Rechercher dans ce blog

jeudi 29 juillet 2010

La Tour de Babel

Dernier post à propos des Tours de Babel : Les notes prises à propos du livre de même titre co-publié par Pierre Bouretz, Marc de Launey et Jean-Louis Schefer en 2003.

Ces notes ont été regroupées dans une page intitulée : Aucune traduction ne peut réduire la polysémie du mot "Babel"; on ne peut enfermer son étrangeté dans une étymologie.

En hébreu, Babel s'écrit בבל : beth - beth - lamed. Selon certaines traductions de la bible, ce nom aurait été donné à la ville de Babylone au moment où tous les langages ont été confondus "C'est pourquoi on la nomma Babel - car l'Eternel y confondit le langage de tous les habitants de la terre" (Gn 11,9). Cela suppose qu'on rapproche la racine balal, qu'on peut traduire en français par "il confond" (car c'est un verbe d'action), du nom propre Babel. Il ne s'agit pas vraiment d'une étymologie, mais d'un rapprochement, d'une association. Une autre étymologie semble plus crédible. En assyrien, on aurait babilu ou Bab-El (porte du Dieu), ou encore babili (porte des Dieux).
En français, le mot Babel, qui a donné quelques dérivés (babelesque, babélique, babélisme), peut être rapproché de babil, de babillage ou de babiller, qui sont des onomatopées (en anglais to babble, en néerlandais babbelen, en allemand babbeln). On peut aussi le rapprocher de l'italien bambino ou du syriaque babion, qui signifient tous deux "enfant".
-------
Les interprétations traditionnelles du récit partent de la définition d'une faute : une collectivité qui parle d'une seule voix, affirmant une unité sans faille, un avenir clos, une volonté de se faire un nom, un pacte avec la matière ou avec la chose scellée, une perte de la capacité de nomination, etc.... Elles supposent que Dieu a un but à atteindre par le biais d'une sanction : il faut ouvrir pour chacun le temps d'une histoire, inventer la parole, multiplier les bords du monde, etc...
Mais le texte opère d'abord par la langue. Le nom propre Babel, qui est aussi un nom commun, invite à l'intertextualité. Pour parler, il faut recourir à des tropes et des métaphores; on ne peut pas rester dans un système unique. En clamant le nom de Babel, Dieu déconstruit la tour, interrompt la lignée des Sémites et il impose aussi la loi de la traduction. Ce n'est pas seulement la tour qui est divisée, c'est son nom.

Derrida, la traduction

Toujours dans la continuité de la lecture des Tours de Babel (1985), j'ai ouvert une page sur Derrida et la traduction.

La voici :

La traduction ne peut qu'échouer, et pourtant il faut traduire. Telle est la tension à laquelle on ne peut se soustraire.

1. Les langues sont hétérogènes, extérieures les unes aux autres. Elles ne peuvent faire sens que dans la langue unique de chacun, son idiome, sa monolangue. Mais cet idiome singulier ne se suffit pas à lui-même. Il y a toujours plus d'une langue : les autres langues, et aussi l'autre langue à l'intérieur d'une certaine langue. Cela vaut pour la langue maternelle, pour la poésie et aussi pour la philosophie.

2. Toute langue, tout texte, demande à être traduit. L'oeuvre nous met en dette : Je dois la traduire, et aussi elle est en dette vis-à-vis de nous : Je ne survis que si l'on me traduit. Ce double endettement commande la loi de la traduction : bien qu'elle soit impossible, elle est nécessaire.

3. Entre un texte et un autre s'instaure un contrat absolument singulier, un contrat double comme la loi. Ce qui est à traduire prend la place d'une écriture sacrée aussi intouchable et imprononçable que le nom de Dieu, une écriture qu'il faut déchirer, comme un hymen, pour que le contrat de mariage-traduction soit consommé - afin de laisser naître un enfant [chaque fois l'hymen se reconstitue, on peut traduire et retraduire]. De même que la loi exige d'être lue et déchiffrée et l'interdit, de même le texte sacré doit être respecté, tout en commandant lui-même la transformation sans laquelle il ne serait rien. Il doit donner naissance à un texte proche de lui et aussi autre chose, une invention, une semence aux résultats imprévisibles.

On trouve la même tension dans le texte biblique. Pour interrompre la construction de la tour de Babel, Yhvh la nomme. En la désignant, dans son unicité, par le mot qui signifie confusion, il ouvre la différance et inaugure une alliance.

Avec Ulysse et Finnegans Wake, Joyce a fabriqué une extraordinaire machine d'écriture qui parle plusieurs langues à la fois. Son texte appelle la traduction dans la langue du lecteur, mais traduire effectivement serait l'effacer. La traduction ne garde pas l'oeuvre intacte. En contribuant à sa survie, elle la transforme. Ainsi le texte de Joyce s'écarte-t-il du savoir académique, classique, qui repose sur la notion d'une traduction sans reste. Il rappelle que deux mots dans une autre langue ne peuvent être traduits que par plus de deux mots.

-------

[Autres lectures]

La traduction derridéenne s'apparente à la déconstruction. En philosophie, sa tâche n'est pas la transposition d'un système, d'un sens ou d'un signifié, mais l'invention d'un idiome singulier où de nouveaux concepts peuvent faire irruption - à la façon du hidouch hébraïque.

Derrida, la tour de Babel

Travaillant sur le texte de Jacques Derrida, "Des tours de Babel" (texte de 1985 paru dans Psyche, Inventions de l'autre, tome 1), j'ai été conduit à ouvrir une page intitulée Derrida, la tour de Babel.

En voici le texte, qui permet de circuler dans le thème :
Ce texte biblique occupe une place toute particulière dans les écrits de J.D. Il le dit lui-même : Ce récit n'est pas un récit comme les autres. C'est le récit d'une origine, celle du mythe. La construction est impossible et la déconstruction nécessaire, dit le mythe derridéen [car dans "déconstruction", il y a construction et destruction, c'est-à-dire précisément la logique de la tour de Babel]. Aujourd'hui, une tour de Babel, à quoi ça pourrait ressembler? à une colonne de langues, comme il y a des colonnes d'air, de souffle, de chiffres, de lettres ou de paroles. Elles tournent sur elles-mêmes. Autour de leur verticalité phallique se tisse et se dissémine le texte et ses marges.

La confusion babélienne tient à notre rapport à la langue : 1. Pour donner du sens aux mots, chacun doit traduire les langues qu'il entend en une langue unique, son idiome singulier; 2. Pratiquer une langue, c'est s'ouvrir à l'altérité, à d'autres langues. Il y a toujours plus d'une langue. La tour de Babel tient à cette double injonction, ce double bind. Bien qu'en eux-mêmes, les mots n'aient pas de sens, il faut s'efforcer de comprendre. Le destin de la lettre n'est pas fixé à l'avance. Elle est divisible, elle se dissémine toujours plus, elle fait le grand écart entre parole et écriture, entre nom propre et nom commun.

Dans le récit de la Genèse, Dieu clame son nom, il le divise et le déconstruit (Babel/Yhvh/confusion). En imposant l'arrêt de la construction, il laisse jouer la différance en son nom [propre/impropre]. Le Dieu de Babel [Yhvh] vous le dit : la place du père qui voudrait imposer une seule langue, une métalangue formelle et cohérente, est intenable. il faut traduire en d'autres langues, toujours plus de langues, même si la traduction ne peut qu'échouer.

James Joyce, a voulu prendre cette place. Lui aussi, il a clamé son nom. En écrivant un texte illisible, indicible, inaudible, il a abattu les nouvelles tours. Il a déconstruit par avance la légitimité de toutes les machines de lecture.

La tâche du traducteur (Walter Benjamin, 1923)

Plusieurs pages ont été ouvertes sur le site autour de cet important texte de Walter Benjamin. Sous le titre : La tâche du traducteur est de faire mûrir, dans la traduction, la semence du pur langage, en voici une lecture :

Les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres. Abstraction faite de leurs relations historiques, elles sont toutes, a priori, apparentées. Il y a entre elles un rapport intime, dissimulé, qu'aucune traduction ne peut révéler complètement mais dont témoigne la traductibilité des textes. Dans ce rapport se cache le vrai ou pur langage. Il est impossible de le créer, mais il est possible de le représenter en germe.

Une traduction doit attester de la façon la plus exacte possible de la parenté entre les langues. Elle n'a pas de prétention à l'objectivité, elle ne reflète pas l'original, ne lui ressemble pas. Elle est une mutation, un renouveau du vivant, une modification de l'original même, qui continue à mûrir à travers elle. De génération en génération, les mots changent de sens, les subjectivités évoluent. En traduisant l'oeuvre, on tient compte de ce processus historique et fécond. Ce ne sont pas deux langues mortes qui sont mises en relation, c'est la parole de l'écrivain qui poursuit son enfantement. L'enjeu de la traduction est moins la réception ou la reproduction du texte que sa survie.

Quelle est la tâche du traducteur? Ce n'est pas d'adapter le contenu d'une oeuvre à de nouveaux lecteurs, ceux qui ne comprennent pas la langue d'origine, car l'oeuvre elle-même (l'original) ne s'adresse pas aux lecteurs. C'est de s'acquitter d'une dette : restituer le sens de l'oeuvre. Ce n'est pas une transposition dans une autre langue, c'est une création.

-------

Walter Benjamin utilise le vocabulaire de la vie, de la survie, de la génération, de l'ensemencement et de la procréation. Traduire, c'est comme faire naître un enfant, c'est ouvrir à l'oeuvre un autre monde. Ce n'est pas une transposition, c'est une invention. Le traducteur est libre de la forme qu'il donne à cette invention, mais il est soumis à une double contraite : (1) libérer la lettre en la détachant du sens commun (2) respecter l'original, le garder dans son authenticité, sa pureté, pour ce qu'il est : une écriture sacrée.

samedi 3 juillet 2010

Sur le langage en général et sur le langage humain (texte de Walter Benjamin, 1916)

Analyser ce texte dense, subtil et complexe, tenter de le présenter sous forme de propositions, est une entreprise particulièrement risquée. C'est pourtant ce qu'on a essayé de faire dans l'Orloeuvre sous le titre : L'essence linguistique de l'homme consiste en ce qu'il nomme les choses.

En voici le résumé.

Dans son langage, l'homme communique sa propre essence spirituelle. Nous ne connaissons pas qu'un seul langage (car il y en a beaucoup, dans la nature animée ou inanimée), mais nous ne connaissons qu'un seul langage qui nomme les choses, celui de l'homme. En nommant par exemple la lampe, la montagne ou le renard, l'homme se communique lui-même. Les mots ne lui servent pas à désigner ces choses, mais à communiquer avec d'autres hommes. Autrement dit l'essence des choses ne se communique pas par les noms, mais dans les noms. Il n'y a pas un moyen (le mot), un objet (la chose) et un destinataire, il y a une essence spirituelle de l'homme qui, dans le nom, se communique à Dieu.

Si le nom est la plus intime essence du langage, c'est parce que le langage se communique en lui. Le nom résume en lui la totalité du langage. Par le nom, l'homme peut atteindre à la connaissance des choses, à condition qu'il n'en fasse pas un signe ou un jugement répétitif. Dans l'histoire biblique du jardin d'Eden, le langage du serpent est anonyme. Eve et Adam, en croyant accéder à la connaissance, ont choisi le langage impersonnel. Leur faute a été de renoncer au verbe créateur. Les hommes de la tour de Babel ont continué dans la même direction. Ils ont renoncé à nommer les choses. Mais ce n'est pas une fatalité. Bien que la création divine soit achevée, le langage parle encore. La nomination [créative], qui est le pur langage, n'est pas finie. Dieu crée par le Verbe, mais ce langage dont il s'est servi, il le laisse ensuite à l'homme, qui à son tour peut nommer sa compagne.

L'homme est le locuteur du langage, celui qui dénomme. Interpeller, c'est parler dans le nom. D'une part, la nature, laissée à elle-même, est muette et sans nom; d'autre part le langage comme tel est sans contenu, tout entier linguistique, universel, parfait. Il ne communique que sa propre essence. Pour révéler l'essence linguistique des choses - qui ne diffère pas de leur essence spirituelle -, il faut passer du muet au parlant, c'est-à-dire traduire. C'est la tâche du langage humain.