronoms personnels (je, tu, il).

  Les mots "responsabilité", "solitude", ne figurent pas dans le poème, et pourtant ce sont eux qui viennent au premier plan de l'analyse. Un poème n'a plus de monde, il est sans monde - comme un mort. Il reste au lecteur ou à l'endeuillé la responsabilité de porter seul ce monde - ou cette absence de ou d'un monde, non pas transitoire, mais définitive.

  Le sujet (subjectum) du poème, de l'oeuvre, n'est ni l'auteur ni le lecteur, c'est le poème lui-même. C'est lui qui dit "je" (pronom personnel), c'est lui qui exige, qui appelle une réponse, une transformation. Il ne décide pas de cette transformation, qui reste indéterminée, mais en saluant l'autre, il le bénit. La bénédiction n'est jamais d'acquise d'avance. On ne peut pas compter sur elle, elle peut se dérober, se transformer en son contraire. Et pourtant elle agit. Et tout en exigeant d'être lu, le poème se protège, se scelle par une signature. Il faut que son secret soit gardé, mais pas trahi. Sa loi paradoxale, c'est que la trace qui est en oeuvre en lui entraîne toujours vers une autre lecture.

  Une autre dimension du poème est son rapport à l'animalité. Un bélier surgit en plein milieu. Il refuse qu'Abraham le sacrifie à la place d'Isaac. Pourquoi serait-il le bouc émissaire? C'est ce bélier (au pluriel) que Jacques Derrida choisit comme titre de son texte : animal-symbole hérité de différentes traditions (le zodiaque, la torah), il réinvente ces traditions, se dissémine, s'impose comme un excès, le reste d'un événement impossible à restituer, une irruption qui se soustrait à toute interprétation globale.