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lundi 1 août 2011

Mal d'archive, une impression freudienne (Jacques Derrida, 1995)

  On trouvera ici les propositions relatives à ce texte, qui cumule un Prière d'insérer, un liminaire (commencement non titré), un exergue, un préambule, un avant-propos, soit 128 pages sur 155, avant d'arriver à des "thèses" qui sont toutes présentées comme des surenchères [comme si l'on passait directement, sans s'arrêter au contenu, d'un en-deça à un au-delà] et précèdent un post-scriptum (thèse supplémentaire, qui surenchérit encore sur les surenchères) de 6 pages. Curieux pour un philosophe qui a consacré de longues pages 20 ans plus tôt (dans La Dissémination) à contester qu'il puisse seulement exister des préfaces. Humour, certes, auto-dérision, jeu, et aussi déclaration sur ce qu'il en est de l'archive, car cette "table des matières" [pour employer un syntagme que Jacques Derrida n'utilise jamais] répète une autre "table des matières" d'un autre livre intitulé Le Moïse de Freud, Judaïsme terminable et interminable et signé Yosef Hayim Yerushalmi, dont Derrida explique (p66) que le texte n'est qu'une longue préface à sa cinquième partie, Monologue avec Freud [où Yerushalmi prend la voix du père de Freud, Jakob, pour interpréter les rapports entre psychanalyse et judaïsme, lesquels pourraient être considérés comme une longue préface au livre de Freud L'homme Moïse et la religion monothéiste, qui serait lui-même un effet d'après-coup des rapports de Sigmund avec son père], lequel monologue surenchérit, d'une certaine façon, en s'adressant directement au père de Freud, sur le propos de l'homme Moïse. Tout semble fait, dans cet ensemble, pour interdire une lecture linéaire, pour briser les temps.

  Le titre de la conférence (ou du texte) a changé après-coup. Au départ, c'était : Le concept d'archive. Une impression freudienne - et finalement le livre s'appelle Mal d'archive, une impression freudienne. Pourquoi le concept a-t-il, dans le titre, été remplacé par le mal? Si la science inaugurée par Freud n'est plus fondée sur la vérité du concept, mais sur l'archive, et si ce bouleversement affecte aujourd'hui toute science (ou tout ce qui se présente comme science), alors le mal d'archive entraîne avec lui l'inadéquation générale du concept. Mais qu'est-ce que ce mal d'archive et quel rapport a-t-il avec Freud? Il a voulu, avec la psychanalyse, ressusciter la trace originelle, unique. Il croyait qu'en la faisant revivre (anamnèse), il guérirait ses patients. Mais ce qui revient, l'archive, n'est qu'une reconstitution, une restitution opérée après-coup par l'archonte. La trace elle-même, comme elle était à la date de son impression, est scellée pour toujours. On ne la retrouvera jamais, pas plus celle qui est refoulée par le patient que celle qui aurait été oubliée ou réprimée par la tradition juive (le meurtre de Moïse selon Freud). Le mal d'archive, c'est que la trace originelle a disparu du document archivé. Quand les spectres ne répondent plus, la déconstruction est inséparable de la restitution. En voulant garder, protéger l'archive, Freud s'est mis dans une position ambiguë. Sa place (celle de l'archonte), est celle d'un lieu d'autorité; mais pour accéder à la première archive, il faut mettre à mort l'archonte et tout ce qui porte la loi. En rappelant ce qu'on croit être l'archive perdue, on met en oeuvre la pulsion de mort; archive et "anarchive" sont liés. Cette position intenable se retrouve dans les concepts de Freud, tous fendus et contradictoires. Et si tout cela vous déstabilise, si tout cela vous semble obscur, n'en soyez pas surpris, car le concept d'archive, après la marque que Freud a laissée sur lui, se laisse difficilement archiver. L'archive garde en elle un poids d'impensé que le patriarche le plus obéissant ne peut lire qu'en l'interprétant, c'est-à-dire en l'inscrivant dans l'avenir.

  Trois thèmes se croisent dans ce texte : psychanalyse, judaïsme, archive. L'ambiguité de l'archive se trouve déjà dans le mot grec arkhè : commencement et commandement. Si on met l'archive en ordre (commandement), c'est parce qu'elle s'oublie (commencement) à l'instant même où on l'archive (hypomnésie). Sous cet angle, l'archivage peut être comparé à une circoncision. C'est une alliance, mais dissymétrique. Le petit garçon n'a pas le choix, il ne peut qu'acquiescer. Si l'héritage se réduit à la répétition ou la pulsion de mort, son avenir se fermera, il y a un risque de mal radical. Mais ce n'est pas ainsi qu'opère la tradition juive telle que Freud ou Yerushalmi en ont hérité. Sa promesse inconditionnelle, ineffaçable, son essence minimale, c'est l'ouverture de l'avenir. En la dégageant de tout savoir, théorie ou horizon d'attente, en pensant un autre concept d'archive, on peut entrouvrir la porte d'un "messianique" d'un type nouveau - radicalement indéterminé. Les télétechnologies d'aujourd'hui, qui transforment de fond en comble les techniques et le contenu archivable, laissent ouverte cette possibilité.