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dimanche 18 août 2013

Du droit à la philosophie (Jacques Derrida, 1990)

On trouve dans ce gros volume de plus de 660 pages la chronique de l'"engagement" de Jacques Derrida, de son "militantisme" dans une période d'une dizaine d'années, de 1974 à 1984, autour de l'université, de l'enseignement et de la philosophie. Revenant sur cette période de "lutte" dans le cadre du Groupe de recherches sur l'enseignement philosophique (Greph, créé en 1974) et pour la création du Collège international de philosophie (Ciph, créé en 1983), il a écrit en juillet-août 1990 une introduction intitulée Privilèges, plus théorique, plus conceptuelle et aussi plus radicale. Les motifs se déplacent, mais l'affirmation selon laquelle la déconstruction ne vise pas seulement le discours, mais aussi la transformation des institutions, reste intacte. Dans les textes ultérieurs sur l'université (DPPVC, LUSC), l'accent se déplacera insensiblement du conditionné à l'inconditionnel, sans renoncer à l'orientation initiale.

Qu'est-ce que l'université? Qu'est-ce que la philosophie? Qu'est-ce que la raison? On ne peut s'engager sur le terrain du droit à la philosophie sans se poser au moins ces trois questions, métaphysiques par la forme, mais incontournables. On trouvera une présentation de la réponse derridienne dans les trois articles du vocabulaire idixien, université, philosophie, raison. Mais c'est ici l'articulation qui importe, dans le mouvement de la déconstruction. Depuis Kant, l'université repose sur le principe de raison. C'est ce principe ("Rien n'est sans raison et nul effet sans cause") qui justifie sa puissance et son autonomie, et c'est aussi ce principe qui justifie que la Faculté de philosophie devrait (toujours selon Kant) bénéficier d'un privilège : l'absence de censure, car on ne peut pas censurer la raison [ou il ne faut pas, dans l'intérêt des pouvoirs]. Mais depuis Kant, les choses ont changé. Les technosciences, qui transforment à la fois le savoir et le monde, tendent à devenir la seule raison d'être de l'université [elle aussi fondée sur la calculabilité, le principe de raison]. La recherche "fondamentale", ou désintéressée, est absorbée par la recherche finalisée. On parle de "crise" de la philosophie, mais cette "crise" ne se distingue pas de son projet. Si elle veut rester dans l'université, elle doit accepter un compromis. D'un côté, se prêter à l'évaluation, à l'habilitation de ses chercheurs, car ils se situent eux aussi dans la tradition des Lumières. D'un autre côté, refuser de se laisser déterminer par les technosciences, aller le plus loin possible dans l'interrogation sur l'essence de la raison - fût-ce dans un clin d'oeil, un battement de paupières. Il ne peut y avoir de philosophie sans responsabilité.

On retrouve ce compromis permanent, cette attitude double, dans tout le rapport de Derrida à l'université, la philosophie, la raison.
     - D'une part, il n'y a ni institution (quelle qu'elle soit), ni raison sans censure. Même sans aucune interdiction explicite ni recours à la force, il suffit qu'une institution choisisse, justifie ses choix, instaure des délimitations, des schèmes, des définitions, pour qu'il y ait censure ou effet de censure, par des mécanismes indirects de plus en plus fréquents aujourd'hui bien que, dans le même mouvement, des contre-forces permettent à la chose interdite de se dire ou de se déchiffrer.
     - D'autre part, la philosophie ne se connaît d'elle-même aucune limite. Elle peut poser n'importe quelle question à propos d'elle-même ou de n'importe quel champ. En affirmant de l'inconditionnel, de l'intraitable, du non-négociable, elle déborde toute institution, ignore tout effet de censure, se retire des architectoniques qu'elle avait elle-même proposées, se pose comme hyperbolique et hypersymbolique. Nul ne peut se l'approprier. Affirmer la philosophie, c'est exiger, malgré les paradoxes liés au concept des Droits de l'homme, les difficultés d'accès aux langages spécialisés et l'incertitude du contenu, un droit à la philosophie, c'est rejeter toute soumission à l'Etat et aux forces du marché, même si une telle position de principe est contradictoire et complexe à mettre en oeuvre.

La position derridienne à l'égard de la philosophie est toujours ambivalente. Le penseur de la déconstruction est à la fois :
     - celui qui, comme corps enseignant anonyme (qui efface la différence sexuelle), dit "Oui" à la philosophie, fait valoir son héritage, sa compétence, son savoir, sa langue, son autorité légitime en liaison avec les autres pouvoirs : l'Etat, les médias, l'édition, etc... Sous cet angle, il construit des concepts, donne des titres, se pose en maître qui dévoile une vérité, domine la scène et la hante.
     - et celui qui accorde la priorité au non-légitimé, dénonce le phallogocentrisme à la racine de la philosophie, refuse les cloisonnements et les compétences réservées, ne cesse d'analyser le lieu où il enseigne - qui n'est jamais neutre, s'oblige à en penser les antinomies. Sous cet angle, il ne peut occuper la place d'un maître de vérité. Il se retire, n'est nulle part, n'a pas d'horizon, doute à tout instant de son savoir, privilégie les frayages non légitimés, n'hésite pas à employer les mots abusivement en-dehors de leur sens accrédité. Sa tâche, sa responsabilité minimale, c'est de rendre aussi claire que possible la responsabilité qu'il engage. Cela ne peut se faire que dans son idiome, car s'il y avait une langue universelle de la philosophie, elle ne pourrait qu'ignorer la singularité de cet engagement.
En définitive, Jacques Derrida n'est pas un militant, à peine un philosophe [malgré le savoir prodigieux qu'il est capable de déployer dans ce domaine]. La pensée traditionnelle étant incapable d'interpréter le monde d'aujourd'hui, il propose un dispositif stratégique ouvert, une pensée à la fois rigoureuse, fondée sur un ensemble de règles, performative, et aussi indéterminée, aventureuse, tournée vers un à-venir non défini à l'avance. Son modèle n'est pas la connaissance, mais la traduction, une traductibilité illimitée, générale. C'est pourquoi, dans l'unique circonstance où il s'est posé comme "programmateur" d'une institution, il a proposé comme thème principal des quatre premières années du Collège International de philosophie la destination.