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mercredi 21 septembre 2016

Jacques Derrida et la photographie

  Version datée du 21 septembre 2016 de l'article "Derrida, la photographie", publié sur cette page du Derridex (Les mots de Jacques Derrida).


1. L'"art" sans voix, l'oeuvre comme telle.
  Jacques Derrida reste dubitatif quant à l'existence même de ce qu'il est convenu de nommer l'"art". D'un côté, il marque ses distances par rapport à cette notion qui n'est qu'un effet de discours (voir ici). Il l'attribue à d'autres (par exemple Roland Barthes). D'un autre côté, il distingue entre les arts sans voix, auxquels il a consacré des livres (la photographie, le dessin, la peinture) et les pratiques de parole qui sont soumises au discours, au logos, à la voix, comme le théâtre ou le cinéma (quoiqu'il ait contribué à un livre sur un film, mais c'est un film dont il est le principal acteur]. [Sans doute faut-il mettre à part la musique; s'il en parle peu, nous supposerons que c'est parce qu'on ne peut rien en dire]. Quand il est question d'art, c'est souvent la photographie qui vient au premier plan. S'il y avait un art de la photographie, que pourrait-on en dire? Il faudrait le laisser s'interpréter lui-même, laisser l'appareil optique révéler une vérité qui s'exposerait dans le système de son fonctionnement, dans le procès de son développement - c'est-à-dire par auto-affection. Alors que le discours de l'histoire de l'art suppose des cadres, des limites, il y aurait dans la photographie une autre jouissance, un mouvement inarrêtable.
  Si pas un mot n'est prononcé, dit au présent, de vive voix, comme dans le roman-photo de Marie-Françoise Plissart, Droit de regards, si même aucune parole n'est citée comme ayant été dite au présent, s'il ne reste que de la trace, de l'empreinte, c'est le regardeur qui est incité à la lecture, voire à la rhétorique, c'est lui qui est mis en demeure de faire parler l'image, de raconter une histoire, c'est lui qui prend la responsabilité de l'énonciation. Une image dissociée de toute légende ou commentaire ne répond pas, elle le laisse seul, dans l'obligation de lire ou d'interpréter des marques qu'aucun discours ne peut saturer. Si Droit de regards convient particulièrement à Jacques Derrida, s'il peut donner à ce livre le qualificatif d'"oeuvre", voire de "chef d'oeuvre" - de manière répétée dans son texte -, c'est à cause de l'absence de toute discursivité ou expressivité. Les séquences se suivent sans faire sens. Ce type d'oeuvre photographique qui n'appartient à aucun genre déterminé (ni roman photo, ni récit) pourrait être posé comme paradigme de l'oeuvre en général. Elle laisse la pensée en suspens, en souffrance, sans voix. Derrida lui-même se positionne en lecteur qui répond à cet appel, qui nomme, raconte, s'approprie - tout en conservant une dimension de détachement, d'ignorance, de non-savoir - celle qui fait l'oeuvre.

2. Un genre mutique.
  Pour que la photo se fasse oeuvre, il faut donc savoir se taire. Sans doute la photographie doit-elle, elle aussi, passer par des montages qui sont de l'ordre d'une rhétorique. Elle a sa façon de commander les mots. Mais son essence est d'être silencieuse. Dans Droit de regards, on trouve des photos de photos (une photo qui montre une autre photo accrochée sur un mur). Le livre dans lequel sont présentées les photographies est une suite de séquences qu'on peut lire dans plusieurs sens, qui peut être bougée, déplacée, inversée, sans pour autant convoquer un sujet qui l'intégrerait dans un récit. La photographie invite à de multiples retraits : de la totalité, du sujet, et aussi des vocables. Chaque mot qui vient est appelé à se retirer, mais si nous restons dans la logique de l'oeuvre, nous ne succombons pas au désir de mots, nous respectons la loi qui nous limite au regard. Comme telle, la photographie est un objet silencieux, irrémédiablement dépourvu de sens et d'explication, irréductible au verbiage par lequel nous essayons de l'encadrer. L'oeuvre s'auto-affecte, hors-discours, hors-parole, c'est-à-dire hors présence subjective : elle ne dépend pas du récit que nous construisons sur elle. Si Droit de regards est une oeuvre, c'est parce que cette série de photos laisse une liberté quasiment illimitée. Elle met en mouvement un jeu dont les règles sont sous-entendues dans l'oeuvre même (c'est, comme en littérature, le jeu de la différance). La vaste demeure de Marie-Françoise Plissart doit rester vide. Elle pense d'elle-même et ne laisse nul autre penser à sa place.

3. Photographie et psychanalyse.
  Dans La Vérité en peinture (p202), Derrida commente le passage de L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique où Walter Benjamin rapproche l'émergence du cinéma et celle de la psychanalyse. Tous deux, dit Benjamin, ouvrent l'accès à l'inconscient. Cette observation vaut aussi pour la photographie. Son émergence et celle la psychanalyse sont concomitantes. Elles conviennent l'une à l'autre et forment ensemble un seul événement. Lequel? Des fragments peuvent être déplacés, découpés, montés, substitués les uns aux autres. La psychanalyse comme la photogrphie établissent les règles de leur propre action. Etrangères à la langue, insoumises à l'autorité de la voix, elles se donnent le droit de tout voir.

4. Culture du détail, spectralité.
  Benjamin précise dans un autre texte (Petite histoire de la photographie) que certaines photographies révèlent des agencements invisibles à l'oeil courant, font trou dans l'image. Pour Derrida, ce phénomène renvoie à la déconstruction. Avec la disparition de l'aura, la notion d'authenticité (douteuse car liée à une distinction entre production et reproduction, à une structure d'origine, voire à une position d'esthète à laquelle Benjamin reste attaché) est emportée. A la place du culte religieux de l'objet, vient le politique. En privilégiant le détail, la photographie (comme la psychanalyse) fait échec à la globalisation, elle résiste à tout pouvoir totalisant. C'est une culture, voire une religions du détail. D'un côté, chaque partie peut représenter le tout et être magnifiée (c'est le retour de la totalité), mais d'un autre côté, elle s'oppose avec violence au panoptikon. "Le diable est dans les détails", une sorte de peste qui échappe à la pensée globalisante.
  Supposons une photo qui donne à voir un panorama. Comme panorama, il se donne comme un tout. Mais ce n'est qu'une prétendue totalisation. Ce tout est cadré, il n'est qu'une partie d'un autre tout que nous supposons, qu'on ne voit pas ou qui ne se voit plus, un tout plus ancien qui se serait retiré afin que ce panorama-là puisse se détacher, à moins qu'il ne soit qu'un fragment d'une totalité qui serait encore à venir. Pour mettre en scène, l'oeuvre détruit la scène. Le trait photographique divise et traverse, mais n'élimine ni le désir de rassembler qui commande le regard, ni l'économie rhétorique des photographies qui veulent dire quelque chose du tout.
  Les photos sont toujours mises en série, soit par catégories (portraits, paysages, natures mortes, etc.), soit par situations (même pellicule, même photographe, même lieu, etc.), soit par leur présentation (livre, exposition, conservation, etc.), soit autrement. Dans chaque série, elles renvoient les unes aux autres. C'est cette mise en abyme qui fait la loi, quoi qu'en disent le photographe ou le commentateur.
Le corps de l'autre ne peut se montrer en photo que partie par partie. Il y a promesse de totalité, désir de rassemblement, mais cet ensemble est fantômatique. Photographié, le corps revient comme spectralité, revenance.

5. Faire droit à l'autre.
  Tout en instaurant un ordre, en assignant une place au sujet, certaines photographies produisent un effet dissymétrique. Certes, nous voyons la photo, mais c'est surtout elle qui nous regarde (Echographies de la télévision, p138). Ce visage dont émane un flux de lumière n'est pas une archive dont je peux disposer. Il était là avant moi, comme un spectre. S'il me saisit, ce n'est pas parce que je fais le constat de mon existence passée, c'est parce que l'autre me regarde. Il porte une injonction, un ordre, une loi qui ne sont pas les miennes, mais celles de sa singularité, du monde qui était le sien, de l'infinité possible des expériences qu'il a vécu ou qu'il aurait pu vivre ou dont il a ouvert la possibilité. Ce point singulier, ce point-origine décrit par Derrida, c'est celui de l'arrivant absolu qui ouvre la singularité d'un monde (un enfant) - et aussi celui de l'apparaître, condition de toutes les différences ou systèmes de traces. Ainsi peut-on dire de la photographie qu'elle invente l'autre.
  "S'il y a un art de la photographie (au-delà des genres déterminés, et donc dans un espace quasi transcendantal), il est là. Il ne suspend pas la référence, il éloigne indéfiniment un certain type de réalité, celle du référent perceptible. Il donne droit à l'autre, il ouvre l'incertitude infinie du rapport au tout autre, ce rapport sans rapport" (Lecture de "Droit de Regards" de Marie-François Plissart, pXXXV).
  Peut-être y a-t-il corrélation, y compris historique, entre l'émergence de l'altérité (comme notion, concept, norme invitant à la tolérance, à l'accueil de l'autre etc...) et l'invention de la photographie, comme si le fait de se voir soi-même, comme un autre, en photo, sans qu'un miroir soit nécessaire, traçait une ligne d'équivalence entre le visage de l'autre et sa saisie. Peut-être fallait-il cela préalablement pour que les deux convergent dans la psychanalyse.

6. Unicité, singularité.
  Dans Prégnances, Lavis de Colette Deblé. Peintures (p17), Derrida compare le liquide dans lequel le négatif de la photographie analogique se révèle au liquide amniotique. Ce qui naît alors, à même le papier sensible, sans séparation, en aveugle, est une vérité tremblante et silencieuse, une vérité intouchable-intangible, imbibée de mémoire, charnelle et spectrale, livrée à la caresse, laissée à interpréter. Qu'on reproduise la photographie autant de fois qu'on le voudra, il restera toujours ce moment unique : quand la lumière, dans le bain photographique, s'est inscrite. En peinture comme en photographie, la série ne dissout pas la singularité. Quand, par exemple, dans une aile de musée, "plus d'une" représentation du corps féminin est montrée, ce qui est donné à penser n'est pas la Femme dans la Peinture (la femme en général), mais chaque fois une femme - c'est-à-dire l'essence de l'engendrement. A chaque naissance, un être nouveau. Cela vaut pour toutes les séries picturales, des Souliers de Van Gogh aux boîtes-cercueils de Gérard Titus-Carmel. Toutes sont hantées par l'unicité du modèle - qui n'est qu'un spectre.

7. La figure exemplaire de ce qui suspend la mort.
  A propos d'une série de photos prises par Jean-François Bonhomme, à Athènes, dans les années 1980, Jacques Derrida fait observer que, d'une part, chaque photo témoigne, dès l'instant où elle est prise, d'un référent disparu, dont elle porte le deuil; et d'autre part, chaque photo est encore présente, elle peut être vue, regardée, ce qui retarde la disparition du référent, ce qui suspend sa mort. Cela le conduit, dans Demeure, Athènes, à répéter une phrase : Nous nous devons à la mort. Cette phrase est un verdict, une sentence. Nous sommes condamnés à disparaître. Mais par la photographie, un reste énigmatique survit qui permet d'ignorer cette sentence, de la laisser en suspens. Dans l'écart entre le premier "nous" et le second "nous", il y a place pour une incertitude. La photographie n'archive pas qu'un passé, elle archive aussi un présent à venir, inconnu. C'est une protestation contre le devoir, la culpabilité. Tant qu'un autre regard pourra la lire, l'interpréter, cette trace qui n'arrive qu'à s'effacer, elle persiste encore.
  La photographie est, dit-on, instantanée. Mais par structure, dès le déclenchement de l'appareil, elle produit du retard. Il y a toujours retardement, espacement, différance. C'est ce retard à demeure, incalculable, qui donne le plus à penser. En se logeant dans cet écart, l'oeuvre proteste contre la sentence de mort. Chaque photo porte une reconnaissance de dette auprès de la mort, et aussi le rêve d'un sursis, au-delà du deuil. Quand, dans une série, elle en appelle à une autre, ou quand, par le biais d'une photographie, nous nous rapportons à nous-mêmes, nous ne faisons pas que retarder une disparition à laquelle nous sommes condamnés. Ce que nous laissons venir dans le temps du suspens vient en plus de la vie.

Recension du livre de Jacques Derrida, "Demeure, Athènes" (1996, réédité en 2009).

  Cette analyse a été publiée sur cette page du site www.idixa.net sous le titre : "Nous nous devons à la mort", mais nous pouvons ignorer cette sentence, la laisser en suspens, par des retards dont la figure exemplaire est la photographie.

1. Des séries.
  Le livre de Jacques Derrida Demeure, Athènes, publié en 1996 et réédité en 2009, est un commentaire d'une série de 34 photographies de Jean-François Bonhomme, 34 clichés qui renvoient les uns aux autres, se répondent, s'appellent. Répétée au début du cliché numéroté I par Derrida (p13), la phrase "Nous nous devons à la mort" opère dans le livre comme une sorte de deuxième titre, un redoublement qui, bien que postérieur, viendrait avant le titre même, à moins que ce ne soit le titre qui en soit une reprise, une réitération. En tous cas quand cette phrase lui est venue, le 3 juillet 1996 (l'année est mentionnée à la fin du texte, p51), Jacques Derrida se trouvait à Athènes - c'est-à-dire sur le lieu où les photos de Jean-François Bonhomme ont été prises. Il a donc reçu ces photographies avant de se rendre sur place - un voyage qui répétait d'autres voyages antérieurs - autre façon de réitérer, au présent, un geste déjà fait. La forme qu'il a choisie pour ce livre aligne 20 chapitres qu'il nomme "clichés" (en chiffres romains), alors que 34 "clichés" photographiques de J-F Bonhomme sont montrés (en chiffres arabes). Tout le livre joue sur le déséquilibre de ces mises en abyme.
  Remarquons ce point important pour nous : cette phrase, "Nous nous devons à la mort", Jacques Derrida l'énonce à propos d'une oeuvre. Laquelle? Peut-être la série plus vaste, probablement presque infinie, de toutes les photos prises par Jean-François Bonhomme à Athènes en 15 ans, dont 34 seulement nous sont montrées dans le livre. Cette série peut faire penser à d'autres séries analysées dans l'oeuvre derridienne : le roman-photo muet de Droits de regards, de Marie-Françoise Plissart (1985); les 127 boîtes-cercueils de Gérard Titus-Carmel (dans La Vérité en peinture, 1978); les Souliers de Van Gogh (toujours dans La Vérité en peinture), sans parler de la sériature lévinassienne (dans En ce moment même dans cet ouvrage me voici, 1980). Ce qui est singulier dans cette série derridienne des oeuvres composées elles-mêmes de séries, c'est que dans chaque cas il insiste sur ce qui est devenu indicible ou indescriptible, perdu, mais qui cependant, par la survivance d'un reste énigmatique, peut cependant être vu ou dit. Ce qui s'est retiré, par exemple l'ambiance de ces rues d'Athènes avant la modernisation de la ville, est à la fois déjà mort et pas tout à fait mort. Non seulement cette chose tarde à mourir, mais sa sur-vie vient en plus de ce qu'elle aura été, qui ne se réduit pas à ce qu'elle a été.

2. Une phrase, un deuil.
  Revenons donc à cette phrase, "Nous nous devons à la mort" dont on peut dire qu'elle est la phrase d'origine du livre. Elle vient juste après le titre, Demeure, Athènes, et pourtant elle le précède. Jacques Derrida réécrira à de nombreuses reprises dans le livre cette phrase qui lui est venue à midi, dit-il, un jour où le soleil tombait (et cela n'est pas sans importance, il aura fallu que le soleil tombe). La phrase, choisie pour sa polysémie. porte un sens général - notre rapport à la mort - et d'autres significations qui renvoient à la photographie. Nous devons mourir, il le faut, nous sommes mortels. Chaque photographie ou chaque série de photographies dit cette obligation, ce devoir, cette dette. Dans cette phrase, le "nous" est chacun d'entre nous et aussi la photo elle-même qui déjà porte le deuil d'un référent supposé (ce qu'elle "représente" et qui a définitivement disparu) et aussi des autres photos, car puisqu'il s'agit d'une série de photos, chacune renvoie à une autre.
  Si nous nous devons à la mort, c'est que nous avons déjà fait le deuil de nous-mêmes, nous sommes déjà morts. Une photographie est une archive. Dès le moment où elle est "prise", elle témoigne de ce qui est d'avance condamné à disparaître, et dont elle porte le deuil. Malgré le compte à rebours, le verdict est tombé : rien ne sera sauvé. Jacques Derrida compare cette situation à celle de Socrate au cap Sounion : il sait qu'il est condamné à mort, il le reconnaît, mais il profite d'un événement fortuit, qui retarde l'exécution, pour rêver. L'important n'est pas que le réveil annonce la date de sa mort, l'important, c'est qu'il rêve.
  Dans Nous nous devons à la mort, il y a deux fois "nous". Pour que nous nous rapportions à nous-même, il faut que le premier "nous" soit différent du second.

3. Du retardement à la protestation.
  Tous les appareils photographiques disposent aujourd'hui d'un dispositif-retard, qui permet à l'opérateur de déclencher le cliché plus tard, par exemple pour y figurer lui-même. Jacques Derrida insiste sur ce retard, qui ouvre la possibilité d'archiver un présent à venir. Il peut être tramé d'avance, mais sa durée pourrait aussi en principe être indécidable, voire infinie. C'est ce retard, qui surgit avant le temps même (la différance), qui intéresse Derrida. C'est lui qu'il retrouve, par exemple, dans la condamnation à mort de Socrate.
  Dans la phrase "Nous nous devons à la mort", il ne s'agit pas, ou pas seulement, de se dévouer à la mort, comme le laisse entendre la "grande tradition post-socratique et sacrificielle de l'être-pour-la-mort", il ne s'agit pas, ou pas seulement, de respecter les morts, il ne s'agit pas non plus d'une culture de la perte ou du manque, il s'agit, par le redoublement du "nous", de suspendre le sujet et la phrase elle-même. "Nous nous devons", c'est dire que nous nous rapportons à nous-mêmes, par un contrat d'avant tout contrat, par une hétéronomie primitive, en opposant un premier "nous" (celui de la dette) à un autre "nous", celui du "vivant innocent qui à jamais ignore la mort".
Et voilà donc où Derrida voulait en venir : la photographie est toujours là, elle proteste, elle suspend l'injontion. Entre l'instant où elle est prise et celui où elle est regardée, elle reporte la mort, et ce retardement, cet espacement n'a pas de limite. Il est à la place du rêve de Socrate : une survie indécidable, au-delà du deuil, plus que la vie, un écart dans lequel une oeuvre peut se loger.
  Pourquoi Derrida insiste-t-il tellement, dans ce texte, sur le soleil? Dans les intervalles, les entre-nous, sa trace persiste. Elle a encore lieu, elle arrive, même si elle n'arrive qu'à s'effacer, comme il l'explique en 1986 dans Comment ne pas parler. C'est cette trace quasiment disparue qui surprend, qui résiste à la religion du deuil, la dette, le devoir, la culpabilité. Elle porte une protestation innocente, celle d'un vivant qui peut déclarer qu'il ignore la mort. Il y aura, pour l'éternité, du soleil, dans chaque photographie qui restera.

jeudi 1 septembre 2016

Présentation du texte de Maurice Blanchot, "La littérature et le droit à la mort"

  On peut voir une autre présentation de ce texte sur cette page.


1. Un rapport au rien.
  Dès les premières pages de son texte de 1947, La littérature et le droit à la mort, Maurice Blanchot pose, dans un rapport au rien, la question de la littérature. L'écrivain, explique-t-il, va de l'avant, mais dans le vide, sans quitter son point de départ. Quand il se soucie de la littérature, c'est de son néant qu'il parle, de son infatuation, voire son imposture (elle est mystificatrice, elle trompe), son illégitimité (la littérature elle-même n'a pas le droit de s'interroger sur sa valeur). La littérature est irréelle, elle n'est pas sérieuse, elle est l'élément du vide. Elle est vaine, vague, impure, volatile, volatilisante. Sa causticité, c'est que, d'elle-même, elle détruit ce qu'elle a d'important.
Mais ce néant, cette nullité, c'est sa force, une force extraordinaire, merveilleuse; c'est sa puissance, une puissance qui ne lui vient pas du dehors, qui travaille obscurément en elle. Les talents d'un écrivain n'existent pas avant l'oeuvre, et l'oeuvre elle-même ne peut pas être projetée, mais seulement réalisée. Avant l'oeuvre, aucun auteur n'existe. Seule existe l'impossibilité de l'écrire. La littérature coïncide au départ avec rien, ou avec la plus futile des coïncidences. Elle commence à partir de rien, mais quand l'oeuvre est écrite, elle est tout. L'auteur est tout entier dans l'oeuvre, et l'oeuvre est nécessairement universelle et vraie. Dès que d'autres s'y intéressent, elle devient l'oeuvre des autres, et en tant qu'elle a été écrite, elle disparaît.

  Ce qui est étrange en elle, c'est que, en dépît du vide - et peut-être en raison du vide -, il faut écrire. Tu n'ignores pas tout cela, écrit Blanchot, et pourtant tu écris. Tu as le droit de te mettre à écrire, de passer immédiatement à l'acte. Plutôt que de te retirer dans une intimité fermée et secrète, tu écris. Tu n'écris ni pour un public, ni pour un lecteur : c'est pour que le plus singulier et le plus éloigné de l'existence se fasse en-dehors de toi. Que reste-t-il alors de l'auteur?

  "Cependant son expérience n'est pas nulle : en écrivant, il a fait l'épreuve de lui-même comme d'un néant au travail et, après avoir écrit, il fait l'épreuve de son oeuvre comme de quelque chose qui disparaît" (Blanchot, La littérature et le droit à la mort, dans De Kafka à Kafka, p19). L'essentiel, c'est "le mouvement qui permet à l'oeuvre de se réaliser en entrant dans le cours de l'histoire, de se réaliser en disparaissant" (ibid). Dans l'oeuvre en mouvement "s'affirme une puissance de négation et de dépassement" (ibid p20).

2. Un rapport à la mort.
  Le paradoxe du langage - qui est aussi l'un des paradoxes de la littérature -, c'est que par lui la chose nommée disparaît, mais par lui aussi elle apparaît. Quand, par exemple, l'écrivain écrit : "cette femme", "ce chat", "cette fleur", il les supprime, il nie leur existence, il relègue leur image dans l'absence (la chose est morte), et par la même occasion il nie l'existence de celui qui le dit (l'écrivain lui aussi est mort - pour que commence le "vrai langage", il aura fallu l'expérience de son néant). Mais en libérant la possibilité du sens des mots, il acquiert le droit d'en parler librement (la chose n'est pas morte). Parler ou écrire, c'est mettre en oeuvre une mort sans mort, un droit à la mort que Blanchot compare à celui qui prévalait à l'époque de la Terreur. Pour affirmer sa liberté absolue, l'écrivain doit nier la parole courante, renoncer à la vie banale de l'homme vivant. Il ne s'agit pas ici de la mort effective, mais d'une proclamation : Je suis la Révolution, dit chaque oeuvre digne de ce nom. C'est sa responsabilité.

3. Une puissance de métamorphose.
  "Pourquoi un homme, comme Kafka, jugeait-il que s'il lui fallait manquer son destin, être écrivain demeurait pour lui la seule manière de le manquer avec vérité" demande Blanchot (p56). D'où vient l'exigence, la nécessité d'écrire? A partir d'un vide, il peut réaliser cette liberté qui lui donne une puissance extraordinaire, merveilleuse. L'oeuvre est d'abord rien, et voici qu'elle passe de rien à tout. C'est un moment fabuleux, inexplicable, où tout est possible. Une puissance impersonnelle exprime sans exprimer, ne laisse l'écrivain ni vivre, ni mourir, mais il y a cette puissance, c'est elle qui murmure dans la parole et aussi dans l'absence de parole. Malgré la mystification, la tromperie, l'imposture que, s'il est honnête, il doit reconnaître, il travaille, et son travail est la forme du travail par excellence, celle qui transforme l'homme en transformant le monde.

  La littérature est irréductiblement ambiguë. D'un côté, elle n'est rien, mais d'une autre côté, elles produit des objets nouveaux qui préparent l'avenir, elle est une source infinie de réalité. Cette faculté étrange, mystérieuse, renvoie à un point d'instabilité ultime, à une puissance de métamorphose, qui ne change rien mais est capable de tout changer.
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