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dimanche 18 septembre 2011

Le Photographique, Pour une Théorie des Ecarts (Rosalind Krauss, 1990)

  On trouvera ici des propositions en relation avec ce texte fondamental de Rosalind Krauss.

  Dans sa préface, Hubert Damisch situe ce livre dans le prolongement de deux autres classiques de la photographie : La Chambre claire de Roland Barthes (1980), et la Petite histoire de la photographie de Walter Benjamin (1931). Le Photographique prolonge ces deux grands devanciers en élargissant le propos. Il ne s'agit pas seulement d'analyser la photographie ou les effets de la photographie, il s'agit de définir un objet théorique, un paradigme qui affecte tout notre rapport contemporain à l'image. Ce paradigme est double, écartelé entre ce qui se dit au début du livre et ce qui se dit à la fin. D'une part, la photographie est une trace du réel, un indice. Mais d'autre part, c'est une copie de copie, une fausse copie, un simulacre. Comment articuler ces deux dimensions?

  Une photographie n'est pas un signe iconique (une représentation); c'est un autre genre de signe, un signe indiciel produit par un appareil (une machine, un automatisme). Ce qui fait irruption avec elle (et qui n'a pas complètement épuisé son caractère d'événement) est le fait que la lumière puisse s'écrire directement, qu'elle puisse laisser une trace, une archive, de manière quasi automatique, par l'intervention d'une sorte de main prothétique, indépendamment de l'intervention d'un sujet. Cette dimension d'automatisme qui relativise des notions classiques comme "artiste", "auteur", "oeuvre", "style" lui donne une crédibilité particulière. Ce qui apparaît à la vue semble être une émanation directe, presque magique, du réel.

  Mais la photographie n'est jamais purement indicielle. Si elle n'était qu'une inscription directe du réel, elle resterait vide de sens. Elle ne devient intelligible que parce que, en plus, elle est en rapport avec des discours. Du daguerréotype, au calotype ou aux vues stéréoscopiques, elle s'est toujours dissociée du réel en se combinant avec des règles de composition issues de la tradition, en faisant appel à des légendes, des textes, des signes complémentaires ou des suppléments imaginaires qui s'ajoutent à l'image brute. Elle est aussi une écriture, qui fait proliférer ce que Jacques Derrida appelle l'espacement : écarts, redoublements et dédoublements, réversions, photomontages, surimpositions, collages, artefacts.

  Ce qui a émergé avec la photographie dans les années 1830 - cette région de l'espace dont le sujet est exclu - reste ineffaçable. C'est un bouleversement qui s'est étendu à tous les champs visuels, et au-delà, jusqu'au modernisme et à la crise actuelle de la représentation. Pour se dissocier de la photographie, l'art devient autonome, les oeuvres s'auto-définissent. Les processus déclenchés par la photographie sont inarrêtables : perte de la maîtrise visuelle, délitement des frontières, substitutions, mises en abyme, fétichisation du corps. Les catégories sont brouillées, les chaînes référentielles ne trouvent plus de limites. On parle d'imposture. Les pratiques picturales et sculpturales se redistribuent, du surréalisme (qui privilégie la photographie pour illustrer sa théorie de l'automatisme psychique) à Marcel Duchamp (et son Grand Verre qui ressemble à une plaque photographique où le sujet se perçoit comme double et clivé), Pollock, au Body Art, au Land Art ou au postmodernisme.

  Malgré les efforts pour les rapprocher dans l'espace d'exposition, le discours photographique reste étranger à celui de l'esthétique ou de l'art. Il l'était à l'époque d'Atget, et l'est toujours avec les stéréotypes de la photographie d'amateur ou la vidéo moderne, qui joue sur les paradoxes.

jeudi 15 septembre 2011

Troubles dans le genre (Judith Butler, 1990)

  On trouvera ici quelques propositions issues de l'analyse de ce livre qui dialogue avec Freud et quelques auteurs de langue française (Simone de Beauvoir, Monique Wittig, Julia Kristeva, Michel Foucault, Jacques Lacan), un livre dont l'impact sur la scène américaine a été spectaculaire, mais qui n'a été traduit en français que quinze après sa parution (après beaucoup d'autres langues). Pourquoi? Sans doute y avait-il quelque résistance ou réticence à cette liberté de pensée, à cette déconstruction active d'une hétérosexualité obligatoire qu'une lecture rapide peut assimiler à la cohérence d'un symbolique solidement assis sur la binarité du langage et l'interdiction de l'inceste. Pour Judith Butler, entre les différentes composantes de cette hétérosexualité : le sexe (anatomique, biologique, physique), le genre (la construction culturelle qui oppose deux sexes distincts et opposés), et aussi le désir ou les pratiques sexuelles, il faut faire le constat d'une discontinuité radicale. C'est sa thèse de base, son postulat connu aujourd'hui sous le nom de théorie des genres. On peut toujours croire en l'homme et en la femme comme entités distinctes, substances séparées, étrangères, mais c'est une fiction, une construction du pouvoir dominant (mâle), qui voudrait imposer l'hétérosexualité obligatoire comme seule norme et seule loi.
Les normes de genre et les catégories dominantes sont incontournables dans la formation des personnalités et la vie quotidienne. Voici un homme, une femme, des corps asymétriques, genrés, des modèles de fantasmes et de désirs. Erigées en fétiches, les "femmes" sont assignées à une économie sexuelle qui limite la diversité de leur vie pulsionnelle et les force à la mascarade. En rentrant dans ce jeu, elles contribuent à la production et à la reproduction d'un corps féminin qui incarne la loi paternelle. Mais la reconnaissance et la stabilité qu'elles peuvent y trouver a un prix : la renonciation aux objets homosexuels qui ont prévalu pendant leur petite enfance (et au-delà). En participant à la comédie hétérosexuelle, elles acceptent la prohibition de leurs attachements antérieurs, elles sombrent dans une sorte de mélancolie. Malgré leurs efforts, elles n'arriveront jamais, elles non plus, à satisfaire à la norme.
Si le genre n'est ni anatomique, ni réductible à la loi paternelle, alors d'où vient-il? Judith Butler s'appuie sur un concept d'origine linguistique, celui d'acte performatif. Comme disait John L. Austin à propos des actes de parole (speech acts), Dire, c'est faire. Ici le Dire est un ensemble de gestes et de désirs qui organisent l'identité de chacun. Un corps n'a pas de statut ontologique antérieur à ces gestes. Son style est particulier, spécifique, marqué par des identifications singulières. Certes il est investi par les normes culturelles, sociales, mais il est aussi transfiguré par l'imagination. La position de genre dans laquelle une personne s'inscrit est construite en fonction d'une histoire, d'une performance.
Ce qu'on appelle la femme n'est pas une catégorie stable et homogène. C'est un artefact, comme le révèlent certains gays et lesbiennes par leurs pastiches. Les féministes comme mouvement politique ne peuvent pas s'appuyer uniquement sur cette catégorie. Il faut qu'elles acceptent le fait que le désir est fait de déplacements, de substitutions. Elles ne peuvent pas faire autrement que de reconnaître la loi qui les positionne comme femmes et a modelé leurs désirs, mais elles peuvent la retourner, la subvertir.