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jeudi 3 novembre 2016

Birdman, ou "La surprenante Vertu de l'Ignorance" (film d'Alejandro González Iñárritu, 2014) : "Je suis le pharmakon qui me hante"

Analyse du film parue sur cette page.

  Pourquoi faut-il qu'un acteur déjà célèbre prenne des risques disproportionnés par désir de reconnaissance dans un autre champ supposé plus noble, celui du théâtre? C'est le cas de Riggan, dont on peut dire qu'il a réussi sa carrière au cinéma grâce à des blockbusters où il jouait le rôle de Birdman (homme-oiseau). Le problème est qu'il est toujours Birdman - c'est le titre du film, il n'arrive pas à s'en débarrasser et c'est ainsi que les gens le reconnaissent. Birdman, ce nom qu'il rejette mais qui ne cesse de le poursuivre, est une chose ambiguë, à la fois son surmoi, son ange-gardien, son démon, et aussi son idéal, le chemin de son salut. Tout est équivoque dans le film. Riggan alias Birdman voudrait devenir un autre homme, un metteur en scène de théâtre respecté, mais son passé le poursuit au présent. Il voudrait privilégier le théâtre noble, mais il se retrouve à courir presque nu dans la rue, et c'est ainsi, par cette posture ridicule qui signe le héros de blockbuster, qu'il fait le buzz et se retrouve adulé sur Facebook, un réseau social dans lequel il n'est présent que par l'intermédiaire de sa fille. Et finalement c'est cette popularité involontaire et suspecte qui conduit la critique la plus intellectuelle, la plus hostile au personnage ridicule de Birdman, de se rallier à lui. Elle n'est pas convaincue, mais elle est poussée par une sorte de pression populaire d'origine obscure. On ne saura jamais de qui ce succès final est le triomphe. Et la fin du film accentue encore l'équivoque : après ce suicide raté où il fait éclater son nez, il se retrouve avec le nez de Birdman, et finit par prendre une décision, par faire un choix : il s'envole de sa chambre d'hôpital. C'est à la fois la fuite de Riggan et le triomphe de Birdman-héros, une nouvelle expérience fantastique et la réussite finale de son suicide. Riggan/Birdman ne peut pas échapper au dédoublement de son identité. Bon/mauvais, en tant qu'acteur, en tant que metteur en scène, en tant que personne hantée par les voix et les hallucinations et aussi sans doute en tant que père et mari et amant, il n'est pas seulement lié à ce pharmakon, il est ce pharmakon.

  Le titre en anglais est "The unexpected value of ignorance", traduit en français par "La surprenante Vertu de l'ignorance". L'ignorance de Riggan prend, à la fin du film, une valeur inattendue : c'est ce qui lui donne une crédibilité. Mais le paradoxe se dédouble, car cette valeur est aussi une non-valeur. Le valeureux Riggan ne vaut que par la non-valeur qu'est Birdman.

  Il est étrange que ce film ait été réalisé la même année que Bird People, de Pascale Ferran, dans lequel Audrey, le personnage principal, se transforme en moineau, en-deça de toute décision et au-delà de toute souveraineté. Dans ce film aussi, il arrive quelque chose en-deça de toute décision et au-delà de toute souveraineté. C'est la dimension du film qui oscille entre le fantastique, le magique, le fantasme et l'injonction inconsciente. Dans les deux films, le personnage principal se transforme en oiseau. L'homme-oiseau est un supplément qui n'obéit pas aux mêmes règles que celles qui s'appliquent dans le monde. A cheval sur deux économies, celle du blockbuster et de la nouvelle de Raymond Carver, Parlez-moi d'amour, il est à la fois exclu du monde courant, étranger à l'ambition et aux normes sociales, et entièrement soumis à ces normes, qui s'imposent à lui comme souci de respectabilité.

  Se tirer une balle dans le nez est une étrange façon de rater son suicide. C'est aussi une balle dans le pied, un pied-de-nez, une tentative de contourner la vie réelle par une potion magique qui se retourne en son contraire. Le suicide devient nouveau départ, où le faux nez (artefact clownesque), renonçant aux faux-semblants, remplace le vrai. De même que le film se déploie en un seul plan-séquence (faux lui aussi) où le dedans rejoint le dehors, le visible l'invisible, le conscient l'inconscient, l'intérieur du théâtre l'extériorité de Time Square, le personnage principal, caricature du vrai Batman [que l'acteur Michael Keaton a effectivement incarné] se fait accusateur et défenseur du cinéma populaire, poison et contre-poison.

mardi 18 octobre 2016

Derrida, le concept

  Draft daté du 18 octobre 2016 de l'article "Derrida, le concept" du Derridex (Les mots de Jacques Derrida). Les évolutions du texte peuvent être suivies en temps réel sur cette page.

   Il y a dans Derrida une exigence de rigueur, un choix minutieux des mots, un souci de démonstration, une continuité dans l'utilisation du vocabulaire, qui témoignent d'une attention jamais démentie à la construction de concepts. Il insiste lui-même sur cet aspect en employant souvent ce mot, à toutes les étapes de son oeuvre, ou en parlant de concept "pur", ce qui est une façon de réaffirmer l'essence conceptuelle du concept. Cela conduit à poser des questions difficiles : qu'est-ce qu'un concept? En quoi se distingue-t-il d'un simple mot de la langue, de l'utilisation courante de l'idiome? Quelle différence y a-t-il entre la mise en oeuvre de ce concept et le "concept de concept", celui de la tradition métaphysique?

1. Classique et non classique.
  La construction de concepts prolonge les contraintes logiques de la tradition classique. Elle renvoie à une logique binaire, idéalisante, récurrente dans la discussion théorico-philosophique. Mais c'est aussi un jeu, un "bricolage" à situer dans le mouvement de déconstruction, de supplémentarité et de catachrèse qui conduit à produire toujours plus de concepts, à les déployer dans des chaînes linguistiques intraduisibles les unes dans les autres. S'il existe un rapport accrédité, autorisé, entre un mot et un sens, le travail conceptuel (qui est aussi travail de la différance) revient à le déformer ou le transformer. Le résultat ne se stabilise que difficilement dans de nouveaux systèmes d'oppositions.
Les concepts qui intéressent Jacques Derrida sont doubles. D'un côté, ils distinguent, ils instaurent des limites; mais d'un autre côté, la pureté de ces limites est impossible à mettre en oeuvre. Le concept est disjoint, inadéquat à soi, une inadéquation qui n'est pas accidentelle, mais qui appartient au concept même. Par exemple, le concept de "politique" chez Carl Schmitt est indissociable d'une prise de position politique. Il se veut scientifique, mais inscrit virtuellement d'autres enjeux, un principe de ruine au coeur du discours théorique. Ce n'est pas seulement l'ennemi qui fait irruption dans le politique et dans le concept de politique; c'est l'autre en général. Ce que "veut dire" le concept n'est pas ce qu'il fait.

2. Quasi-concepts.
  Prolonger la pensée de Jacques Derrida est une opération paradoxale. D'un côté, il a lui-même enseigné que son intention, son vouloir-dire ne lui survivraient pas. Le mode opératoire des mots aujourd'hui attachés à sa signature est imprévisible. D'un autre côté, la double stratégie qu'il a initiée ne s'arrête pas nécessairement avec lui. Rien n'empêche le lecteur de lire ses concepts comme classiques et non classiques, pensables et impensables, possibles et impossibles [comme il l'a écrit]. Rien ne l'empêche de reprendre à son compte la tâche qu'il s'était donnée de transformer l'espace logique habituel, de déployer dans d'autres champs le statut d'un concept hétérogène au concept classique de concept, un quasi-concept à la fois idéal, comme tous les concepts, mais aussi irréductible et singulier; à la fois transcendantal et quasi-transcendantal (mis en mouvement par une exception, un retrait).
Derrida semble prendre un plaisir tout particulier à faire la liste de ces concepts qu'il a inventés, qu'il définit avec rigueur tout en prenant soin de les laisser équivoques et instables. Par exemple : archi-trace, différance, gramme, auto-affection, itérabilité, pharmakon, supplément, hymen, parergon, restance, etc... Cette liste n'est jamais close. A chaque fois que de nouveaux thèmes sont abordés, elle s'élargit : economimesis (pour l'art), le spectre (pour Marx), le messianique sans messianisme (pour la démocratie), et ainsi de suite. C'est ainsi que se greffent, sur d'anciens concepts, des restes irréductibles à la hiérarchie dominante.
Chaque fois, à la façon d'une fiction ou d'une fable, le concept ou quasi-concept énonce une vérité qui est aussi une non-vérité (issue d'un "comme si", d'un coup de force, on peut l'accuser de bêtise).

3. Concepts purs pensables, mais impossibles.
  Et pourtant le quasi-concept opère comme concept. La pensée derridienne est très structurée, elle ne cesse de revenir sur des formulations stables et réitérées. Il répète les mêmes mots, il insiste, et souvent il renvoie en note à des textes antérieurs. Par exemple, parlant du concept de nature (physis), il renvoie au concept de différance - non sans ambiguité car il avait indiqué par ailleurs que la différance n'était pas un concept. Ou bien lorsqu'il explique que l'hospitalité, le pardon, le don ou l'au-delà du souverain, en tant que concepts purs, sont pensables mais impossibles.
Jouer avec les concepts, c'est les préserver rigoureusement comme concepts, et en même temps les faire glisser, les pousser jusqu'au point singulier où ils perdent leur place dans l'organisation binaire du monde. D'un côté, il y a du non-conceptuel, de l'inconceptualisable, de l'irréductible au concept, même si on lui donne un nom comme : le jeu de la différance, khôra, le subjectile - ou l'animal. D'un autre côté, le simple fait d'énoncer "Il y a" présuppose le pensable. Si, par exemple, j'énonce qu'il y a du don, même si j'avance que le don est impossible, je le rends pensable. Si je propose le concept de ville-refuge, je vais plus loin, j'engage ma responsabilité. Et si j'accepte l'héritage du concept de déconstruction, c'est devant la mémoire, et aussi devant la justice.
Pour qualifier la logique qui gouverne le mouvement de ces concepts, Jacques Derrida parle d'une "graphique" - nom féminin qui, employé dans ce sens, est lui aussi un néologisme. La graphique est une logique déconstruite, celle de la restance. Si elle se rattache aux Lumières modernes, c'est pour ouvrir cet espace à la contamination ou la dissémination d'un autre espace - dans une zone hybride entre pensée et philosophie.

4. Autres chemins vers le concept.
  Dans ce déploiement du concept possible/impossible mais fécond, productif, performatif, prennent place (entre autres)
- le concept sans concept, sur le modèle de la beauté chez Kant,
- le non-concept : un mot intraduisible, qui n'a pas de contenu sémantique au-delà du langage,
- la désidentification du concept : le silence au coeur de la parole,
- un concept singulier, fantomatique, insaisissable quoique rigoureux, comme le punctum de Roland Barthes. De ces concepts-là, on peut toujours faire des schibboleth à la singularité chiffrée, irréductible à tout savoir.
- ou encore une forme conceptuelle inouïe, qui pense en même temps l'événement et la machine.
De simples mots de la langue, comme le clin d'oeil, ou des néologismes, peuvent opérer comme concepts; mais inversement des mots qui ressemblent à des concepts n'en sont pas.

5. La dissolution d'aujourd'hui.
  Il n'y a plus de frontières stables et déterminées. Avec la dislocation des limites territoriales ou politiques vient celle des concepts. Quand on ne sait plus qui est l'ami ou l'ennemi, ce qui est légal ou illégal, où commencent le public et le privé, alors il n'y a plus de fondement. Dans ce chaos, ce fond sans fond, au lieu des concepts vient une bouche béante, sans voix.

6. Le concept-archive, peut-être.
  Si le concept de concept est si difficile à conceptualiser, c'est parce qu'il se forme comme une archive. D'une part, il/elle doit être conservée, consignée, refoulée, réprimée (il/elle met en oeuvre la pulsion de mort), et d'autre part, il/elle doit ouvrir sur l'avenir. Les deux sont liés. Pour laisser venir le nouveau, laisser se former le concept, il faut une part d'impensé, d'inadéquation. Tout concept est un concept du "peut-être".
  Freud, qui restait attaché à la science tout en inaugurant une science de l'archive d'un tout autre type, a dû former des concepts fendus, divisés, contradictoires. Il a laissé sa marque sur le concept - qui ne s'en remettra peut-être pas.

mercredi 12 octobre 2016

I Absolutely Forbade All Public Photographs of Myself (Jacques Derrida, Yannick Bouillis, 2002-2016)

  Je voudrais dire un mot sur un livre resté jusqu'à présent très confidentiel (car il n'est distribué ni par les libraires (ou presque), ni par les éditeurs, ni même par Amazon. Loin de moi l'idée d'en exagérer l'importance parce qu'il a été retenu sur la "short list" des "Photobook awards 2016" de la grande foire de la photographie Paris-Photo qui va avoir lieu, à Paris, du 10 au 13 novembre prochains. Mais bon, j'ai l'impression que pour ceux qui s'intéressent à la photographie, à ce que Derrida en dit et à ce qui en est fait à propos de lui (son image, autrefois interdite de publication, étant devenue une sorte d'icone exhibée dès qu'il est question de "post-structuralisme"), la performance de Yannick Bouillis pourrait trouver une petite place dans les annales. 

  Dans le titre de cet article, j'ai indiqué, pour ce livre paru en 2016, deux co-auteurs ou co-signataires (Jacques Derrida et Yannick Bouillis), mais j'ai peut-être eu tort. Peut-être n'y en a-t-il eu qu'un seul, ou aucun, ou plus de deux, en comptant l'intervieweuse du Los Angeles Week dont je ne connais pas le nom, et éventuellement d'autres intervenants liés au contexte de cette interview, notamment Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, réalisateurs du film qui en a été l'occasion et qui a aussi fait l'objet d'un livre publié en 2005, Screeplay and Essays on the Film Derrida, qui contient d'autres interviews de Jacques Derrida autour du même thème. A noter d'ailleurs que cette interview, qui se promène sans source sur Youtube, est reproduite dans les extras du DVD du film, sous le titre no photos, distinct du titre annoncé par Yannick Bouillis, On Photography., et aussi du titre retenu pour le livre, I Absolutely Forbade All Public Photographs of Myself, qui traduit la phrase prononcée par Derrida en français : J'interdisais absolument toute espèce de photographie publique de moi. Mais tout cela a-t-il de l'importance? Est-ce moi, ou est-ce le livre lui-même, qui sème la confusion sur la question de l'auteur et du titre? Et pourquoi cette question est-elle soulevée à propos de la photographie?
Supposons que ce livre qu'on peut considérer comme posthume par rapport à l'un de ses signataires, tel qu'il est, ait pu être signé par Derrida de son vivant. Ce n'est qu'une hypothèse, mais je crois pouvoir la soutenir non pas à partir du texte lui-même, mais à partir de sa présentation, qui reprend celle de deux textes incontestablement signés par lui : Survivre (texte de 1979 publié dans Parages en 1986) et Circonfession (texte autobiographique de 1991). Dans ces trois cas, le texte de Derrida est inscrit en bas de chaque page. Dans Survivre, il souligne un autre écrit de Derrida, dans Circonfession il souligne un écrit de Geoffrey Bennington, et dans ce livre-là, il est sous l'image - comme la plupart des légendes. Des photographies sont disposées au-dessus de lui, sur lui, en plus, par-dessus le marché. Visuellement, elles s'ajoutent à l'interview de l'extérieur, mais par rapport au contenu, c'est de l'intérieur qu'elles s'ajoutent. Pour employer le vocabulaire derridien, disons que, entre texte et image, ça s'invagine. Or, étrangement, Survivre a été écrit la même année que celle où Derrida a cessé de proscrire la reproduction publique de son image : 1979.

  Quand on lui demande pourquoi il a interdit, jusqu'à cette date, la publication de toute photo de lui-même, il répond : "Pourquoi? C'est une histoire très compliquée, mais une raison, probablement, parmi d'autres, c'est que je croyais que le discours que je tenais, que ce que j'écrivais sur l'écriture, sur la littérature, sur la chose littéraire, etc., devait conduire socialement et politiquement à la défétichisation de l'auteur". L'argument est étrange. Il récuse tout anonymat, signant de son nom tous ses textes (contrairement à ce que voulait faire Maurice Blanchot à la même époque), il garde soigneusement tous ses documents pour la postérité, ce qui semble plutôt confirmer et même renforcer la notion d'auteur, mais la photographie de son visage, et seulement elle, le dérange. Pourquoi? Il n'aime pas son image, dit-il, elle est source d'angoisse. Peut-on se satisfaire de cette explication complémentaire, à caractère psychologique? Mais ce qui m'intéresse ici, ce ne sont pas les réponses de Derrida qu'on peut commenter par ailleurs, c'est ce que Yannick Bouillis en fait. Il emprunte un texte, il lui donne un titre qui est aussi une citation [à la façon dont les psaumes ou les chapitres de la bible hébraïque reçoivent pour titres leurs premiers mots, un procédé de mise en abyme que Derrida lui-même utilise, par exemple dans La vérité en peinture], il appelle un auteur non pas par son nom mais par des photographies, et lui-même (Yannick Bouillis), à l'intérieur du livre, ne signe pas. Son nom n'apparaît qu'à l'extérieur, sur une carte postale : redoublement en abyme de l'invagination, extériorisation de la signature, qui ne surplombe plus le livre. Voici qui semble justifier mon choix : pour autant qu'il y ait encore de l'auteur, pour autant que la fonction auctoriale ait encore un sens, Yannick Bouillis est bien l'auteur de cet objet - mais un auteur qui se dissimule tout autant que Jacques Derrida avant 1979.

  Sur la carte postale glissée au milieu du livre, un mot attire l'attention : copyright. Pour ce collage ou ce montage d'images récupérées sur Internet, la question des droits d'auteur se pose et s'impose. Le "publisher and editor" (Yannick Bouillis), qui a semble-t-il fait publier à compte d'auteur des textes et des images dont il n'est pas l'auteur, s'en sort avec cette formule simple : ©2016, the authors for their own work. Voilà une question résolue, et en même temps gardée irrésolue. Etrangement, les seuls auteurs (au sens des droits voisins) qui soient nommément mentionnés comme tels sur la carte postale sont les deux designers (Virginie Gauthier et François Girard-Meunier). Le souci derridien d'avant 1979 est donc, sur un autre mode, respecté, puisque l'auteur effectif du livre (Yannick Bouillis), celui qui en a inventé la performance et devrait donc en être le détenteur exclusif, reste caché. Il semble n'avoir aucun droit, mais il a aussi tous les droits - comme tout photographe, disait Derrida en 1985, dans Lecture de Droits de Regards de Marie-Françoise Plissart. Or c'est précisément cette particularité de la photographie, d'avoir un absolu droit de regards, qui inquiétait Derrida et qui probablement l'inquiète toujours au moment de l'interview, même s'il a renoncé à contrôler son image publique.

  Ce livre est construit sur le contraste entre l'exigence très stricte de Derrida avant 1979, J'interdis absolument toute publication de photographies de moi-même, et ce qui est arrivé ensuite, sa transformation spectaculaire en icone, la démultiplication de son image sur les réseaux. Ce phénomène mériterait à lui seul une analyse. Je propose une hypothèse : c'est justement la difficulté de lecture, le côté énigmatique, crypté, quasiment mystérieux de l'œuvre derridienne (et non pas de sa personne) qui appelle cette dimension iconique. Or le livre de Yannick Bouillis est lui-même crypté. Son nom, comme je le disais, n'apparaît qu'indirectement sur une carte postale détachée du livre. Mais surtout les allusions à la pensée derridienne, cette énigme, résident à la fois dans la forme textuelle du livre (c'est bien connu, il n'y a rien en-dehors du texte) et hors livre, autre formule derridienne. Ce livre est un reste, un dépôt de paroles et d'images, une annonce d'un livre à venir dont on ne sait rien. Doit-on alors s'étonner que, pour la grande foire de la photographie Paris Photo, il ait été sélectionné dans la short list des Photobook Awards 2016? Ce changement de vocabulaire aurait certainement plu à Guy Debord. Mais la sélection, qui fait partie de la performance du livre (son performatif) prouve aussi que, pour lui aussi (lui, ici, c'est le livre), le spectaculaire et l'énigmatique se rejoignent.

Distributeur : Anagram Books (http://www.anagrambooks.com/).
Librairie parisienne où l'on peut trouver le livre : Volume, 47 rue Notre-Dame de Nazareth, 75003.
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mardi 4 octobre 2016

A Premature Ejaculation to Derrida's Glas, par Eden Amador.

  Voici un texte tout à fait étonnant sur "Glas", publié le 21 novembre 2015 sans mention d'éditeur (mais avec un ISBN), ni pagination, signé d'un joli pseudonyme, Eden Amador. L'homme qui écrit (sur ce point, il n'y a guère de doute) est gay (guère de doute non plus), ne nous laisse rien ignorer de sa passion pour le porno, de ses difficultés avec Papa et Maman, depuis les fessées jusqu'à l'incontinence urinaire, et d'autres détails plus ou moins avouables. Mais justement, justement pour cela, c'est peut-être, j'ose le dire, l'un des textes les plus pertinents jamais écrits sur "Glas", même en tenant compte de "Glassary" de John P. Leavey, (1986), de "Saving the Text" de Geoffrey Hartman (1981) et du récent numéro spécial édité par Mairead Hanrahan, "Resounding Glas".

  Donc, que disent les 83 pages de ce texte (je les ai comptées)? Que le dit Eden Amador ne lit pas ce texte sans le cosigner, dans une relation maître / esclave où c'est Derrida qui occupe la place du persécuteur adoré qui empêche la philosophie conventionnelle d'advenir. Dans "Glas", il est sans cesse question de famille, ce qui permet au lecteur de faire étalage de ses fantasmes, et aussi de témoigner de la jouissance que ce texte lui a procurée. Enfin! C'est un texte qui fait jouir, il fallait le dire, même si ça prend la forme d'une interminable séance de cure, d'un déclaration lancinante de douleur à propos du suicide paternel ou de l'"identité" du gay. Derrida a parlé d'invagination, mais n'a rien dit sur la vessie : une lacune comblée par Eden Amador. Il ne s'agit jamais dans son texte de la vessie en général, mais de sa vessie. L'amour, l'esprit, l'érection, l'organisme ou le christianisme ne sont pas impersonnels. Ce ne sont pas des abstractions. Il ne peut lire "Glas" qu'en faisant prospérer son pénis, après avoir reçu quelques coups de fouet de Kierkegaard ou de Nietzsche. Une de ses chances, que tout le monde ne partage pas, c'est qu'il a pu s'identifier à Genet en le lisant. Sans cela, "Glas" ne l'aurait peut-être pas autant travaillé à même le corps et n'aurait pas autant libéré sa parole. Il ne nie pas ses filiations, mais il ne craint pas de saboter toutes les sécurités en l'exhibant. L'essence est barbue, dit-il, mais la femme est comme le gay, elle n'y accède qu'en se rasant les jambes, et lui, the "world's first gay philosopher", il y accède par une métaphysique de l'érection ou de l'éjaculation précoce, une chose qui vient sans prévenir, sans qu'on puisse la contrôler, et sans même qu'on puisse borner la différence des sexes. Qu'arrive-t-il si les pénis fleurissent et les vagins se phallicisent? "When I drink cofee and read Derrida late in the night, I become a genius via my own contract". Voilà comment il faudrait lire "Glas", la seule façon vraie de le lire : devenir un génie, c'est-à-dire en même temps une pute (whore). Si par cette lecture tu ne deviens pas un génie, alors abstiens-toi. Mais si par cette lecture tu cherches la vérité sur toi-même, abstiens-toi aussi. Il faut de l'angoisse sadomasochique pour lire "Glas", il faut pouvoir jouir de cette torture et de cette masturbation, il faut de l'audace pour se laisser intoxiquer, il faut un corps éthique qui s'y consume, un corps factice avec poils, estomac, odeur et une queue de la taille d'un morse. Chaque fois qu'il comprend Derrida, c'est pour perdre ses mots. Il ne cherche donc plus à le comprendre, mais à la prolonger. Il en est jaloux, il voudrait entrer dans une compétition de gros mots, mais il n'y arrive pas. Le génie espéré se transforme en folie. Si les mondes de la libido et de l'intellect ne se rejoignent que dans les livres, qui est Eden Amador? S'il disait ce qu'il est, il ne pourrait plus devenir ce qu'il est, les portes se fermeraient. Il désirerait avoir la personnalité d'un philosophe, mais il n'est qu'un fragment de texte, une fente dans le temps qui se glisse dans "Glas", ce texte autoréférentiel de l'altérité autre, écrit par un rappeur manqué. Il faut cette explosion de liberté, cette lettre personnelle, cryptée, adressée personnellement à lui (Eden Amador) (comme à chacun d'entre nous), afin qu'il réponde à cette opération par quoi? Une éjaculation précoce, dit-il, un orgasme spontané. Il avait incorporé Derrida comme le père manquant, et voici qu'il doit s'en détacher. "At the end of the day, I don't understand a single letter of myself or Derrida". C'est la sentence finale, le verdict. "Is the answer somewhere between light and dark? Or do vaginas and penises reflect the same philosophical principles; pleasure, play, and spontaneous eruption?". Oui, il fallait l'écrire.

mercredi 21 septembre 2016

Jacques Derrida et la photographie

  Version datée du 21 septembre 2016 de l'article "Derrida, la photographie", publié sur cette page du Derridex (Les mots de Jacques Derrida).


1. L'"art" sans voix, l'oeuvre comme telle.
  Jacques Derrida reste dubitatif quant à l'existence même de ce qu'il est convenu de nommer l'"art". D'un côté, il marque ses distances par rapport à cette notion qui n'est qu'un effet de discours (voir ici). Il l'attribue à d'autres (par exemple Roland Barthes). D'un autre côté, il distingue entre les arts sans voix, auxquels il a consacré des livres (la photographie, le dessin, la peinture) et les pratiques de parole qui sont soumises au discours, au logos, à la voix, comme le théâtre ou le cinéma (quoiqu'il ait contribué à un livre sur un film, mais c'est un film dont il est le principal acteur]. [Sans doute faut-il mettre à part la musique; s'il en parle peu, nous supposerons que c'est parce qu'on ne peut rien en dire]. Quand il est question d'art, c'est souvent la photographie qui vient au premier plan. S'il y avait un art de la photographie, que pourrait-on en dire? Il faudrait le laisser s'interpréter lui-même, laisser l'appareil optique révéler une vérité qui s'exposerait dans le système de son fonctionnement, dans le procès de son développement - c'est-à-dire par auto-affection. Alors que le discours de l'histoire de l'art suppose des cadres, des limites, il y aurait dans la photographie une autre jouissance, un mouvement inarrêtable.
  Si pas un mot n'est prononcé, dit au présent, de vive voix, comme dans le roman-photo de Marie-Françoise Plissart, Droit de regards, si même aucune parole n'est citée comme ayant été dite au présent, s'il ne reste que de la trace, de l'empreinte, c'est le regardeur qui est incité à la lecture, voire à la rhétorique, c'est lui qui est mis en demeure de faire parler l'image, de raconter une histoire, c'est lui qui prend la responsabilité de l'énonciation. Une image dissociée de toute légende ou commentaire ne répond pas, elle le laisse seul, dans l'obligation de lire ou d'interpréter des marques qu'aucun discours ne peut saturer. Si Droit de regards convient particulièrement à Jacques Derrida, s'il peut donner à ce livre le qualificatif d'"oeuvre", voire de "chef d'oeuvre" - de manière répétée dans son texte -, c'est à cause de l'absence de toute discursivité ou expressivité. Les séquences se suivent sans faire sens. Ce type d'oeuvre photographique qui n'appartient à aucun genre déterminé (ni roman photo, ni récit) pourrait être posé comme paradigme de l'oeuvre en général. Elle laisse la pensée en suspens, en souffrance, sans voix. Derrida lui-même se positionne en lecteur qui répond à cet appel, qui nomme, raconte, s'approprie - tout en conservant une dimension de détachement, d'ignorance, de non-savoir - celle qui fait l'oeuvre.

2. Un genre mutique.
  Pour que la photo se fasse oeuvre, il faut donc savoir se taire. Sans doute la photographie doit-elle, elle aussi, passer par des montages qui sont de l'ordre d'une rhétorique. Elle a sa façon de commander les mots. Mais son essence est d'être silencieuse. Dans Droit de regards, on trouve des photos de photos (une photo qui montre une autre photo accrochée sur un mur). Le livre dans lequel sont présentées les photographies est une suite de séquences qu'on peut lire dans plusieurs sens, qui peut être bougée, déplacée, inversée, sans pour autant convoquer un sujet qui l'intégrerait dans un récit. La photographie invite à de multiples retraits : de la totalité, du sujet, et aussi des vocables. Chaque mot qui vient est appelé à se retirer, mais si nous restons dans la logique de l'oeuvre, nous ne succombons pas au désir de mots, nous respectons la loi qui nous limite au regard. Comme telle, la photographie est un objet silencieux, irrémédiablement dépourvu de sens et d'explication, irréductible au verbiage par lequel nous essayons de l'encadrer. L'oeuvre s'auto-affecte, hors-discours, hors-parole, c'est-à-dire hors présence subjective : elle ne dépend pas du récit que nous construisons sur elle. Si Droit de regards est une oeuvre, c'est parce que cette série de photos laisse une liberté quasiment illimitée. Elle met en mouvement un jeu dont les règles sont sous-entendues dans l'oeuvre même (c'est, comme en littérature, le jeu de la différance). La vaste demeure de Marie-Françoise Plissart doit rester vide. Elle pense d'elle-même et ne laisse nul autre penser à sa place.

3. Photographie et psychanalyse.
  Dans La Vérité en peinture (p202), Derrida commente le passage de L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique où Walter Benjamin rapproche l'émergence du cinéma et celle de la psychanalyse. Tous deux, dit Benjamin, ouvrent l'accès à l'inconscient. Cette observation vaut aussi pour la photographie. Son émergence et celle la psychanalyse sont concomitantes. Elles conviennent l'une à l'autre et forment ensemble un seul événement. Lequel? Des fragments peuvent être déplacés, découpés, montés, substitués les uns aux autres. La psychanalyse comme la photogrphie établissent les règles de leur propre action. Etrangères à la langue, insoumises à l'autorité de la voix, elles se donnent le droit de tout voir.

4. Culture du détail, spectralité.
  Benjamin précise dans un autre texte (Petite histoire de la photographie) que certaines photographies révèlent des agencements invisibles à l'oeil courant, font trou dans l'image. Pour Derrida, ce phénomène renvoie à la déconstruction. Avec la disparition de l'aura, la notion d'authenticité (douteuse car liée à une distinction entre production et reproduction, à une structure d'origine, voire à une position d'esthète à laquelle Benjamin reste attaché) est emportée. A la place du culte religieux de l'objet, vient le politique. En privilégiant le détail, la photographie (comme la psychanalyse) fait échec à la globalisation, elle résiste à tout pouvoir totalisant. C'est une culture, voire une religions du détail. D'un côté, chaque partie peut représenter le tout et être magnifiée (c'est le retour de la totalité), mais d'un autre côté, elle s'oppose avec violence au panoptikon. "Le diable est dans les détails", une sorte de peste qui échappe à la pensée globalisante.
  Supposons une photo qui donne à voir un panorama. Comme panorama, il se donne comme un tout. Mais ce n'est qu'une prétendue totalisation. Ce tout est cadré, il n'est qu'une partie d'un autre tout que nous supposons, qu'on ne voit pas ou qui ne se voit plus, un tout plus ancien qui se serait retiré afin que ce panorama-là puisse se détacher, à moins qu'il ne soit qu'un fragment d'une totalité qui serait encore à venir. Pour mettre en scène, l'oeuvre détruit la scène. Le trait photographique divise et traverse, mais n'élimine ni le désir de rassembler qui commande le regard, ni l'économie rhétorique des photographies qui veulent dire quelque chose du tout.
  Les photos sont toujours mises en série, soit par catégories (portraits, paysages, natures mortes, etc.), soit par situations (même pellicule, même photographe, même lieu, etc.), soit par leur présentation (livre, exposition, conservation, etc.), soit autrement. Dans chaque série, elles renvoient les unes aux autres. C'est cette mise en abyme qui fait la loi, quoi qu'en disent le photographe ou le commentateur.
Le corps de l'autre ne peut se montrer en photo que partie par partie. Il y a promesse de totalité, désir de rassemblement, mais cet ensemble est fantômatique. Photographié, le corps revient comme spectralité, revenance.

5. Faire droit à l'autre.
  Tout en instaurant un ordre, en assignant une place au sujet, certaines photographies produisent un effet dissymétrique. Certes, nous voyons la photo, mais c'est surtout elle qui nous regarde (Echographies de la télévision, p138). Ce visage dont émane un flux de lumière n'est pas une archive dont je peux disposer. Il était là avant moi, comme un spectre. S'il me saisit, ce n'est pas parce que je fais le constat de mon existence passée, c'est parce que l'autre me regarde. Il porte une injonction, un ordre, une loi qui ne sont pas les miennes, mais celles de sa singularité, du monde qui était le sien, de l'infinité possible des expériences qu'il a vécu ou qu'il aurait pu vivre ou dont il a ouvert la possibilité. Ce point singulier, ce point-origine décrit par Derrida, c'est celui de l'arrivant absolu qui ouvre la singularité d'un monde (un enfant) - et aussi celui de l'apparaître, condition de toutes les différences ou systèmes de traces. Ainsi peut-on dire de la photographie qu'elle invente l'autre.
  "S'il y a un art de la photographie (au-delà des genres déterminés, et donc dans un espace quasi transcendantal), il est là. Il ne suspend pas la référence, il éloigne indéfiniment un certain type de réalité, celle du référent perceptible. Il donne droit à l'autre, il ouvre l'incertitude infinie du rapport au tout autre, ce rapport sans rapport" (Lecture de "Droit de Regards" de Marie-François Plissart, pXXXV).
  Peut-être y a-t-il corrélation, y compris historique, entre l'émergence de l'altérité (comme notion, concept, norme invitant à la tolérance, à l'accueil de l'autre etc...) et l'invention de la photographie, comme si le fait de se voir soi-même, comme un autre, en photo, sans qu'un miroir soit nécessaire, traçait une ligne d'équivalence entre le visage de l'autre et sa saisie. Peut-être fallait-il cela préalablement pour que les deux convergent dans la psychanalyse.

6. Unicité, singularité.
  Dans Prégnances, Lavis de Colette Deblé. Peintures (p17), Derrida compare le liquide dans lequel le négatif de la photographie analogique se révèle au liquide amniotique. Ce qui naît alors, à même le papier sensible, sans séparation, en aveugle, est une vérité tremblante et silencieuse, une vérité intouchable-intangible, imbibée de mémoire, charnelle et spectrale, livrée à la caresse, laissée à interpréter. Qu'on reproduise la photographie autant de fois qu'on le voudra, il restera toujours ce moment unique : quand la lumière, dans le bain photographique, s'est inscrite. En peinture comme en photographie, la série ne dissout pas la singularité. Quand, par exemple, dans une aile de musée, "plus d'une" représentation du corps féminin est montrée, ce qui est donné à penser n'est pas la Femme dans la Peinture (la femme en général), mais chaque fois une femme - c'est-à-dire l'essence de l'engendrement. A chaque naissance, un être nouveau. Cela vaut pour toutes les séries picturales, des Souliers de Van Gogh aux boîtes-cercueils de Gérard Titus-Carmel. Toutes sont hantées par l'unicité du modèle - qui n'est qu'un spectre.

7. La figure exemplaire de ce qui suspend la mort.
  A propos d'une série de photos prises par Jean-François Bonhomme, à Athènes, dans les années 1980, Jacques Derrida fait observer que, d'une part, chaque photo témoigne, dès l'instant où elle est prise, d'un référent disparu, dont elle porte le deuil; et d'autre part, chaque photo est encore présente, elle peut être vue, regardée, ce qui retarde la disparition du référent, ce qui suspend sa mort. Cela le conduit, dans Demeure, Athènes, à répéter une phrase : Nous nous devons à la mort. Cette phrase est un verdict, une sentence. Nous sommes condamnés à disparaître. Mais par la photographie, un reste énigmatique survit qui permet d'ignorer cette sentence, de la laisser en suspens. Dans l'écart entre le premier "nous" et le second "nous", il y a place pour une incertitude. La photographie n'archive pas qu'un passé, elle archive aussi un présent à venir, inconnu. C'est une protestation contre le devoir, la culpabilité. Tant qu'un autre regard pourra la lire, l'interpréter, cette trace qui n'arrive qu'à s'effacer, elle persiste encore.
  La photographie est, dit-on, instantanée. Mais par structure, dès le déclenchement de l'appareil, elle produit du retard. Il y a toujours retardement, espacement, différance. C'est ce retard à demeure, incalculable, qui donne le plus à penser. En se logeant dans cet écart, l'oeuvre proteste contre la sentence de mort. Chaque photo porte une reconnaissance de dette auprès de la mort, et aussi le rêve d'un sursis, au-delà du deuil. Quand, dans une série, elle en appelle à une autre, ou quand, par le biais d'une photographie, nous nous rapportons à nous-mêmes, nous ne faisons pas que retarder une disparition à laquelle nous sommes condamnés. Ce que nous laissons venir dans le temps du suspens vient en plus de la vie.

Recension du livre de Jacques Derrida, "Demeure, Athènes" (1996, réédité en 2009).

  Cette analyse a été publiée sur cette page du site www.idixa.net sous le titre : "Nous nous devons à la mort", mais nous pouvons ignorer cette sentence, la laisser en suspens, par des retards dont la figure exemplaire est la photographie.

1. Des séries.
  Le livre de Jacques Derrida Demeure, Athènes, publié en 1996 et réédité en 2009, est un commentaire d'une série de 34 photographies de Jean-François Bonhomme, 34 clichés qui renvoient les uns aux autres, se répondent, s'appellent. Répétée au début du cliché numéroté I par Derrida (p13), la phrase "Nous nous devons à la mort" opère dans le livre comme une sorte de deuxième titre, un redoublement qui, bien que postérieur, viendrait avant le titre même, à moins que ce ne soit le titre qui en soit une reprise, une réitération. En tous cas quand cette phrase lui est venue, le 3 juillet 1996 (l'année est mentionnée à la fin du texte, p51), Jacques Derrida se trouvait à Athènes - c'est-à-dire sur le lieu où les photos de Jean-François Bonhomme ont été prises. Il a donc reçu ces photographies avant de se rendre sur place - un voyage qui répétait d'autres voyages antérieurs - autre façon de réitérer, au présent, un geste déjà fait. La forme qu'il a choisie pour ce livre aligne 20 chapitres qu'il nomme "clichés" (en chiffres romains), alors que 34 "clichés" photographiques de J-F Bonhomme sont montrés (en chiffres arabes). Tout le livre joue sur le déséquilibre de ces mises en abyme.
  Remarquons ce point important pour nous : cette phrase, "Nous nous devons à la mort", Jacques Derrida l'énonce à propos d'une oeuvre. Laquelle? Peut-être la série plus vaste, probablement presque infinie, de toutes les photos prises par Jean-François Bonhomme à Athènes en 15 ans, dont 34 seulement nous sont montrées dans le livre. Cette série peut faire penser à d'autres séries analysées dans l'oeuvre derridienne : le roman-photo muet de Droits de regards, de Marie-Françoise Plissart (1985); les 127 boîtes-cercueils de Gérard Titus-Carmel (dans La Vérité en peinture, 1978); les Souliers de Van Gogh (toujours dans La Vérité en peinture), sans parler de la sériature lévinassienne (dans En ce moment même dans cet ouvrage me voici, 1980). Ce qui est singulier dans cette série derridienne des oeuvres composées elles-mêmes de séries, c'est que dans chaque cas il insiste sur ce qui est devenu indicible ou indescriptible, perdu, mais qui cependant, par la survivance d'un reste énigmatique, peut cependant être vu ou dit. Ce qui s'est retiré, par exemple l'ambiance de ces rues d'Athènes avant la modernisation de la ville, est à la fois déjà mort et pas tout à fait mort. Non seulement cette chose tarde à mourir, mais sa sur-vie vient en plus de ce qu'elle aura été, qui ne se réduit pas à ce qu'elle a été.

2. Une phrase, un deuil.
  Revenons donc à cette phrase, "Nous nous devons à la mort" dont on peut dire qu'elle est la phrase d'origine du livre. Elle vient juste après le titre, Demeure, Athènes, et pourtant elle le précède. Jacques Derrida réécrira à de nombreuses reprises dans le livre cette phrase qui lui est venue à midi, dit-il, un jour où le soleil tombait (et cela n'est pas sans importance, il aura fallu que le soleil tombe). La phrase, choisie pour sa polysémie. porte un sens général - notre rapport à la mort - et d'autres significations qui renvoient à la photographie. Nous devons mourir, il le faut, nous sommes mortels. Chaque photographie ou chaque série de photographies dit cette obligation, ce devoir, cette dette. Dans cette phrase, le "nous" est chacun d'entre nous et aussi la photo elle-même qui déjà porte le deuil d'un référent supposé (ce qu'elle "représente" et qui a définitivement disparu) et aussi des autres photos, car puisqu'il s'agit d'une série de photos, chacune renvoie à une autre.
  Si nous nous devons à la mort, c'est que nous avons déjà fait le deuil de nous-mêmes, nous sommes déjà morts. Une photographie est une archive. Dès le moment où elle est "prise", elle témoigne de ce qui est d'avance condamné à disparaître, et dont elle porte le deuil. Malgré le compte à rebours, le verdict est tombé : rien ne sera sauvé. Jacques Derrida compare cette situation à celle de Socrate au cap Sounion : il sait qu'il est condamné à mort, il le reconnaît, mais il profite d'un événement fortuit, qui retarde l'exécution, pour rêver. L'important n'est pas que le réveil annonce la date de sa mort, l'important, c'est qu'il rêve.
  Dans Nous nous devons à la mort, il y a deux fois "nous". Pour que nous nous rapportions à nous-même, il faut que le premier "nous" soit différent du second.

3. Du retardement à la protestation.
  Tous les appareils photographiques disposent aujourd'hui d'un dispositif-retard, qui permet à l'opérateur de déclencher le cliché plus tard, par exemple pour y figurer lui-même. Jacques Derrida insiste sur ce retard, qui ouvre la possibilité d'archiver un présent à venir. Il peut être tramé d'avance, mais sa durée pourrait aussi en principe être indécidable, voire infinie. C'est ce retard, qui surgit avant le temps même (la différance), qui intéresse Derrida. C'est lui qu'il retrouve, par exemple, dans la condamnation à mort de Socrate.
  Dans la phrase "Nous nous devons à la mort", il ne s'agit pas, ou pas seulement, de se dévouer à la mort, comme le laisse entendre la "grande tradition post-socratique et sacrificielle de l'être-pour-la-mort", il ne s'agit pas, ou pas seulement, de respecter les morts, il ne s'agit pas non plus d'une culture de la perte ou du manque, il s'agit, par le redoublement du "nous", de suspendre le sujet et la phrase elle-même. "Nous nous devons", c'est dire que nous nous rapportons à nous-mêmes, par un contrat d'avant tout contrat, par une hétéronomie primitive, en opposant un premier "nous" (celui de la dette) à un autre "nous", celui du "vivant innocent qui à jamais ignore la mort".
Et voilà donc où Derrida voulait en venir : la photographie est toujours là, elle proteste, elle suspend l'injontion. Entre l'instant où elle est prise et celui où elle est regardée, elle reporte la mort, et ce retardement, cet espacement n'a pas de limite. Il est à la place du rêve de Socrate : une survie indécidable, au-delà du deuil, plus que la vie, un écart dans lequel une oeuvre peut se loger.
  Pourquoi Derrida insiste-t-il tellement, dans ce texte, sur le soleil? Dans les intervalles, les entre-nous, sa trace persiste. Elle a encore lieu, elle arrive, même si elle n'arrive qu'à s'effacer, comme il l'explique en 1986 dans Comment ne pas parler. C'est cette trace quasiment disparue qui surprend, qui résiste à la religion du deuil, la dette, le devoir, la culpabilité. Elle porte une protestation innocente, celle d'un vivant qui peut déclarer qu'il ignore la mort. Il y aura, pour l'éternité, du soleil, dans chaque photographie qui restera.

jeudi 1 septembre 2016

Présentation du texte de Maurice Blanchot, "La littérature et le droit à la mort"

  On peut voir une autre présentation de ce texte sur cette page.


1. Un rapport au rien.
  Dès les premières pages de son texte de 1947, La littérature et le droit à la mort, Maurice Blanchot pose, dans un rapport au rien, la question de la littérature. L'écrivain, explique-t-il, va de l'avant, mais dans le vide, sans quitter son point de départ. Quand il se soucie de la littérature, c'est de son néant qu'il parle, de son infatuation, voire son imposture (elle est mystificatrice, elle trompe), son illégitimité (la littérature elle-même n'a pas le droit de s'interroger sur sa valeur). La littérature est irréelle, elle n'est pas sérieuse, elle est l'élément du vide. Elle est vaine, vague, impure, volatile, volatilisante. Sa causticité, c'est que, d'elle-même, elle détruit ce qu'elle a d'important.
Mais ce néant, cette nullité, c'est sa force, une force extraordinaire, merveilleuse; c'est sa puissance, une puissance qui ne lui vient pas du dehors, qui travaille obscurément en elle. Les talents d'un écrivain n'existent pas avant l'oeuvre, et l'oeuvre elle-même ne peut pas être projetée, mais seulement réalisée. Avant l'oeuvre, aucun auteur n'existe. Seule existe l'impossibilité de l'écrire. La littérature coïncide au départ avec rien, ou avec la plus futile des coïncidences. Elle commence à partir de rien, mais quand l'oeuvre est écrite, elle est tout. L'auteur est tout entier dans l'oeuvre, et l'oeuvre est nécessairement universelle et vraie. Dès que d'autres s'y intéressent, elle devient l'oeuvre des autres, et en tant qu'elle a été écrite, elle disparaît.

  Ce qui est étrange en elle, c'est que, en dépît du vide - et peut-être en raison du vide -, il faut écrire. Tu n'ignores pas tout cela, écrit Blanchot, et pourtant tu écris. Tu as le droit de te mettre à écrire, de passer immédiatement à l'acte. Plutôt que de te retirer dans une intimité fermée et secrète, tu écris. Tu n'écris ni pour un public, ni pour un lecteur : c'est pour que le plus singulier et le plus éloigné de l'existence se fasse en-dehors de toi. Que reste-t-il alors de l'auteur?

  "Cependant son expérience n'est pas nulle : en écrivant, il a fait l'épreuve de lui-même comme d'un néant au travail et, après avoir écrit, il fait l'épreuve de son oeuvre comme de quelque chose qui disparaît" (Blanchot, La littérature et le droit à la mort, dans De Kafka à Kafka, p19). L'essentiel, c'est "le mouvement qui permet à l'oeuvre de se réaliser en entrant dans le cours de l'histoire, de se réaliser en disparaissant" (ibid). Dans l'oeuvre en mouvement "s'affirme une puissance de négation et de dépassement" (ibid p20).

2. Un rapport à la mort.
  Le paradoxe du langage - qui est aussi l'un des paradoxes de la littérature -, c'est que par lui la chose nommée disparaît, mais par lui aussi elle apparaît. Quand, par exemple, l'écrivain écrit : "cette femme", "ce chat", "cette fleur", il les supprime, il nie leur existence, il relègue leur image dans l'absence (la chose est morte), et par la même occasion il nie l'existence de celui qui le dit (l'écrivain lui aussi est mort - pour que commence le "vrai langage", il aura fallu l'expérience de son néant). Mais en libérant la possibilité du sens des mots, il acquiert le droit d'en parler librement (la chose n'est pas morte). Parler ou écrire, c'est mettre en oeuvre une mort sans mort, un droit à la mort que Blanchot compare à celui qui prévalait à l'époque de la Terreur. Pour affirmer sa liberté absolue, l'écrivain doit nier la parole courante, renoncer à la vie banale de l'homme vivant. Il ne s'agit pas ici de la mort effective, mais d'une proclamation : Je suis la Révolution, dit chaque oeuvre digne de ce nom. C'est sa responsabilité.

3. Une puissance de métamorphose.
  "Pourquoi un homme, comme Kafka, jugeait-il que s'il lui fallait manquer son destin, être écrivain demeurait pour lui la seule manière de le manquer avec vérité" demande Blanchot (p56). D'où vient l'exigence, la nécessité d'écrire? A partir d'un vide, il peut réaliser cette liberté qui lui donne une puissance extraordinaire, merveilleuse. L'oeuvre est d'abord rien, et voici qu'elle passe de rien à tout. C'est un moment fabuleux, inexplicable, où tout est possible. Une puissance impersonnelle exprime sans exprimer, ne laisse l'écrivain ni vivre, ni mourir, mais il y a cette puissance, c'est elle qui murmure dans la parole et aussi dans l'absence de parole. Malgré la mystification, la tromperie, l'imposture que, s'il est honnête, il doit reconnaître, il travaille, et son travail est la forme du travail par excellence, celle qui transforme l'homme en transformant le monde.

  La littérature est irréductiblement ambiguë. D'un côté, elle n'est rien, mais d'une autre côté, elles produit des objets nouveaux qui préparent l'avenir, elle est une source infinie de réalité. Cette faculté étrange, mystérieuse, renvoie à un point d'instabilité ultime, à une puissance de métamorphose, qui ne change rien mais est capable de tout changer.
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