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lundi 27 février 2012

Economimesis, de Jacques Derrida (1975)

  On trouvera ici un certain nombre de propositions relatives à ce texte de 36 pages qui a été publié en 1975 dans l'ouvrage collectif "Mimesis des articulations" (pages 57 à 93), où intervenaient aussi Sylviane Agacinski, Sarah Kofman, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy et Bernard Pautrat - un ouvrage qui se voulait novateur dans son écriture, dans ses thèmes et aussi dans sa présentation. Dans la préface de ce livre, un "je" fictif renvoie à l'ensemble des six signataires, sans les distinguer - ce qui explique peut-être qu'Economimesis n'aie pas été inclus dans le recueil La vérité en peinture publié en 1978, où il aurait logiquement trouvé sa place vers la page 135.

  Quoiqu'il en soit, Economimesis est un texte fort important. On pourrait dire, en utilisant des mots qui n'étaient pas exactement ceux de Jacques Derrida, que c'est le lieu où il développe sa théorie de l'esthétique : le rapport entre l'art, la beauté, la mimesis, le discours et cet élément refoulé, inassimilable, dont on ne peut pas les séparer : le dégoût. Car pour présenter l'hypothèse retenue dans ce texte, c'est du dégoûtant qu'il faut partir, de ce tout-autre inassimilable, irreprésentable, qu'on ne peut ni arrêter, ni encadrer, ni arraisonner, qui ne peut que se vomir. Si rien ne peut se substituer au dégoût dans le système logocentrique, alors quel rapport a-t-il avec le beau? Et avec l'art? Pour comprendre cela, il faut en passer par Kant (abondamment cité dans ce texte) et par Freud (pas cité une seule fois, ni en tant que tel, ni par le biais de la sublimation). Car le beau, comme le dégoût (et comme la beauté freudienne, mais ici Derrida ne le dit pas), est coupé de toute finalité. S'annonçant par des signes, des traces, des clins d'oeil silencieux, il est sans concept (comme le dégout), mais - contrairement à l'expérience du dégoût - il procure un cadre, un parergon qui lui permet de s'intégrer dans l'idéalisme transcendantal.

  Entre le dégoût, étranger à toute économie, et l'art, qui participe d'une economimesis - combinaison d'économie et de mimesis, il n'y a ni polarité, ni complémentarité, mais exclusion radicale, forclusion. Le dégoût ne produit rien, mais l'art est une économie, une productivité pure qui, selon Kant, est le privilège absolu de l'humanisme - ou plutôt de ce qui, dans l'homme, se compare le plus à l'acte divin. L'économimesis - s'appuyant sur les systèmes logocentriques, ces systèmes d'opposition qu'elle peut, dans sa surabondance, finir par effacer - produit, propage et multiplie. Comme le dégoût, elle trouve sa source dans la bouche, là où ça parle. Dans son rapport à l'oreille, la bouche s'affecte elle-même. C'est la structure du "s'entendre-parler", celle d'une oralité exemplaire (exemploralité) qui passe par la voix, cet organe pas comme les autres à partir duquel toutes les valeurs s'organisent, le logos s'institue, la loi morale - celle des sujets libres et autonomes - s'instaure, les Beaux-Arts et la poésie trouvent leur place au sommet de la hiérarchie [celle de Kant et de la pensée classique]. Qu'est-ce alors que le beau? Le lieu d'un passage à la limite, d'un effet parergonal, par lequel le système organisé du langage se mesure à une loi de supplémentarité. Mais l'hétéro-affection expulsée avec le dégoût ne disparaît pas. Elle est toujours là, toute autre.

samedi 4 février 2012

Dans le film "Melancholia" de Lars von Trier, il y a quelque chose de nazi : l'entrée en scène d'un monde absolument dépourvu d'avenir

  Le 19 mai 2011, au festival de Cannes où son film Melancholia était présenté, Lars von Trier a déclaré avoir "de la sympathie" pour Hitler. Interrogé sur ce point, il insiste : "Ok, I'm a nazi", dit-il en riant (ou en riant à moitié, selon d'autres commentateurs). Bizarrement, je n'ai trouvé aucun critique qui fasse un lien direct entre le contenu de son film et cette déclaration. Au contraire, la "critique", dans sa quasi unanimité, a loué le film, en utilisant un vocabulaire devenu peu courant à notre époque : "chef d'oeuvre absolu, esthétique splendide, art sans équivoque, apocalypse d'une beauté incroyable", etc.... En accordant le prix d'interprétation à Kirsten Dunst, l'actrice principale, le jury a conforté cette bonne opinion. Mais est-on vraiment certain qu'il n'y ait absolument aucun rapport entre le contenu de ce film et le contenu du nazisme? Après tout, le nazisme, lui non plus, ne manquait pas d'esthétisme. C'était un monde qui visait une certaine harmonie, et pouvait même sembler beau, sous un certain angle. Alors s'il est un point commun entre les deux, quel est-il? Je proposerai celui-ci : c'est un monde absolument dépourvu d'avenir. De même que Hitler a fini dans son bunker, les deux soeurs Justine et Claire et leur unique héritier finissent leur vie dans une cabane. Et de même que beaucoup de complices d'Hitler se sont suicidés, le mari de Claire en fait autant. Il refuse, comme les dignitaires nazis, de voir l'apocalypse qu'il sait inéluctable.

  La totalité du film, y compris le mariage raté de la première partie, peut être interprétée sous cet angle. Le patron et exploiteur de Claire ne ressemble-t-il pas étrangements aux bandits et gredins mis en scène par Bertold Brecht? Il vit dans un monde où la recherche d'un slogan publicitaire prévaut sur toute autre considération. Et les parents de Claire, désespérés mais à peu près lucides, n'ont pas d'autre choix que de laisser leurs deux filles emportées par leur inéluctable destin. La belle-mère est le seul personnage du film à désirer pour sa fille un avenir ouvert, imprévisible - mais personne ne l'entend, personne ne veut l'entendre, elle passe pour une femme aigrie, une sorcière, une gâcheuse.

  Je soutiens donc que ce n'est nullement un hasard si Lars von Trier s'est déclaré nazi (de sa propre initiative, sans que personne ne le lui demande) justement à l'occasion de ce film-là. Selon lui - ou plus exactement selon une lecture qu'on peut faire de son film, rien du monde actuel n'est digne d'être sauvé - sauf peut-être la beauté (et pour autant qu'elle ne soit pas humaine, mais inhumaine). La société n'existe pas : il n'y a que des individus perclus de souffrance et d'angoisse. Ce film n'a rien à voir avec la science-fiction. La planète Melancholia n'est pas la représentation d'un phénomène physique. C'est un juge purificateur, pour lequel aucune violence n'est exagérée. Dans cet univers, il n'y a pas de responsabilité individuelle. La faute étant collective, la punition doit être collective. Il n'y a pas non plus d'empathie ni d'écoute d'autrui. Il n'y a ni héritage à transmettre, ni promesse; rien d'autre que la malédiction du justicier.
Selon Jacques Derrida, l'annulation de l'avenir est le plus grand risque, le mal radical qui nous menace. C'est un mal d'abstraction, un mécanisme qu'aucun grain de sable ne peut dérégler. Dans le film, Justine en est l'oracle, résignée dès le première instant. Contrairement à sa soeur Claire, elle ne pleure, n'implore ni n'espère jamais.