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mardi 18 octobre 2016

Derrida, le concept

  Draft daté du 18 octobre 2016 de l'article "Derrida, le concept" du Derridex (Les mots de Jacques Derrida). Les évolutions du texte peuvent être suivies en temps réel sur cette page.

   Il y a dans Derrida une exigence de rigueur, un choix minutieux des mots, un souci de démonstration, une continuité dans l'utilisation du vocabulaire, qui témoignent d'une attention jamais démentie à la construction de concepts. Il insiste lui-même sur cet aspect en employant souvent ce mot, à toutes les étapes de son oeuvre, ou en parlant de concept "pur", ce qui est une façon de réaffirmer l'essence conceptuelle du concept. Cela conduit à poser des questions difficiles : qu'est-ce qu'un concept? En quoi se distingue-t-il d'un simple mot de la langue, de l'utilisation courante de l'idiome? Quelle différence y a-t-il entre la mise en oeuvre de ce concept et le "concept de concept", celui de la tradition métaphysique?

1. Classique et non classique.
  La construction de concepts prolonge les contraintes logiques de la tradition classique. Elle renvoie à une logique binaire, idéalisante, récurrente dans la discussion théorico-philosophique. Mais c'est aussi un jeu, un "bricolage" à situer dans le mouvement de déconstruction, de supplémentarité et de catachrèse qui conduit à produire toujours plus de concepts, à les déployer dans des chaînes linguistiques intraduisibles les unes dans les autres. S'il existe un rapport accrédité, autorisé, entre un mot et un sens, le travail conceptuel (qui est aussi travail de la différance) revient à le déformer ou le transformer. Le résultat ne se stabilise que difficilement dans de nouveaux systèmes d'oppositions.
Les concepts qui intéressent Jacques Derrida sont doubles. D'un côté, ils distinguent, ils instaurent des limites; mais d'un autre côté, la pureté de ces limites est impossible à mettre en oeuvre. Le concept est disjoint, inadéquat à soi, une inadéquation qui n'est pas accidentelle, mais qui appartient au concept même. Par exemple, le concept de "politique" chez Carl Schmitt est indissociable d'une prise de position politique. Il se veut scientifique, mais inscrit virtuellement d'autres enjeux, un principe de ruine au coeur du discours théorique. Ce n'est pas seulement l'ennemi qui fait irruption dans le politique et dans le concept de politique; c'est l'autre en général. Ce que "veut dire" le concept n'est pas ce qu'il fait.

2. Quasi-concepts.
  Prolonger la pensée de Jacques Derrida est une opération paradoxale. D'un côté, il a lui-même enseigné que son intention, son vouloir-dire ne lui survivraient pas. Le mode opératoire des mots aujourd'hui attachés à sa signature est imprévisible. D'un autre côté, la double stratégie qu'il a initiée ne s'arrête pas nécessairement avec lui. Rien n'empêche le lecteur de lire ses concepts comme classiques et non classiques, pensables et impensables, possibles et impossibles [comme il l'a écrit]. Rien ne l'empêche de reprendre à son compte la tâche qu'il s'était donnée de transformer l'espace logique habituel, de déployer dans d'autres champs le statut d'un concept hétérogène au concept classique de concept, un quasi-concept à la fois idéal, comme tous les concepts, mais aussi irréductible et singulier; à la fois transcendantal et quasi-transcendantal (mis en mouvement par une exception, un retrait).
Derrida semble prendre un plaisir tout particulier à faire la liste de ces concepts qu'il a inventés, qu'il définit avec rigueur tout en prenant soin de les laisser équivoques et instables. Par exemple : archi-trace, différance, gramme, auto-affection, itérabilité, pharmakon, supplément, hymen, parergon, restance, etc... Cette liste n'est jamais close. A chaque fois que de nouveaux thèmes sont abordés, elle s'élargit : economimesis (pour l'art), le spectre (pour Marx), le messianique sans messianisme (pour la démocratie), et ainsi de suite. C'est ainsi que se greffent, sur d'anciens concepts, des restes irréductibles à la hiérarchie dominante.
Chaque fois, à la façon d'une fiction ou d'une fable, le concept ou quasi-concept énonce une vérité qui est aussi une non-vérité (issue d'un "comme si", d'un coup de force, on peut l'accuser de bêtise).

3. Concepts purs pensables, mais impossibles.
  Et pourtant le quasi-concept opère comme concept. La pensée derridienne est très structurée, elle ne cesse de revenir sur des formulations stables et réitérées. Il répète les mêmes mots, il insiste, et souvent il renvoie en note à des textes antérieurs. Par exemple, parlant du concept de nature (physis), il renvoie au concept de différance - non sans ambiguité car il avait indiqué par ailleurs que la différance n'était pas un concept. Ou bien lorsqu'il explique que l'hospitalité, le pardon, le don ou l'au-delà du souverain, en tant que concepts purs, sont pensables mais impossibles.
Jouer avec les concepts, c'est les préserver rigoureusement comme concepts, et en même temps les faire glisser, les pousser jusqu'au point singulier où ils perdent leur place dans l'organisation binaire du monde. D'un côté, il y a du non-conceptuel, de l'inconceptualisable, de l'irréductible au concept, même si on lui donne un nom comme : le jeu de la différance, khôra, le subjectile - ou l'animal. D'un autre côté, le simple fait d'énoncer "Il y a" présuppose le pensable. Si, par exemple, j'énonce qu'il y a du don, même si j'avance que le don est impossible, je le rends pensable. Si je propose le concept de ville-refuge, je vais plus loin, j'engage ma responsabilité. Et si j'accepte l'héritage du concept de déconstruction, c'est devant la mémoire, et aussi devant la justice.
Pour qualifier la logique qui gouverne le mouvement de ces concepts, Jacques Derrida parle d'une "graphique" - nom féminin qui, employé dans ce sens, est lui aussi un néologisme. La graphique est une logique déconstruite, celle de la restance. Si elle se rattache aux Lumières modernes, c'est pour ouvrir cet espace à la contamination ou la dissémination d'un autre espace - dans une zone hybride entre pensée et philosophie.

4. Autres chemins vers le concept.
  Dans ce déploiement du concept possible/impossible mais fécond, productif, performatif, prennent place (entre autres)
- le concept sans concept, sur le modèle de la beauté chez Kant,
- le non-concept : un mot intraduisible, qui n'a pas de contenu sémantique au-delà du langage,
- la désidentification du concept : le silence au coeur de la parole,
- un concept singulier, fantomatique, insaisissable quoique rigoureux, comme le punctum de Roland Barthes. De ces concepts-là, on peut toujours faire des schibboleth à la singularité chiffrée, irréductible à tout savoir.
- ou encore une forme conceptuelle inouïe, qui pense en même temps l'événement et la machine.
De simples mots de la langue, comme le clin d'oeil, ou des néologismes, peuvent opérer comme concepts; mais inversement des mots qui ressemblent à des concepts n'en sont pas.

5. La dissolution d'aujourd'hui.
  Il n'y a plus de frontières stables et déterminées. Avec la dislocation des limites territoriales ou politiques vient celle des concepts. Quand on ne sait plus qui est l'ami ou l'ennemi, ce qui est légal ou illégal, où commencent le public et le privé, alors il n'y a plus de fondement. Dans ce chaos, ce fond sans fond, au lieu des concepts vient une bouche béante, sans voix.

6. Le concept-archive, peut-être.
  Si le concept de concept est si difficile à conceptualiser, c'est parce qu'il se forme comme une archive. D'une part, il/elle doit être conservée, consignée, refoulée, réprimée (il/elle met en oeuvre la pulsion de mort), et d'autre part, il/elle doit ouvrir sur l'avenir. Les deux sont liés. Pour laisser venir le nouveau, laisser se former le concept, il faut une part d'impensé, d'inadéquation. Tout concept est un concept du "peut-être".
  Freud, qui restait attaché à la science tout en inaugurant une science de l'archive d'un tout autre type, a dû former des concepts fendus, divisés, contradictoires. Il a laissé sa marque sur le concept - qui ne s'en remettra peut-être pas.

mercredi 12 octobre 2016

I Absolutely Forbade All Public Photographs of Myself (Jacques Derrida, Yannick Bouillis, 2002-2016)

  Je voudrais dire un mot sur un livre resté jusqu'à présent très confidentiel (car il n'est distribué ni par les libraires (ou presque), ni par les éditeurs, ni même par Amazon. Loin de moi l'idée d'en exagérer l'importance parce qu'il a été retenu sur la "short list" des "Photobook awards 2016" de la grande foire de la photographie Paris-Photo qui va avoir lieu, à Paris, du 10 au 13 novembre prochains. Mais bon, j'ai l'impression que pour ceux qui s'intéressent à la photographie, à ce que Derrida en dit et à ce qui en est fait à propos de lui (son image, autrefois interdite de publication, étant devenue une sorte d'icone exhibée dès qu'il est question de "post-structuralisme"), la performance de Yannick Bouillis pourrait trouver une petite place dans les annales. 

  Dans le titre de cet article, j'ai indiqué, pour ce livre paru en 2016, deux co-auteurs ou co-signataires (Jacques Derrida et Yannick Bouillis), mais j'ai peut-être eu tort. Peut-être n'y en a-t-il eu qu'un seul, ou aucun, ou plus de deux, en comptant l'intervieweuse du Los Angeles Week dont je ne connais pas le nom, et éventuellement d'autres intervenants liés au contexte de cette interview, notamment Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, réalisateurs du film qui en a été l'occasion et qui a aussi fait l'objet d'un livre publié en 2005, Screeplay and Essays on the Film Derrida, qui contient d'autres interviews de Jacques Derrida autour du même thème. A noter d'ailleurs que cette interview, qui se promène sans source sur Youtube, est reproduite dans les extras du DVD du film, sous le titre no photos, distinct du titre annoncé par Yannick Bouillis, On Photography., et aussi du titre retenu pour le livre, I Absolutely Forbade All Public Photographs of Myself, qui traduit la phrase prononcée par Derrida en français : J'interdisais absolument toute espèce de photographie publique de moi. Mais tout cela a-t-il de l'importance? Est-ce moi, ou est-ce le livre lui-même, qui sème la confusion sur la question de l'auteur et du titre? Et pourquoi cette question est-elle soulevée à propos de la photographie?
Supposons que ce livre qu'on peut considérer comme posthume par rapport à l'un de ses signataires, tel qu'il est, ait pu être signé par Derrida de son vivant. Ce n'est qu'une hypothèse, mais je crois pouvoir la soutenir non pas à partir du texte lui-même, mais à partir de sa présentation, qui reprend celle de deux textes incontestablement signés par lui : Survivre (texte de 1979 publié dans Parages en 1986) et Circonfession (texte autobiographique de 1991). Dans ces trois cas, le texte de Derrida est inscrit en bas de chaque page. Dans Survivre, il souligne un autre écrit de Derrida, dans Circonfession il souligne un écrit de Geoffrey Bennington, et dans ce livre-là, il est sous l'image - comme la plupart des légendes. Des photographies sont disposées au-dessus de lui, sur lui, en plus, par-dessus le marché. Visuellement, elles s'ajoutent à l'interview de l'extérieur, mais par rapport au contenu, c'est de l'intérieur qu'elles s'ajoutent. Pour employer le vocabulaire derridien, disons que, entre texte et image, ça s'invagine. Or, étrangement, Survivre a été écrit la même année que celle où Derrida a cessé de proscrire la reproduction publique de son image : 1979.

  Quand on lui demande pourquoi il a interdit, jusqu'à cette date, la publication de toute photo de lui-même, il répond : "Pourquoi? C'est une histoire très compliquée, mais une raison, probablement, parmi d'autres, c'est que je croyais que le discours que je tenais, que ce que j'écrivais sur l'écriture, sur la littérature, sur la chose littéraire, etc., devait conduire socialement et politiquement à la défétichisation de l'auteur". L'argument est étrange. Il récuse tout anonymat, signant de son nom tous ses textes (contrairement à ce que voulait faire Maurice Blanchot à la même époque), il garde soigneusement tous ses documents pour la postérité, ce qui semble plutôt confirmer et même renforcer la notion d'auteur, mais la photographie de son visage, et seulement elle, le dérange. Pourquoi? Il n'aime pas son image, dit-il, elle est source d'angoisse. Peut-on se satisfaire de cette explication complémentaire, à caractère psychologique? Mais ce qui m'intéresse ici, ce ne sont pas les réponses de Derrida qu'on peut commenter par ailleurs, c'est ce que Yannick Bouillis en fait. Il emprunte un texte, il lui donne un titre qui est aussi une citation [à la façon dont les psaumes ou les chapitres de la bible hébraïque reçoivent pour titres leurs premiers mots, un procédé de mise en abyme que Derrida lui-même utilise, par exemple dans La vérité en peinture], il appelle un auteur non pas par son nom mais par des photographies, et lui-même (Yannick Bouillis), à l'intérieur du livre, ne signe pas. Son nom n'apparaît qu'à l'extérieur, sur une carte postale : redoublement en abyme de l'invagination, extériorisation de la signature, qui ne surplombe plus le livre. Voici qui semble justifier mon choix : pour autant qu'il y ait encore de l'auteur, pour autant que la fonction auctoriale ait encore un sens, Yannick Bouillis est bien l'auteur de cet objet - mais un auteur qui se dissimule tout autant que Jacques Derrida avant 1979.

  Sur la carte postale glissée au milieu du livre, un mot attire l'attention : copyright. Pour ce collage ou ce montage d'images récupérées sur Internet, la question des droits d'auteur se pose et s'impose. Le "publisher and editor" (Yannick Bouillis), qui a semble-t-il fait publier à compte d'auteur des textes et des images dont il n'est pas l'auteur, s'en sort avec cette formule simple : ©2016, the authors for their own work. Voilà une question résolue, et en même temps gardée irrésolue. Etrangement, les seuls auteurs (au sens des droits voisins) qui soient nommément mentionnés comme tels sur la carte postale sont les deux designers (Virginie Gauthier et François Girard-Meunier). Le souci derridien d'avant 1979 est donc, sur un autre mode, respecté, puisque l'auteur effectif du livre (Yannick Bouillis), celui qui en a inventé la performance et devrait donc en être le détenteur exclusif, reste caché. Il semble n'avoir aucun droit, mais il a aussi tous les droits - comme tout photographe, disait Derrida en 1985, dans Lecture de Droits de Regards de Marie-Françoise Plissart. Or c'est précisément cette particularité de la photographie, d'avoir un absolu droit de regards, qui inquiétait Derrida et qui probablement l'inquiète toujours au moment de l'interview, même s'il a renoncé à contrôler son image publique.

  Ce livre est construit sur le contraste entre l'exigence très stricte de Derrida avant 1979, J'interdis absolument toute publication de photographies de moi-même, et ce qui est arrivé ensuite, sa transformation spectaculaire en icone, la démultiplication de son image sur les réseaux. Ce phénomène mériterait à lui seul une analyse. Je propose une hypothèse : c'est justement la difficulté de lecture, le côté énigmatique, crypté, quasiment mystérieux de l'œuvre derridienne (et non pas de sa personne) qui appelle cette dimension iconique. Or le livre de Yannick Bouillis est lui-même crypté. Son nom, comme je le disais, n'apparaît qu'indirectement sur une carte postale détachée du livre. Mais surtout les allusions à la pensée derridienne, cette énigme, résident à la fois dans la forme textuelle du livre (c'est bien connu, il n'y a rien en-dehors du texte) et hors livre, autre formule derridienne. Ce livre est un reste, un dépôt de paroles et d'images, une annonce d'un livre à venir dont on ne sait rien. Doit-on alors s'étonner que, pour la grande foire de la photographie Paris Photo, il ait été sélectionné dans la short list des Photobook Awards 2016? Ce changement de vocabulaire aurait certainement plu à Guy Debord. Mais la sélection, qui fait partie de la performance du livre (son performatif) prouve aussi que, pour lui aussi (lui, ici, c'est le livre), le spectaculaire et l'énigmatique se rejoignent.

Distributeur : Anagram Books (http://www.anagrambooks.com/).
Librairie parisienne où l'on peut trouver le livre : Volume, 47 rue Notre-Dame de Nazareth, 75003.
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mardi 4 octobre 2016

A Premature Ejaculation to Derrida's Glas, par Eden Amador.

  Voici un texte tout à fait étonnant sur "Glas", publié le 21 novembre 2015 sans mention d'éditeur (mais avec un ISBN), ni pagination, signé d'un joli pseudonyme, Eden Amador. L'homme qui écrit (sur ce point, il n'y a guère de doute) est gay (guère de doute non plus), ne nous laisse rien ignorer de sa passion pour le porno, de ses difficultés avec Papa et Maman, depuis les fessées jusqu'à l'incontinence urinaire, et d'autres détails plus ou moins avouables. Mais justement, justement pour cela, c'est peut-être, j'ose le dire, l'un des textes les plus pertinents jamais écrits sur "Glas", même en tenant compte de "Glassary" de John P. Leavey, (1986), de "Saving the Text" de Geoffrey Hartman (1981) et du récent numéro spécial édité par Mairead Hanrahan, "Resounding Glas".

  Donc, que disent les 83 pages de ce texte (je les ai comptées)? Que le dit Eden Amador ne lit pas ce texte sans le cosigner, dans une relation maître / esclave où c'est Derrida qui occupe la place du persécuteur adoré qui empêche la philosophie conventionnelle d'advenir. Dans "Glas", il est sans cesse question de famille, ce qui permet au lecteur de faire étalage de ses fantasmes, et aussi de témoigner de la jouissance que ce texte lui a procurée. Enfin! C'est un texte qui fait jouir, il fallait le dire, même si ça prend la forme d'une interminable séance de cure, d'un déclaration lancinante de douleur à propos du suicide paternel ou de l'"identité" du gay. Derrida a parlé d'invagination, mais n'a rien dit sur la vessie : une lacune comblée par Eden Amador. Il ne s'agit jamais dans son texte de la vessie en général, mais de sa vessie. L'amour, l'esprit, l'érection, l'organisme ou le christianisme ne sont pas impersonnels. Ce ne sont pas des abstractions. Il ne peut lire "Glas" qu'en faisant prospérer son pénis, après avoir reçu quelques coups de fouet de Kierkegaard ou de Nietzsche. Une de ses chances, que tout le monde ne partage pas, c'est qu'il a pu s'identifier à Genet en le lisant. Sans cela, "Glas" ne l'aurait peut-être pas autant travaillé à même le corps et n'aurait pas autant libéré sa parole. Il ne nie pas ses filiations, mais il ne craint pas de saboter toutes les sécurités en l'exhibant. L'essence est barbue, dit-il, mais la femme est comme le gay, elle n'y accède qu'en se rasant les jambes, et lui, the "world's first gay philosopher", il y accède par une métaphysique de l'érection ou de l'éjaculation précoce, une chose qui vient sans prévenir, sans qu'on puisse la contrôler, et sans même qu'on puisse borner la différence des sexes. Qu'arrive-t-il si les pénis fleurissent et les vagins se phallicisent? "When I drink cofee and read Derrida late in the night, I become a genius via my own contract". Voilà comment il faudrait lire "Glas", la seule façon vraie de le lire : devenir un génie, c'est-à-dire en même temps une pute (whore). Si par cette lecture tu ne deviens pas un génie, alors abstiens-toi. Mais si par cette lecture tu cherches la vérité sur toi-même, abstiens-toi aussi. Il faut de l'angoisse sadomasochique pour lire "Glas", il faut pouvoir jouir de cette torture et de cette masturbation, il faut de l'audace pour se laisser intoxiquer, il faut un corps éthique qui s'y consume, un corps factice avec poils, estomac, odeur et une queue de la taille d'un morse. Chaque fois qu'il comprend Derrida, c'est pour perdre ses mots. Il ne cherche donc plus à le comprendre, mais à la prolonger. Il en est jaloux, il voudrait entrer dans une compétition de gros mots, mais il n'y arrive pas. Le génie espéré se transforme en folie. Si les mondes de la libido et de l'intellect ne se rejoignent que dans les livres, qui est Eden Amador? S'il disait ce qu'il est, il ne pourrait plus devenir ce qu'il est, les portes se fermeraient. Il désirerait avoir la personnalité d'un philosophe, mais il n'est qu'un fragment de texte, une fente dans le temps qui se glisse dans "Glas", ce texte autoréférentiel de l'altérité autre, écrit par un rappeur manqué. Il faut cette explosion de liberté, cette lettre personnelle, cryptée, adressée personnellement à lui (Eden Amador) (comme à chacun d'entre nous), afin qu'il réponde à cette opération par quoi? Une éjaculation précoce, dit-il, un orgasme spontané. Il avait incorporé Derrida comme le père manquant, et voici qu'il doit s'en détacher. "At the end of the day, I don't understand a single letter of myself or Derrida". C'est la sentence finale, le verdict. "Is the answer somewhere between light and dark? Or do vaginas and penises reflect the same philosophical principles; pleasure, play, and spontaneous eruption?". Oui, il fallait l'écrire.