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jeudi 8 novembre 2012

Un témoignage donné, in "Questions au judaïsme" (Elisabeth Weber et Jacques Derrida, 1996)

  Répondant dans cette interview aux questions toujours très pertinentes d'Elisabeth Weber, Jacques Derrida reprend, autour du judaïsme, certains thèmes qu'il a développés ailleurs. Par exemple ce concept fondateur pour lui [mais pas pour le monde, ni pour l'univers], la différance, est-ce qu'il n'opère pas dans son oeuvre comme une eschatologie? Il ne dit pas non. N'a-t-il pas affirmé, une et même plusieurs fois, qu'il était le dernier des eschatologistes, ou encore le dernier des Juifs [ce qui, pour lui, va ensemble - trait d'union qu'on pourrait légitimement discuter]. Le judaïsme lui a été donné avec la langue et la circoncision. Il pourrait refuser cet héritage (ce qu'il ne fait pas), mais il ne peut ni savoir ce qu'on lui a donné, ni le rendre. Il lui reste à survivre avec (ou dans) les paradoxes de l'appartenance, les dissymétries de l'alliance, les incertitudes de l'identité, les impossibilités logiques et les apories qu'il ne cesse de déployer. Tout cela n'est pas spécialement juif, c'est universel. Il suffit de parler, et toc! qu'on soit un homme ou une femme, un européen ou un zoulou, on est d'entrée de jeu bien (ou mal) installé dans l'alliance de la circoncision. Il ne se prive ni ne se lasse jamais d'argumenter autour de cela, mais les preuves sont inutiles, il suffit d'en témoigner. L'extrême humanité de l'homme et l'extrême singularité d'un peuple se rejoignent dans une logique folle. Si le Juif a une place spécifique ou exemplaire dans cette histoire, c'est celle d'une surenchère dans l'écartèlement, dans la dislocation de l'identité.

mercredi 31 octobre 2012

Zakhor, histoire juive et mémoire juive (Yosef Hayim Yerushalmi)

  Selon ce livre de Yosef Hayim Yerushalmi, paru en anglais en 1982, traduit en français dès 1984 et dont l'influence a été considérable, la relation du judaïsme à l'histoire est doublement paradoxale.

1. D'une part, l'impératif biblique "Souviens-toi!" (Zakhor) ne souffre aucune exception. Il faut se souvenir, ne rien oublier, c'est un commandement absolu. Le Dieu d'Israël lui-même ne s'est révélé qu'historiquement. Ce n'est pas un Dieu mythique ni archétypal, c'est une volonté qui intervient dans certaines circonstances et semble réagir en fonction des réponses d'hommes doués de libre arbitre. Sa principale injonction est : "Souvenez-vous que vous étiez esclaves au pays d'Egypte!". On ne cesse de la répéter et de la rappeler. Mais d'autre part, depuis la fin de la période biblique, les Juifs ne se sont presque jamais préoccupés de garder le souvenir des événements dont ils étaient les acteurs, les victimes ou les témoins. Les rabbins qui ont rédigé le Talmud entre 100 et 500 ap J-C ont multiplié les anachronismes, et semblent s'être désinteréssés de leur propre histoire. Les Juifs du Moyen Age ont été capables d'innover dans de nombreux domaines (philosophie, linguistique, poésie), mais pour ce qui concerne la transmission de la mémoire, ils ont continué à privilégier l'interprétation du texte, le rite et la liturgie (prières, poèmes ou listes de maîtres ou de martyrs) plutôt que les chroniques ou les récits. Chacun s'identifiait aux personnages bibliques, se situait dans le temps en fonction du sens de l'histoire transmis par la tradition et de l'espérance messianique, mais personne ne pensait à raconter des faits historiques (historiographie). Les événements nouveaux n'étaient pas interprétés en fonction de leurs causes ou de leurs circonstances présentes, mais en tant que renouvellement du défi que Dieu avait lancé aux Hébreux. L'absence d'historiographie juive ne s'explique donc pas par l'inexistence d'un Etat, d'un pouvoir politique ou de chroniqueurs royaux comme certains l'ont affirmé, mais par les mécanismes mêmes de la mémoire juive.

2. D'une part la mémoire juive traditionnelle insiste sur le caractère unique du peuple juif. Cette unicité fondée sur l'alliance avec Dieu est sans cesse rappelée. C'est elle qui justifie l'idée d'un "sens" de l'histoire, qui est une des innovations principales du récit biblique. Mais d'autre part, raconter l'histoire du peuple juif de manière neutre, au plus près possible des faits, revient à nier cette unicité - c'est-à-dire en définitive à nier l'objet même de l'étude.

Cet état de fait a changé une première fois après l'expulsion d'Espagne en 1492. On compte plusieurs tentatives majeures de récit historique dans les décennies qui ont suivi, mais ces tentatives n'ont pas eu de suite. Jusqu'à début du 19ème siècle, les Juifs ont préféré se référer à la tradition, à la philosophie ou à la Cabale plutôt qu'à l'histoire.

Vers 1820, une rupture s'est produite en Allemagne avec l'émergence de la Science du judaïsme. En adoptant les méthodes modernes de recherche, ces savants rompaient eux-mêmes avec le passé qu'ils exploraient.

Cela pose la question de la place de l'historiographie contemporaine. Comment l'historien juif peut-il se situer par rapport à cela? Selon Yerushalmi, ce n'est pas à lui de proposer de nouveaux mythes nationaux. Il doit choisir ses objets d'étude sans vouloir construire une vision d'ensemble. L'important n'est pas de tout se rappeler, c'est d'analyser les ruptures et les nouveaux commencements de l'histoire juive, y compris ceux qui arrivent aujourd'hui.

mardi 30 octobre 2012

Donner le temps I. La fausse monnaie (Jacques Derrida, 1991)

  Le "trajet" (pour employer un terme utilisé par Derrida lui-même) de cet ouvrage, dont on trouvera ici la table des matières, correspond à celui des cinq premières séances d'un séminaire donné sous le même titre en 1977-78 à l'ENS et à Yale. Derrida a repris ce contenu en quatre conférences (Carpenter lectures) à l'université de Chicago en avril 1991. Ces conférences sont reprises en quatre chapitres dans ce livre. Jacques Derrida précise (p135) que la réflexion qui a conduit à ces conférences était contemporaine d'un autre texte, Le facteur de la vérité, intégré dans La carte postale (1980), mais dont la première publication date de 1975. Le lien est étroit entre le présent texte, qui contient une analyse détaillée d'une nouvelle de Baudelaire, La fausse monnaie, et la critique que Derrida fait de l'interprétation lacanienne d'une autre nouvelle, La lettre volée d'Edgar Poe, traduite en français par le même Baudelaire. En analysant le don, Jacques Derrida répond à Jacques Lacan.

En qualifiant de "tome 1" ce livre, Derrida annonce un tome 2. Dans le Prière d'insérer de Donner la mort, paru en 1992, il précise que Donner la mort n'est pas ce tome 2.

Ce livre a une particularité. En dépliant la page 220, on trouve le texte de Baudelaire, La fausse monnaie, qu'on peut consulter en permanence. Ainsi non seulement Derrida a-t-il "emprunté" le titre de Baudelaire, La fausse monnaie, (une fois en sous-titre du livre, et deux fois comme titre des chapitres 3 et 4), non seulement il a doublement cité son texte (pp48-49 et p220), mais en outre il a emprunté la dédicace de Baudelaire à Arsène Houssaye, qu'il cite intégralement (pp116-117). "Oui (dit l'ami de Baudelaire), vous avez raison; il n'est pas de plaisir plus doux que de surprendre un homme en lui donnant plus qu'il n'espère". Sans doute Baudelaire aurait-il été surpris du don involontaire qu'il faisait, qui a conduit un philosophe à faire dire à ce texte plus qu'il ne disait.

Il faut donner, c'est la loi, et il faut rendre compte de cette loi qui oblige à donner. Et pourquoi le faudrait-il? Avant même le commencement, avant la parole et la loi, vient un don premier par lequel le serment, la foi jurée, la confiance, peuvent s'instaurer. Sans ce don, nous ne serions pas engagés dans le cercle du temps, de l'échange, de l'être et du langage, nous n'entrerions dans aucune logique de dette et de restitution. La nouvelle de Baudelaire commence par une consumation gratuite (celle du tabac) qui évoque ce temps d'avant le premier temps. Elle se termine par un jugement abrupt du narrateur : s'il faut donner au mendiant, et toujours plus qu'il ne l'espère, s'il faut répondre à sa demande qui exige la justice, s'il est impardonnable de ne lui laisser que de la fausse monnaie, c'est parce que cela reviendrait à nier, à annuler la confiance consentie par ce don initial.

Nous voici donc confrontés à l'impossible, à cette figure même de l'impossible qu'est le don.

1. Le don pur exclut toute récompense, toute reconnaissance, tout retour, toute symétrie ou réciprocité (car alors ce ne serait plus un don). C'est un mouvement de différance, un temps d'exagération et d'excès, de démesure, une folie disséminatrice limitée par aucune ligne, aucun bord, aucun trait indivisible. Il ne peut y avoir don sans une effraction de l'équilibre courant des échanges, une perturbation de l'ordre des causalités. Même alors, le don ne se donne pas "comme tel". La chose donnée n'est ni un objet, ni un contenu, c'est un faire, une performance, un décalage, un écart donné-donnant, une auto-affection qui produit le temps et la différence. La force qui donne n'est rien; et quand "ça donne", ça oublie que ça donne, immédiatement et radicalement, ça part en fumée. Il n'en reste que des traces ou des cendres. Le secret est scellé, crypté, indéchiffrable. Comme la mort, il ne revient pas à l'instance donatrice.

2. Dans la vie courante, dans nos sociétés comme dans les sociétés mélanésiennes décrites par Marcel Mauss dans son Essai sur le don, un don engage toujours dans une circularité, une circulation des biens et des honneurs. Dès que le don pur s'arrête, on entre dans le règne du calculable, du rituel, du sacrificiel, de la dette, du symbolique (au sens de Lacan), du subjectif. Ou encore : dès que le don est transformé en échange symbolique, il est annihilé et détruit.

Le don est donc ambivalent, aussi ambivalent que la langue ou la nature.

jeudi 27 septembre 2012

Théorie du nuage - Pour une histoire de la peinture, par Hubert Damisch, 1972

  Le titre du livre, Théorie du nuage, (idixé ici) ressemble à un oxymore. Comment peut-on faire la théorie d'une chose aussi instable et insubstantiable qu'un nuage? Mais le texte de Damisch ne porte pas sur n'importe quel nuage, il s'intéresse au nuage dans la peinture. S'agit-il de la représentation du nuage? Ce serait trop simple, car si Damisch ne nie pas qu'on puisse vouloir représenter des nuages, il soutient que la place du nuage dans l'histoire de la peinture est bien plus complexe. Voyons deux oeuvres du Corrège, L'Assomption de la Vierge (peinte sur le Duomo de Parme entre 1526 et 1530) et L'Ascension du Christ (peinte sur la coupole de l'église Saint-Jean-l'Evangéliste de Parme entre 1520 et 1524). Ce que le Corrège essaie de représenter n'est pas un nuage réel dans le ciel, c'est l'expérience mystique de l'infini. Le regard étant attiré vers des hauteurs invisibles, insondables, le nuage n'a pas pour fonction de séparer le ciel et la terre comme dans La Dispute du saint Sacrement de Raphaël (1509) ou La vision du bienheureux Alonson Rodriguez du Zurbaran (1630). Il relie, en jouant sur l'ambiguité et la sensibilité du spectateur, le profane et le sacré.

  Qu'est-ce qu'un nuage en peinture? C'est un signe. Comme tout signe, il peut être conventionnel. Il peut se substituer à d'autres signes, comme dans L'Ascension du Christ de Mantegna (1463), et on peut aussi lui substituer d'autres signes, comme la colonne dans La messe du père Cabanuela (Zurbaran, 1638). Quel que soit le procédé mit en oeuvre, il est subordonné à la parole vivante, ordonné à la production d'un sens, dans la dépendance du Verbe et du logos.

  Mais l'écriture picturale obéit aussi à sa propre syntaxe, ses propres lois où la fonction du nuage s'éloigne de celle que lui assigne le discours - ou la transgresse. C'est le cas pour le Corrège dans les oeuvres mystiques déjà citées, où il multiplie les déformations pour inciter à passer au registre de l'imagination et du rêve, et aussi dans Io, une oeuvre du cycle des Amours de Jupiter, peinte vers 1531, où le nuage est associé à la sexualité et donne un sentiment d'extase, de ravissement, d'effusion. Dans une écriture picturale qui produit son support, on ne peut pas borner le nuage à la fonction qui lui est assignée par le code symbolique. Il opère comme supplément ou comme figure du mouvement, qui ouvre vers un autre monde ou vers la jouissance.

  Cette fonction picturale du nuage, liée à sa matérialité et qui tend à brouiller les termes du code, Hubert Damisch l'écrit /nuages/. Ondoyant, nébuleux, plastique, le /nuage/ dissoud les contours, il séduit, il inquiète, il exacerbe la picturalité. Il peut même devenir suspect - comme la couleur, les matières cosmétiques ou le pharmakon. Ne donnant à voir qu'en dissimulant, il manifeste à la fois les limites de la représentation et la régression infinie sur laquelle elle se fonde.

  La perspective de la Renaissance, telle que théorisée par Alberti et Gauricus, est dépendante du langage parlé. Chacun des éléments représentés doit être mis au service de l'istoria - c'est-à-dire d'un récit discursif. Chaque figure doit être construite en relation avec le cadre global. Mais comme l'a montré Brunelleschi, il y a toujours du non-dit, du reste (dans son expérience de 1425, cela s'est traduit par un morceau de nuage reflété dans un miroir). Chez Dürer, dans son Apocalypse (1498), cela se manifeste par une déchirure dans l'ordre même de la représentation, et dans la Vierge de St Sixte (Raphaël, 1513), par une mise en abyme.

  Mais contrairement à la tradition chinoise, la culture picturale de l'Occident résiste. Elle tend à rabattre le nuage sur la figuration, voire la perspective, comme cela s'est produit au 19ème siècle avec Turner. Il a fallu Cézanne et sa déconstruction de l'espace traditionnel pour rompre avec cette culture. Chez Cézanne, ce n'est ni l'illusion, ni la phonè qui prévalent. Tout se passe comme si une censure était levée : le support du tableau, comme l'idée du vide, ne sont plus rejetés.

mercredi 29 août 2012

Louis Soutter, ou le don de transformer des entraves en mouvement créatif

  Une très belle exposition est organisée du 21 juin au 23 septembre 2012 par la Maison Rouge, à Paris, autour de Louis Soutter (1871-1942). Les organisateurs ont choisi un titre plutôt racoleur : "Le tremblement de la modernité", qui laisse supposer deux choses. D'une part, la peinture de Soutter s'inscrirait dans l'évolution picturale du 20ème siècle; et d'autre part, il aurait été le lieu ou le symptôme d'un événement spécifique dans cette modernité, un tremblement. Les deux points méritent certainement un examen détaillé. Que Soutter ait eu connaissance de la peinture des débuts du 20ème siècle ne fait aucun doute, mais ce qui est étrange dans son oeuvre, c'est qu'il va plus loin, il déborde ce qu'il a connu, comme s'il avait pressenti ce qui allait se passer plus tard, après sa mort. Et deuxièmement, de quel tremblement s'agirait-il? Celui d'un primitif ou d'un psychotique (ce qui semble être l'une des thèses de Michel Thévoz)? D'un personnage profondément perturbé, culpabilisé, de type border-line (position plus proche de celle de Hartwig Fischer)? Peut-être les deux à la fois, mais cela ne suffit pas.

  Soutter est un résistant absolu, réductible à aucune des étiquettes qu'on a tenté de lui coller : ni l'art brut, ni l'expressionnisme, ni le maniérisme, ni la modernité, ni la sauvagerie. Au contraire son trait le plus singulier est sa capacité à s'extraire de tout groupe, de tout ghetto, de toute filiation, y compris de cet asile "pour vieillards et nécessiteux" où sa famille avait réussi à le faire interner d'office (car cet homme ne calculait pas, il dépensait plus qu'il ne gagnait, et le plus grand risque, pour eux, était d'avoir à rembourser ses dettes).

  Louis Soutter a toujours été un homme double. D'un côté dandy, violoniste et peintre ayant suivi l'enseignement des meilleurs maîtres, familiarisé avec tous les courants de l'art de son époque; d'un autre côté écrasé par ce statut social qui n'était pas le sien. Qualifié de psychotique ou d'autiste, ayant passé 20 ans en semi-réclusion, incapable de se conduire "normalement" et de gérer "rationnellement" sa vie, il résiste encore à toute classification soixante-dix ans après sa mort. C'est cette résistance qui étonne, cette résilience aux violences qu'il subissait, sa capacité à transmuer ses contradictions en indécision créative.

  Après l'échec de son mariage aux Etats-Unis, rétif à la discipline d'un orchestre, il a dû lutter contre les obstacles qui s'accumulaient : l'indifférence de ses proches, l'artériosclérose, la dégradation de sa vue, mais il a toujours trouvé des voies de traverse pour contourner les bornes sociales comme les limites de son corps. On lui confisquait son violon? Il dessinait sur des cahiers d'écoliers, du papier d'emballage ou des livres (qu'il volait parfois), jusqu'à ce que son cousin, l'architecte Le Corbusier, les fournisse des feuilles de grand format sur lesquelles il pouvait peindre. Tout se passe comme s'il n'acceptait aucune limite à son travail, même pas celles du bord du papier.

  Dans les dernières années de sa vie, cet homme qui avait l'habitude de s'habiller avec soin a commencé à peindre nu, sans autre instrument que les doigts. Son corps se prolongeait dans la peinture. Tout ce qu'on qualifie aujourd'hui de contemporain y est déjà déployé : empreintes, traces, traits, points, touches de couleur, tramage et tissage de motifs autour d'un texte, et même Action Painting. S'il a usé et abusé de la citation, du recadrage et de la copie, s'il a mélangé spontanément l'abstrait et le figuratif, ce fut toujours sous la poussée d'une force interne qui le poussait vers l'inconnu.

  Ses dessins ne sont pas faits pour être vus dans l'instant. Il faut les considérer dans la durée, comme des compositions musicales. On peut alors percevoir la force qui les met en mouvement, une force ni idéologique, ni sociale, ni esthétique : la différance.

dimanche 12 août 2012

Essai sur le don (Marcel Mauss, 1923-25)

  Marcel Mauss analyse, dans ce texte célèbre, le régime du don tel qu'il a été décrit et pratiqué dans certaines sociétés nord-américaines (potlatch) ou mélanésiennes (kula). Ce régime associe trois obligations : de donner, de recevoir et de rendre.

  Le "potlatch" est une institution étudiée à la fin du 19ème siècle par l'anthropologue américain Franz Boas dans les sociétés indiennes du Nord-Ouest américain (Tlingit, Haïda, Tsimshian et Kwakiutl). Ces sociétés se dispersaient en été, et se réunissaient en hiver dans des "villes" ou étaient organisées des fêtes somptueuses. Les chefs ou les tribus rivalisaient en générosité pour distribuer toutes sortes de biens, de prestations ou de rites, et déterminaient ainsi leur place dans la hiérarchie sociale. Marcel Mauss compare cette pratique au "kula", un système d'échange décrit en 1922 par Bronislaw Malinowski dans les îles Trobriand (Nouvelle-Calédonie). Dans les deux cas, il s'agit d'un "phénomène total" à la fois religieux, mythologique et chamanique, une pratique à la fois sociale, juridique, économique, symbolique, et esthétique. Les chefs de tribus s'y engagent avec leurs familles, et aussi avec les ancêtres et les dieux dont ils portent le nom. C'est un gigantesque commerce, mais aussi une confrontation qui n'est pas sans risque. On fraternise tout en restant étranger, on communique tout en s'opposant constamment. Le potlatch est un jeu, une épreuve, et aussi une chose dangereuse qui peut mal tourner.

  Marcel Mauss distingue trois obligations inséparables, qui sont toutes trois en même temps contraignantes et désintéressées, et que les sociétés considérées ne distinguent pas les unes des autres.
1. De donner. Pour conserver son autorité et maintenir son rang, un chef doit donner. Il ne peut prouver qu'il est hanté par les esprits et qu'il possède sa fortune qu'en la distribuant. De cette façon, son nom prend du poids, il montre sa supériorité sur le donataire. Celui qui ne donne pas perd la face (sa face est pourrie). Le don peut aller jusqu'à la destruction complète (objets brûlés, brisés ou jetés à l'eau) (qu'on peut comparer à un sacrifice en faveur des esprits). Toutes les occasions sont bonnes : inviter ses amis, réparer une faute, partager les produits de la chasse ou de la cueillette, reconnaître n'importe quel service. Comme dans certaines traditions européennes, ne pas inviter l'orphelin, l'abandonné ou le pauvre peut se révéler dangereux. L'oubli peut avoir des conséquences funestes.
2. De recevoir. Refuser le potlatch, c'est manifester qu'on craint d'avoir à rendre, c'est avouer qu'on est vaincu d'avance. On ne peut donc, en principe, qu'accepter un don et l'apprécier à haute voix. En même temps, on accepte un défi, on s'engage.
3. De rendre. Quand le potlatch ne consiste pas en pure destruction, il est obligatoire de rendre avec usure - les taux étant très élevés, de l'ordre de 30 à 100% par an. La sanction est la perte du rang d'homme libre, l'esclavage pour dette.

  Tout ce qui est précieux, y compris les talismans ou emblèmes, les privilèges, titres ou choses morales, les maisons, les femmes ou les enfants, les portes ou les peintures, les peignes ou les bijoux, les cérémonies ou les danses, les plaisanteries ou les injures, tout peut faire l'objet de dons et d'échanges et est l'objet de croyances spirituelles. Chacune de ces choses possède une individualité, un nom, elle parle, elle fait des demandes, etc... Les choses échangées transforment le récipiendaire en un individu surnaturel, un initié. Elles ont une vertu protectrice, sont des gages de richesse et des principes d'abondance. La transmission ne se fait pas qu'entre hommes, mais aussi magiquement, entre hommes et dieux.

  Dans ce don-échange, la chose n'est jamais purement objective. Il reste en elle une trace de la personne qui a initié l'échange. Ce qui est en jeu n'est pas seulement l'effet ou l'usage de la chose, mais le droit pour chacun d'incarner un esprit. En donnant et en rendant des choses, on se donne et on se rend des respects, on se donne et on se doit aux autres. Comme pour le travail salarié à l'époque moderne, la circulation des choses s'identifie à la circulation des droits et des personnes, selon des normes qui recoupent les grands principes du droit moderne.

mardi 3 juillet 2012

L'oeuvre ouverte, d'Umberto Eco (texte de 1962, traduit en français en 1965)

  Dans ce texte écrit alors qu'il n'était âgé que de 30 ans, Umberto Eco parle d'oeuvre ouverte par référence à l'oeuvre contemporaine, pour l'opposer à un autre type d'oeuvre, qu'il qualifie de classique. Alors que dans l'oeuvre classique, la signification des figures est étroitement déterminée, l'oeuvre ouverte ne peut jamais être réduite à une seule interprétation. En fonction de sa vision du monde, chaque lecteur, auditeur ou spectateur invente sa propre interprétation. Tout est fait pour que l'oeuvre échappe à la norme et simule l'attente du destinataire, son plaisir, ses tentatives d'explication. Il faut qu'elle soit une réserve inépuisable de significations, qu'elle mette en question les valeurs établies et les certitudes. L'oeuvre elle-même reste incomplète, le spectateur étant sollicité pour collaborer à son achèvement. Avantage : la complexité de l'oeuvre, sa richesse de significations (cf Mallarmé, Joyce, Kafka). Inconvénient : elle risque de se noyer dans le désordre ou le bruit. Sans doute y a-t-il toujours eu des oeuvres ouvertes (de Dante à Shakespeare), mais ce qui caractérise l'oeuvre contemporaine, c'est son intention explicite de porter l'ouverture à son extrême limite. Il faut qu'elle porte un message ambigu, une pluralité de signifiés. Elle s'inspire pour cela de la science - dont le rapport au réel évolue parallèlement, en laissant voir l'indistinct, l'indéterminé, le discontinu ou l'aléatoire.

  Dans l'art informel, le mouvement n'est plus extérieur à l'oeuvre, mais intérieur. Les éléments ne sont pas reliés par des formes, mais par des constellations instables. On multiplie les perspectives pour favoriser les métamorphoses. Plus l'oeuvre est désordonnée, insolite, inusuelle, plus elle contient d'information. A certaines conditions (1) ne pas altérer l'irréductible singularité de l'oeuvre, (2) ne pas sombrer dans le chaos, tout ce qui échappe à la compréhension peut favoriser la jouissance esthétique. Le spectateur, attiré par les situations qui ouvrent ses possibilités de choix, est invité à une reconstruction continuelle. Il doit filtrer le matériau, l'organiser, pour le rendre intelligible.

dimanche 10 juin 2012

Elections, de la démophobie, par Marc Crépon (2012)

  On peut considérer ce texte comme une défense de la démocratie, contre les dictatures bien sûr, mais aussi contre cet autre ennemi plus sournois, moins déclaré, que Marc Crépon appelle la "démophobie". Les démophobes se prétendent les premiers défenseurs de la démocratie, mais contre qui? Contre le peuple. Ils vivent le peuple comme une menace. N'est-il pas inculte, instable, incompétent? Ne réagit-il pas en fonction de ses intérêts et de ses affects? Bien que la démocratie soit, en principe, faite pour lui, le démophobe se croit qualifié pour la protéger contre lui. De l'extrême-gauche (Badiou) à la droite (Alain Finkelkraut) et à l'université (Bernard Stiegler) en passant par Nietzsche, la démophobie au sens de Marc Crépon traverse tous les courants de pensée. Mais l'ambition de ce texte ne se limite pas à une dénonciation des "démophobes". Il pose une question plus large et plus difficile. Où commence et où finit la démocratie? Le pouvoir n'est jamais détenu par le peuple, mais toujours confisqué par une oligarchie que son savoir, sa compétence, l'intérêt national, etc..., sont supposés légitimer (avec l'onction du vote). Face à cette oligarchie, le peuple (au sens plébéien) ne serait rien s'il ne pouvait contester, critiquer, résister. Cette possibilité ne tient pas seulement à un partage résultant d'un rapport de force (comme le soutient Jacques Rancière); elle dépend du fonctionnement d'institutions subordonnées à certains principes qu'on peut qualifier de transcendants - même si Crépon n'utilise qu'une seule fois ce mot : justice, égalité, et surtout hétérogénéité constitutive de l'Un souverain. Ici Marc Crépon rejoint l'un de ses thèmes favoris : dans la démocratie, ce qui doit être, selon lui, partagé, ce sont les idiomes singuliers, ces inventions imprévisibles qui font irruption en des lieux inattendus, non programmés. Car ce qui fait peur dans la démocratie, ce qui la rend redoutable et scandaleuse, c'est que n'importe qui, indépendamment de sa naissance, son âge, son intelligence, son savoir, sa compétence supposée, puisse faire entendre sa voix. Les démophobes ne supportent pas ce type de souveraineté populaire, qu'ils confondent avec l'abêtissement, l'ignorance ou la manipulation. Ils considèrent les faibles et les pauvres comme des mineurs perpétuels dont il faut se protéger. Tout ce qui vient perturber les hiérarchies traditionnelles leur semble dangereux, y compris la technologie. Mais celle-ci, comme la démocratie, est toujours ambiguë. Comme le pharmakon derridien, la démocratie peut être jugée bonne ou mauvaise selon le moment ou le point de vue. Elle peut opérer comme un remède et aussi comme un poison. Elle est mixte. D'un côté, le pouvoir est toujours exercé par une oligarchie, mais d'un autre côté, la possibilité d'une contestation dans l'espace public reste toujours ouverte. La démocratie doit donc être défendue contre ses ennemis et aussi contre les démophobes qui s'en réclament - car l'expérience montre que quand la peur du peuple s'organise, se structure, elle peut conduire à un démocide.

  Ceux qui critiquent les défauts de la démocratie doivent aussi mesurer les risques que comporterait sa disparition ou son auto-destruction. On a vu dans les révoltes de 2011 que la démocratie pouvait être objet de désir, qu'on pouvait choisir de mourir pour elle. Ceux qui n'ont rien d'autre à mettre en commun que leur liberté ne veulent pas être comptés pour rien. Ils refusent d'occuper la place qu'on leur a assignée, exigent leur part dans les institutions politiques. Le régime politique sort de ses gonds. Il montre son hétérogénéité, son ouverture. Car la démocratie, par essence, est traversée par la pluralité. Elle n'est réductible à aucune identité, aucune appartenance, aucune allégeance. On ne peut pas la programmer. Elle peut toujours faire irruption de manière incalculable.

mercredi 16 mai 2012

Trace et archive, image et art (Conversation à l'INA avec Jacques Derrida, le 25 juin 2002)

  Le 25 juin 2002, une soirée a été organisée à l'INA pour commémorer les dix ans du dépôt légal de la radiotélévision. Elle a été retranscrite dans un texte de 43 pages. Le film D'ailleurs Derrida réalisé par Safaa Tafhy a été projeté au cours de cette soirée et commenté par Jacques Derrida. Dans un livre paru en 2000 et intitulé Tourner les mots, la réalisatrice et le philosophe avaient déjà livré un premier commentaire. Les participants à cette soirée étaient : François Soulages, Gérald Cahen, Patrick Charaudeau, Michèle Katz, Gérard Hubert, Jean-Michel Rodes, Serge Tisseron, Marie-José Mondzain.

  On ne sait qui a donné à cette retranscription son titre : Trace et archive, image et art. En tous cas, dans les réponses aux questions qui lui sont posées, Jacques Derrida évoque la trace, l'archive et l'image, mais il ne parle pas d'art, il parle d'oeuvre, ce qui n'est pas exactement la même chose. En quoi le film de Safaa Fathy est-il une oeuvre? Ce qu'il "met en oeuvre", en tant qu'oeuvre (dit Derrida), c'est la question de l'espacement. Il passe d'un lieu à un autre, d'un temps à un autre, il reste dans un entre-deux et ne referme jamais l'identité sur elle-même. Bien qu'il soit, comme tous les films, sous la loi de l'image, ce film est monté de façon à répondre à cette loi par des mots, des déplacements, des improvisations, des interruptions et des digressions qui font événement. Tout l'art du cinéaste, c'est de soumettre la parole à l'image, mais sans lui faire violence, en la donnant à entendre. Le mot fonctionne comme une image, mais porte en lui une réserve de pensée, un reste intraduisible. Ce qui fait oeuvre dans un film, c'est ce reste, cette restance, ce qui n'apparaît qu'à l'autre et que nul ne peut se réapproprier.

  Le montage est un art de la coupure. En sélectionnant un matériau, on en élimine un autre qu'on laisse au secret. Le réalisateur coupe, il choisit des images qui sont, comme toute image, séparées de leur référent. En montrant Jacques Derrida comme personnage public, Safaa Fathy fait apparaître à quel point la frontière avec le privé est mouvante et indécidable. Elle ne rompt pas l'alliance avec ce qu'elle montre, elle n'oblige pas la personne Jacques Derrida à trahir ses secrets [ce qui aurait été difficile], mais cette alliance reste hétéronomique, dissymétrique, comme une circoncision.

  En tant que documentaire, le film est une archive. Il tend à garder, maitriser, interpréter des traces (la pulsion d'archive), tout en contribuant à la destruction de ces traces par la sélection et le montage qu'il opère. Derrida s'est prêté à ce jeu. C'était pour lui à la fois une menace et une quête d'identité, un mouvement qu'il qualifie d'auto-immunitaire. Sans doute a-t-il envoyé au spectateur une sorte de lettre mais, comme il le précise lui-même, une lettre n'arrive pas toujours à destination. On ne peut jamais se la réapproprier, pas plus que la voix. Et lorsqu'on cherche à réparer un défaut, une malfaçon, comme le carrelage d'une certaine cuisine d'El Biar, il se peut qu'on arrive à la déconstruction.

jeudi 19 avril 2012

Le Modernisme de Manet (Michael Fried, 1996)

  Ce livre est le troisième d'une série intitulée "Esthétique et origines de la peinture moderne", les deux premiers étant La place du spectateur et Le réalisme de Courbet. Les trois livres forment incontestablement un tout, avec une forte cohérence de l'argumentation. Si la peinture moderne est née en France, ce n'est pas un hasard. C'est dans ce pays et non ailleurs qu'est apparue, vers 1750, la tradition anti-théatrale contre laquelle Courbet, à sa façon, puis Manet et les peintres de sa génération (Whistler, Legros, Fantin-Latour), qui ont tous exposé au Salon des Refusés de 1863, allaient réagir. Entre le réalisme corporel de Courbet et le réalisme visuel des impressionnistes, ils constituent une génération charnière, qui a contribué à mettre en place une structure nouvelle avant de se disperser. De quoi s'agit-il? De s'adresser directement au spectateur, de lui faire face - tout en déniant sa présence. Cette double contrainte est, selon Michael Fried, à l'origine de cette disparité interne, cette discordance, cette tension fondamentale qui caractérise l'oeuvre de Manet et se traduit par bien des caractéristiques étranges, vécues par le spectateur de l'époque comme une agression. Le lien tout à fait particulier de Manet avec ses modèles tient peut-être à cette tension entre la peinture et le spectateur.

  Mais revenons au souci principal de Manet : il faut frapper le spectateur, attirer son attention, se confronter intensément à lui. Cela implique qu'un personnage au moins, dans un tableau, se tourne vers lui de manière frontale, à la façon d'un portrait, et qu'il produise une impression aussi vive et rapide que possible. Pour arriver à ce résultat, l'instantanéité de perception est déterminante. La psychologie du personnage compte moins que sa présentation frontale, et cette "frontalité" affecte toute la surface du tableau, y compris, par exemple, les personnages tournés vers d'autres directions ou apparemment absorbés dans leur tâche. La découpe tranchée des figures, la crudité des couleurs, la planéité des surfaces ou encore la rapidité d'exécution des mains, participent de la même logique, qui explique l'intérêt de Manet pour l'estampe japonaise ou la photographie de son temps. Dans tous les cas, l'instantanéité doit être mise en acte. On exige du spectateur un regard aussi rapide que la main.

  Cette contrainte n'est pas sans conséquence. Elle fragilise l'unité du tableau et donne au spectateur l'impression que certains éléments sont inintelligibles. Voici une peinture qu'on ne peut pas intégralement comprendre, qu'on ne peut que ressentir. Il y a des restes auxquels on ne peut attribuer aucun sens, et le critique qui cherche à en donner une explication selon les critères traditionnels ne peut que constater l'incohérence de Manet, et l'opposer aux peintres intelligibles comme Gustave Moreau, ou bien aux oeuvres du passé dont Manet multiplie les citations - tout en les séparant radicalement du système auquel elles avaient appartenu. Chez Manet comme chez Fantin-Latour, la vérité reste inexplicable et irréductible.

jeudi 15 mars 2012

Dans le "Hors-Satan" de Bruno Dumont (2011), rien ne permet de prendre ses distances à l'égard des clichés les plus conventionnels

Le personnage principal de ce film est un vagabond qui semble pratiquer une sorte de religion naturelle, entre magie, envoûtement et auto-justice. Sa confiance en lui-même est si grande que tout lui réussit. Il séduit une jeune fille désoeuvrée et lui rend quelques menus services : tuer son beau-père ou casser la gueule d'un importun. Le brave garçon étant en toutes circonstances son propre juge, il ne court pas grand risque. Il est capable aussi bien de convaincre les gendarmes de son innocence que d'exorciser la fille de la voisine (qu'il avait peut-être lui-même ensorcelée précédemment) d'un baiser généreux.

Qu'est-ce alors que ce "Hors-Satan"? Un homme du dehors qui fait horreur aux locaux, comme tous les étrangers, ou bien un être pur, capable de vous délivrer du pire des Satans, la mort, Thanatos elle-même? Un garçon insensible, incapable d'amour, ou bien l'ami sincère de la jeune fille en errance, qui décide de la ressusciter avant de partir en douce? Ce n'est pas clair. Qui est le démon et qui est le purificateur? Est-il le tueur ou celui qui rend la vie? Il ne répond pas, il agit, capable, par un geste symbolique, d'éteindre un incendie (que peut-être il avait lui-même allumé), mais incapable de prononcer plus de trois mots consécutifs.


  Mais plus on observe ces composants de près, plus on se sent déçu et frustré par ce "beau" film. Combien de clichés, de poncifs! Quelle psychologie de bazar! Tout est conventionnel, y compris l'héroïsation du SDF (prenez un vagabond + un chien + un zeste de religiosité et vous obtenez un saint pseudo-nietzschéen, très bon pour le cinéma). S'il y a du "hors" dans le titre, il n'y en a pas dans le contenu, car tout dans ce film est fabriqué avec des produits en vente un peu partout. Certes, les paysages de la Côte d'Opale sont magnifiques, mais leur sauvagerie, elle aussi, est stéréotypée. La banlieue est toute proche et même pire : les résidences secondaires. Rien n'arrive qui serait de l'ordre de l'"espacement". Ces territoires qu'on arpente, ils sont décidément trop familiers.

dimanche 4 mars 2012

Tourner les mots - Au bord d'un film (Jacques Derrida et Safaa Fathy, 2000)

  Cet ouvrage de 170 pages a été écrit après un tournage, un montage et une première projection publique d'un film, D'ailleurs, Derrida, le 14 décembre 1999. Le film, réalisé par Safaa Fathy et tourné en 1998-1999, sera à nouveau commenté par Derrida au cours d'une soirée organisée par l'INA le 25 juin 2002 (voir ici). Il a été édité en 2000 aux Editions Montparnasse dans un DVD qui contient aussi deux documentaires : Nom à la mer (tourné en 2004) et De tout coeur.

p11 : Contre-jour, par Jacques Derrida et Safaa Fathy.
p27 : Tourner sous surveillance, par Safaa Fathy.
p71 : Lettres sur un aveugle, Punctum Caecum, par Jacques Derrida. [Les lettres vont de A à Z; commentaire de mots en relation avec le film, présentés par ordre alphabétique].
p127 : Tourner sur tous les fronts, par Safaa Fathy.

  Le premier de ces quatre textes est écrit à deux voix et cosigné des deux noms - une étrangeté pour Jacques Derrida, et même peut-être un hapax dont il cherche à s'excuser ou à se justifier. [Mais si le lecteur pense, pour ce qui le concerne, qu'une cosignature n'implique pas une mise en commun du texte, alors c'est à lui de choisir laquelle est la voix de qui - avec l'impression que l'essentiel de ce texte co-signé provient de J.D., et non pas de S.F., dont le style est tout différent quand elle parle en son nom propre]. Mais pour le reste, pas plus que le film, le texte n'est commun : chacun signe de son nom pour ce qu'il écrit.

  Il n'y a dans ce livre qu'un seul texte signé par Jacques Derrida seul. S'il est intitulé Lettres sur un aveugle, Punctum Caecum, c'est pour attirer l'attention sur ce qui est selon lui le Punctum Caecum du film : lui-même. Il en est le thème, l'Acteur, mais aussi le trou noir, la tache aveugle qui ne peut pas être vue. La réalisation, le montage et l'écriture du film, signés Safaa Fathy, ont pour résultat de l'effacer, lui, d'aveugler le spectateur et en même temps de faire de lui, Derrida, un aveugle qui ne veut pas voir le film. Ainsi l'aveugle de Tolède, ajouté au montage par la réasatrice, c'est lui-même, ou l'ellipse de lui-même, sujet majeur de ce texte supposé mineur. Autre sujet ou plutot autre thème : le cinéma, qui lui aussi se situe en un point aveugle, quasi-hypnotique : celui de la croyance, de la foi en l'autre. Même quand on n'y croit pas, on y croit - et c'est ce qui inquiète Derrida concernant ce film. Comment sa parole improvisée à lui et l'écriture calculée de la réalisatrice peuvent-elles se croiser? En un autre lieu qui excède le discours cinématographique, le lieu d'un idiome intraduisible, singulier. Et si la composition particulière de ce film, ce montage-là, pouvait contribuer à sauver cet idiome? D'un côté, il est exclu que ce film fasse autorité car, comme tous les autres films - fictions et/ou documentaires, c'est un parjure, une trahison de ce qui doit rester secret. Mais d'un autre côté, il y a dans ce film un surgissement, un événement auquel Derrida n'aurait certainement pas cru au départ. Il a été pris par surprise par le talent de Safaa Fathy, sa capacité à inventer, à révéler, à faire oeuvre.

  Tout cela nous mène à une étrange constellation. Par l'image, des éléments du passé - ou plus exactement des spectres liés au nom de Jacques Derrida - ont fait irruption. Comment sont-ils arrivés? Pas par l'acteur (comme il se nomme), ni même par la volonté calculatrice de la réalisatrice : par une force de dissémination, un surgissement poétique, qui sont aussi des puissances de mort et de destruction. Comme Circonfession - ce texte qui sert de fil conducteur, le film tourne autour de la circoncision, cette blessure qui scelle et descelle à la fois, qui n'est pas une métonymie parmi d'autres, mais la métonymie des métonymies dont Derrida, marrane égaré, a hérité.

  Il n'y a pas d'autre vérité de l'archive que celle dont le signataire témoigne (ce signataire qui peut se tromper, ou trahir). Il n'y a pas d'autre critère d'évaluation d'une oeuvre que ceux qu'elle produit elle-même, pas d'autres concepts que ceux qui permettent de penser la contamination, pas d'autre philosophie que celle qui permet de penser l'hétérogénéité, pas d'autre pensée que celle qui vous excède, pas d'appel au juste qui ne révèle quelque déséquilibre. Comment un film comme celui-ci, hanté par la sublimation, pourrait-il échapper au statut de l'oeuvre : arrêter cette différance qui le porte, justement, au statut d'oeuvre.

samedi 3 mars 2012

Le Jugement de Pâris (Hubert Damisch, 1992)

  A partir du Jugement de Pâris, célèbre gravure de Marcantoni Raimondi qui aurait été inspirée, vers 1515, par un dessin de Raphaël, Hubert Damisch nous propose dans ce livre un voyage au long cours iconologique. D'un côté les sources antiques, de l'autre les reprises classiques, modernes ou contemporaines, de Watteau à Picasso, en passant par le Déjeûner sur l'herbe de Manet. Il ne s'agit pas seulement d'une agréable promenade autour d'un thème, mais d'un travail théorique autour du mythe, du beau, de l'art, de l'inconscient et du supplément. Car pour Damisch, qui sur ce point prolonge et complète les analyses de Jacques Derrida, une oeuvre d'art n'est pas seulement une représentation, elle en appelle à un supplément : prime de plaisir ou plus-de-jouir. Damisch propose une articulation de ces concepts et de quelques autres, en dessinant une configuration théorique où Kant, Freud et Lacan combinent leurs apports.

  Tout part de la théorie freudienne du beau. Freud prétend n'avoir pas grand'chose à en dire, presque rien, mais il ouvre une piste essentielle. Quand les humains, passés à la station verticale, ont laissé voir leurs organes sexuels, il a fallu compenser ce surcroît d'excitation par une série de déplacements : des organes génitaux vers le visage, le discours et la forme. En affirmant le privilège de la vision, la beauté mettait la pulsion sexuelle au service de la civilisation. A ces parties génitales, qu'on ne trouve presque jamais belles, il fallait substituer une émotion esthétique aussi élevée que possible. Mais cette formidable promotion du regard, qui assurait le passage de l'excitation au désir, ne pouvait pas masquer le lien essentiel qui reliait toujours la beauté, le corps et la différence des sexes. Si la beauté en art est de l'ordre du supplément, c'est aussi parce qu'elle supplée à ce qu'elle ne montre pas : les organes génitaux de la femme [et ce qui va avec, la castration]. Pour revenir au vocabulaire freudien, l'oeil sert ainsi deux maîtres à la fois : les pulsions du moi et les pulsions sexuelles.

  Si donc l'on revient, après ce préalable théorique, à l'atelier de Raphaël, on est conduit à s'interroger sur l'usage qui est fait d'un thème iconographique, le Jugement de Pâris. Hubert Damisch annonce la couleur : une iconologie qui s'interroge sur la beauté doit se poser les questions de l'inconscient et de la figurabilité. L'art doit réconcilier les principes de plaisir et de réalité, il doit créer les conditions pour que la jouissance esthétique trouve quelque satisfaction dans des contenus visibles. Si le motif du Jugement de Paris a connu une fortune si singulière dans la culture européenne, c'est parce que la légende, qui est le point de départ de la guerre de Troie, associait des thèmes fondamentaux dans cette culture : beauté, désir, plaisir sexuel, libre-arbitre, histoire humaine. Il ne s'agissait pas de détacher la beauté idéale de la sphère sexuelle, mais au contraire de les relier, ce que le berger Pâris était le plus apte à accomplir - simplement parce qu'il était un homme comme les autres. 15 siècles durant, ce motif a suivi son chemin, de déformation en déformation, de transformation en transformation, jusqu'à l'exposition insolente de la différence sexuelle à laquelle Manet s'est livré. Ainsi la question de la beauté était-elle posée sans détour, à la fois comme discours, comme le voulait Kant, et comme contenu mystérieux, irréductible à toute classification de l'histoire de l'art. Pour juger de la beauté, il fallait que Pâris voie les déesses entièrement nues; mais il prenait alors le risque d'être pétrifié par un regard de Gorgone qui ne lui laisserait aucune chance de préserver la paix parmi les mortels.

lundi 27 février 2012

Economimesis, de Jacques Derrida (1975)

  On trouvera ici un certain nombre de propositions relatives à ce texte de 36 pages qui a été publié en 1975 dans l'ouvrage collectif "Mimesis des articulations" (pages 57 à 93), où intervenaient aussi Sylviane Agacinski, Sarah Kofman, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy et Bernard Pautrat - un ouvrage qui se voulait novateur dans son écriture, dans ses thèmes et aussi dans sa présentation. Dans la préface de ce livre, un "je" fictif renvoie à l'ensemble des six signataires, sans les distinguer - ce qui explique peut-être qu'Economimesis n'aie pas été inclus dans le recueil La vérité en peinture publié en 1978, où il aurait logiquement trouvé sa place vers la page 135.

  Quoiqu'il en soit, Economimesis est un texte fort important. On pourrait dire, en utilisant des mots qui n'étaient pas exactement ceux de Jacques Derrida, que c'est le lieu où il développe sa théorie de l'esthétique : le rapport entre l'art, la beauté, la mimesis, le discours et cet élément refoulé, inassimilable, dont on ne peut pas les séparer : le dégoût. Car pour présenter l'hypothèse retenue dans ce texte, c'est du dégoûtant qu'il faut partir, de ce tout-autre inassimilable, irreprésentable, qu'on ne peut ni arrêter, ni encadrer, ni arraisonner, qui ne peut que se vomir. Si rien ne peut se substituer au dégoût dans le système logocentrique, alors quel rapport a-t-il avec le beau? Et avec l'art? Pour comprendre cela, il faut en passer par Kant (abondamment cité dans ce texte) et par Freud (pas cité une seule fois, ni en tant que tel, ni par le biais de la sublimation). Car le beau, comme le dégoût (et comme la beauté freudienne, mais ici Derrida ne le dit pas), est coupé de toute finalité. S'annonçant par des signes, des traces, des clins d'oeil silencieux, il est sans concept (comme le dégout), mais - contrairement à l'expérience du dégoût - il procure un cadre, un parergon qui lui permet de s'intégrer dans l'idéalisme transcendantal.

  Entre le dégoût, étranger à toute économie, et l'art, qui participe d'une economimesis - combinaison d'économie et de mimesis, il n'y a ni polarité, ni complémentarité, mais exclusion radicale, forclusion. Le dégoût ne produit rien, mais l'art est une économie, une productivité pure qui, selon Kant, est le privilège absolu de l'humanisme - ou plutôt de ce qui, dans l'homme, se compare le plus à l'acte divin. L'économimesis - s'appuyant sur les systèmes logocentriques, ces systèmes d'opposition qu'elle peut, dans sa surabondance, finir par effacer - produit, propage et multiplie. Comme le dégoût, elle trouve sa source dans la bouche, là où ça parle. Dans son rapport à l'oreille, la bouche s'affecte elle-même. C'est la structure du "s'entendre-parler", celle d'une oralité exemplaire (exemploralité) qui passe par la voix, cet organe pas comme les autres à partir duquel toutes les valeurs s'organisent, le logos s'institue, la loi morale - celle des sujets libres et autonomes - s'instaure, les Beaux-Arts et la poésie trouvent leur place au sommet de la hiérarchie [celle de Kant et de la pensée classique]. Qu'est-ce alors que le beau? Le lieu d'un passage à la limite, d'un effet parergonal, par lequel le système organisé du langage se mesure à une loi de supplémentarité. Mais l'hétéro-affection expulsée avec le dégoût ne disparaît pas. Elle est toujours là, toute autre.

samedi 4 février 2012

Dans le film "Melancholia" de Lars von Trier, il y a quelque chose de nazi : l'entrée en scène d'un monde absolument dépourvu d'avenir

  Le 19 mai 2011, au festival de Cannes où son film Melancholia était présenté, Lars von Trier a déclaré avoir "de la sympathie" pour Hitler. Interrogé sur ce point, il insiste : "Ok, I'm a nazi", dit-il en riant (ou en riant à moitié, selon d'autres commentateurs). Bizarrement, je n'ai trouvé aucun critique qui fasse un lien direct entre le contenu de son film et cette déclaration. Au contraire, la "critique", dans sa quasi unanimité, a loué le film, en utilisant un vocabulaire devenu peu courant à notre époque : "chef d'oeuvre absolu, esthétique splendide, art sans équivoque, apocalypse d'une beauté incroyable", etc.... En accordant le prix d'interprétation à Kirsten Dunst, l'actrice principale, le jury a conforté cette bonne opinion. Mais est-on vraiment certain qu'il n'y ait absolument aucun rapport entre le contenu de ce film et le contenu du nazisme? Après tout, le nazisme, lui non plus, ne manquait pas d'esthétisme. C'était un monde qui visait une certaine harmonie, et pouvait même sembler beau, sous un certain angle. Alors s'il est un point commun entre les deux, quel est-il? Je proposerai celui-ci : c'est un monde absolument dépourvu d'avenir. De même que Hitler a fini dans son bunker, les deux soeurs Justine et Claire et leur unique héritier finissent leur vie dans une cabane. Et de même que beaucoup de complices d'Hitler se sont suicidés, le mari de Claire en fait autant. Il refuse, comme les dignitaires nazis, de voir l'apocalypse qu'il sait inéluctable.

  La totalité du film, y compris le mariage raté de la première partie, peut être interprétée sous cet angle. Le patron et exploiteur de Claire ne ressemble-t-il pas étrangements aux bandits et gredins mis en scène par Bertold Brecht? Il vit dans un monde où la recherche d'un slogan publicitaire prévaut sur toute autre considération. Et les parents de Claire, désespérés mais à peu près lucides, n'ont pas d'autre choix que de laisser leurs deux filles emportées par leur inéluctable destin. La belle-mère est le seul personnage du film à désirer pour sa fille un avenir ouvert, imprévisible - mais personne ne l'entend, personne ne veut l'entendre, elle passe pour une femme aigrie, une sorcière, une gâcheuse.

  Je soutiens donc que ce n'est nullement un hasard si Lars von Trier s'est déclaré nazi (de sa propre initiative, sans que personne ne le lui demande) justement à l'occasion de ce film-là. Selon lui - ou plus exactement selon une lecture qu'on peut faire de son film, rien du monde actuel n'est digne d'être sauvé - sauf peut-être la beauté (et pour autant qu'elle ne soit pas humaine, mais inhumaine). La société n'existe pas : il n'y a que des individus perclus de souffrance et d'angoisse. Ce film n'a rien à voir avec la science-fiction. La planète Melancholia n'est pas la représentation d'un phénomène physique. C'est un juge purificateur, pour lequel aucune violence n'est exagérée. Dans cet univers, il n'y a pas de responsabilité individuelle. La faute étant collective, la punition doit être collective. Il n'y a pas non plus d'empathie ni d'écoute d'autrui. Il n'y a ni héritage à transmettre, ni promesse; rien d'autre que la malédiction du justicier.
Selon Jacques Derrida, l'annulation de l'avenir est le plus grand risque, le mal radical qui nous menace. C'est un mal d'abstraction, un mécanisme qu'aucun grain de sable ne peut dérégler. Dans le film, Justine en est l'oracle, résignée dès le première instant. Contrairement à sa soeur Claire, elle ne pleure, n'implore ni n'espère jamais.