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dimanche 28 avril 2013

Dans "Camille Claudel 1915" (film de Bruno Dumont, 2012), rien ne transpire du secret de Camille; c'est ce qui fait la beauté irremplaçable du film, et aussi sa faille

C'est un film d'une honnêteté scrupuleuse, qui s'éloigne le moins possible des sources d'information disponibles : la correspondance de Camille Claudel, celle de son frère, les opinions des médecins, l'iconographie d'époque sur l'asile de Montdevergues où Camille a été internée.

Tous les participants se sont impliqués, ils se sont engagés dans leur singularité, leur personne. D'abord Juliette Binoche qui a mis en jeu sa fragilité, son instabilité, ses défaillances, ses hésitations, sa pratique de la peinture, son inconscient (avec la "coach" qu'elle a choisi), qui a improvisé sur le langage de Camille, sans maquillage ni répétitions. Bruno Dumont par sa précision scrupuleuse, son attention aux détails, la subtilité de son montage, son souci de ne trahir aucun des acteurs. Les infirmières, les patientes de l'hopital, ces "handicapées mentales" qui ont joué leur propre rôle - après avoir donné leur accord, sans trop savoir ce à quoi elles contribuaient. Jean-Luc Vincent qui incarne un Paul Claudel qu'il connaît parfaitement, en normalien et agrégé de littérature qu'il est.

A quoi conduisent ces efforts? A sceller au plus profond le secret de Camille (la Camille fictive de Juliette Binoche et aussi l'autre, celle de 1915, disparue en 1943). On peut deviner les mécanismes mentaux de Paul, mais Camille reste absolument mystérieuse. Ce film tourné juste un siècle après l'événement ne cherche pas à expliquer, à comprendre. Pourquoi cette artiste célèbre refuse-t-elle de se remettre à la sculpture [qui lui aurait peut-être permis de retrouver les contacts à l'extérieur qui lui étaient interdits]? Pourquoi est-il absolument exclu pour elle de travailler en-dehors de son atelier parisien du quai de Bourbon, qui n'existe plus? Pourquoi vit-elle encore avec la crainte panique que Rodin ne lui dérobe ses idées? Pourquoi ses fantasmes de persécution et d'empoisonnement la suivent-ils en ce lieu reculé, où personne ne lui en veut? Qu'est-ce qui la pousse au ressassement, à la répétition émotionnelle? Les psychiatres ont toujours une réserve de mot pour tenter d'excuser leur ignorance : paranoïa.

Pour rendre cinématographiquement une "subjectivité" inaccessible, Bruno Dumont use des moyens techniques dont il dispose : longs monologues, retardement du contre-champ par rapport au champ, flottements, mouvements de caméra, travail du montage, etc.... De ces moyens qui après tout ne sont qu'une mise en scène, il ne ressort qu'une terrible solitude et un peu de sainteté. Le reste nous échappe.

En préservant absolument le mystère de Camille, Bruno Dumont a réalisé un film d'une beauté époustouflante. Qu'est-ce qui fait cette beauté? Il y a bien sûr celle des paysages, celle de l'actrice (son visage et le souvenir de celui de la Camille disparue), celle des lieux clos, de la chambre, du réfectoire, du jardin, celle des infirmières et l'étrange beauté des "handicapées mentales". Mais tout cela, même ajouté bout à bout, ne suffit pas. Il faut ajouter autre chose qu'on peut présenter soit comme une défaillance, un échec, soit comme un coup de génie. Car dans le film, malgré l'immense qualité de Juliette Binoche, on ne voit qu'un jeu, un artefact. Malgré tous ses efforts de mimétisme ou d'identification, on ne la prend jamais pour la vraie Camille Claudel. Même quand elle récite ses vraies lettres, même quand elle dit ses vrais mots, on n'a jamais l'illusion qu'il s'agit d'une autre personne que Juliette Binoche, l'actrice. Quelque chose empêche ou interdit qu'elle s'incorpore la Camille de 1913, cette adolescente prolongée si insupportable que sa propre mère et sa propre soeur et son propre frère s'en sont débarrassé une petite semaine après la mort d'un père qui la protégeait. La sage Juliette ne s'efface pas devant l'intolérable Camille, et pour cause : elle ne peut pas trahir un secret qu'elle ne connaît pas.

Au fond, Juliette Binoche et Bruno Dumont sont bornés par le cadre rigide qu'ils ont eux-mêmes instauré. Il aurait fallu qu'ils inventent de toutes pièces une autre Camille qui aurait vraiment eu cet air fou et dérangé que ses proches ne supportaient pas. Mais ils sont trop honnêtes, peut-être trop timorés, pas assez aventureux pour cela. C'est un film trop proche des sources, trop réaliste pour approcher du vrai.

Il y a du respect dans cette distance maintenue, ce mutisme implicite, et inversement il y aurait eu de la trahison à vouloir expliquer ou justifier le comportement de la vraie Camille. Tout se passe comme si, incapable de se laisser elle-même entraîner par la folie, Juliette (l'actrice) avait renoncé à jouer Camille. Ses pleurs et ses supplications habitent l'écran, et nous laissent devant un abîme. La vraie folie de Camille Claudel restera pour toujours un secret - à moins qu'un autre réalisateur, une autre actrice ne réussissent à trouver les ressorts d'une réinvention.

Mais de cet effort inabouti, et justement à cause de son inaboutissement, à cause du silence préservé d'une femme inconnue, il reste un film d'une fascinante beauté.

mercredi 24 avril 2013

Le film "Effets secondaires" de Steven Soderbergh (2013) est construit pour qu'on ne puisse en tirer aucune conclusion définitive : un thriller aporétique

  Peu importe que ce film soit annoncé comme le dernier ou l'avant-dernier de Steven Soderberg, et peu importe que ce quasi-testament puisse être vu comme le jeu baroque d'un cinéaste qui n'a plus rien à dire ni à montrer. Ce ne sont pas les effets de style ni les revirements en tous genres qui retiennent notre intérêt. Apparemment, Emily n'a pas de chance : ses parents ne s'intéressent pas à elle, son mari passe quatre ans en prison pour une sombre affaire de délit d'initié, et en plus elle semble dépressive et suicidaire. Prise en charge par une première psychiatre, Victoria Siebert, puis par un second, Jonathan Banks, elle ressemble à la victime idéale. Sur les conseils de sa collègue, le psychiatre fait sur elle quelques essais de médicaments grassement rémunérés par le labo. Et voilà que se déroulent les conséquences : effets secondaires, tentatives de suicide, somnambulisme, et finalement meurtre du mari. On peut croire que Soderbergh avait quelque chose à dénoncer. Mais ça n'est pas ça. Après plusieurs retournements de situation qu'il serait trop long de raconter ici, la manipulée se révèle finalement manipulatrice. C'est elle qui a tout monté, qui a trahi Victoria avant de précipiter Banks dans la déchéance professionnelle. Mais elle est tombée sur plus rusé qu'elle : Banks la dénonce au final pour ce qu'elle est, manipulatrice et femme fatale. Et voilà que le film à thèse bien-pensant se transforme en petit jeu mysogyne.

  Alors finalement qu'est-elle, la jolie Emily au fin visage triste? Malgré la chute du film, aussi invraisemblable que rapide, elle restera jusqu'au bout tout à la fois : abandonnée, courageuse, menteuse, ambitieuse et cynique, naïve et calculatrice, celle qui dans le même temps révèle sa propre immoralité, les turpitudes et les égoïsmes des autres. En elle s'accumulent les contradictions qui ne pourront jamais se résoudre. Avec ce héros aporétique, Steven Soderbergh déconstruit la vérité.

mardi 9 avril 2013

Membres fantômes des corps musiciens (Peter Szendy, 2002)

On peut interpréter ce livre à partir d'une polarité qui n'apparaît qu'à la fin, entre d'une part le fantasme d'un espace musical unifié, homogénéisé par une sorte de chef d'orchestre, et d'autre part la dislocation des corps, la multiplication des membres fantômes qui laissent proliférer les écarts et les déliaisons. On trouve, dans les usages contemporains de la musique, les deux dimensions. Peter Szendy nous engage à privilégier la puissance d'invention des corps musiciens. Il part de l'expérience du pianiste (qui est aussi la sienne). Qu'est-ce qu'avoir un corps? C'est (paradoxalement) se laisser déposséder de son propre corps - comme si c'était un autre qui jouait, un autre corps inconnu, inquiétant, qui s'emparerait de ses membres devenus flottants, désincarnés. Ce corps n'est plus le sien, il devient un corps de fiction saisi par des voix multiples, façonné par l'écriture musicale, transformé en un corpus que Szendy compare à la figure rhétorique de l'effictio, qui désignait déjà dans l'Antiquité un corps décrit, pensé et interprété par des mots.

Alors que, dans la tradition pythagoricienne ou médiévale, le corps est évacué, il revient peu à peu dans la pratique des musiciens. Szendy fait l'historique de ce retour, de Couperin au jazz moderne. Au 16ème siècle, on s'est intéressé à la question des doigts sur le clavier. Comment les placer, les lier, les bouger? On a commencé à noter les doigtés, à garder l'archive du jeu des corps, à s'interroger sur ce qu'ils pouvaient apporter de plus par rapport à la partition. Plusieurs doigtés sont souvent possibles pour la même composition. L'interprète peut répéter des notes, ajouter des agréments, des ornements, produire des effets différents selon la façon dont il bouge et répartit ses doigts. Cette rhétorique digitale peut se dire en figures, postures et attitudes. Aux dix doigts répertoriés s'en ajoutent d'autres : la main se réinvente, se reconfigure, elle étend ses possibilités, elle "déclame" en faisant varier l'usage du pouce ou d'un autre doigt. Avec les romantiques, les doigts se valent, ils s'égalisent, ils s'isolent du poignet, multiplient les écarts, alternent, s'enlacent, se croisent, s'enjambent et peuvent se substituer les uns aux autres - sans parler de l'usage du pied avec toutes les modifications de son qu'il permet.
Si l'on regarde jouer Thelonious Monk [dont le nom signifie "moine" et peut se lire anagrammatiquement "know" (il sait)], on retient l'impression d'un corps à corps. Entre ses mains se passe un dialogue, une conversation dans laquelle le piano parle imprévisiblement, comme s'il inventait les règles au fur et à mesure. On entend ses mains, son corps, ses ongles, la danse à laquelle il se laisse quelquefois aller, comme si tout cela jouait à son insu, sans lui, en autophonie - par filiation et résonance des corps sonores entre eux. Avec la musique, les relations entre ces corps se démultiplient. Ils résonnent, comme celui d'un chef d'orchestre qui fabrique, entre la salle et les musiciens, un corps collectif.

Une instrumentalité générale, originaire, rassemble les corps, qui sont prédisposés au sonore. Même s'ils ne se touchent pas, s'ils ne se conjoignent pas, ils résonnent dans des espaces qui se croisent mutuellement. Aujourd'hui, comme dans l'idéologie de la musica mundana d'autrefois, il arrive qu'une sorte d'hypnose collective relance le fantasme d'un espace musical unifié. Mais ce ne sont que les membres prothétiques qui s'unifient. En faisant son, ils prolongent les corps et s'en détachent aussi, autorisant les écarts et les jeux différentiels. Avec cet espacement qui surgit dans l'espace public, on peut envisager un autre engagement musical, qui ferait confiance à la puissance d'invention singulière du corps musicien.