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mercredi 29 janvier 2014

L'évidence du film, Abbas Kiarostami (texte de Jean-Luc Nancy paru en 1992)

 Dans ce livre publié en édition trilingue (français, anglais, persan), Jean-Luc Nancy utilise la formule "évidence du film" à propos de Et la vie continue (film d'Abbas Kiarostami sorti en 1991-92). Après un terrible tremblement de terre, un homme parcourt une zone dévastée pour retrouver la maison d'un ami. C'est un film d'actualité, un film au présent, qui ne commence ni ne s'achève (il commence en-deça de lui et finit au-delà). Le cinéma, selon Nancy (et avec lui la télévision, la vidéo, la photo), s'y affirme par lui-même. Il affirme son essence dans un monde où, sans lui, nous ne sommes plus. Que se passe-t-il? Quelque chose de nouveau au tournant du 21ème siècle, une nouvelle axiomatique dans laquelle la représentation n'occupe plus la position centrale. Il s'agit de prendre acte du fait que le regardeur n'est pas extérieur à la scène, mais à l'intérieur d'une salle obscure, d'une boîte dont l'écran est l'un des côtés. Il pénètre dans un espace, dans un monde. Ce qui nait alors (ou renait), c'est un regard intense qui fait partie du monde où il se porte. Ce regard sans illusion, tourné vers le réel fait venir une prégnance, un nouveau schème de l'expérience par lequel le cinéma remet en jeu notre rapport au monde. Kiarostami entre et sort de ses films, il y bouge, s'y déplace, s'y dédouble, capte les tensions entre hommes/femmes, mort/vie, tradition/modernité. Il nous fait sentir un monde qui tourne sur ses gonds, un monde qu'il pense au présent, sans qu'aucune autorité ne le surplombe.

Le cinéma se distingue des autres arts par un glissement indéfini qui en appelle moins à la signifiance qu'à l'insignifiance. Sa présentation, toujours en mouvement, glisse le long d'elle-même, pour n'aller à aucun mystère ni révélation. Les scènes et les truquages s'emboîtent les uns dans les autres, à perte de vue. Il est emporté dans un défilement sans fin, l'évidence du passage. En lui, le monde se met en mouvement sur lui-même, sans lien fixe d'amarrage. Comme son support (la pellicule ou ce qui la remplace), le film est un milieu de passage, un rapport de la lumière à elle-même qui maintient l'espace en suspens, dans un équilibre délicat. Mise au service des mythes, cette technique les suspend également. Elle ouvre le regard sur une mobilité du monde, un emportement qui, avec sa substance et son sujet, ne s'autorise que de lui-même.

  D'un film à l'autre s'enchaîne ou se fraye une autre façon de faire sens, une façon d'être singulière que, lentement, notre monde apprend de lui. L'image n'est ni le reflet de la vie, ni une copie : elle en est la continuation.