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mercredi 21 septembre 2016

Recension du livre de Jacques Derrida, "Demeure, Athènes" (1996, réédité en 2009).

  Cette analyse a été publiée sur cette page du site www.idixa.net sous le titre : "Nous nous devons à la mort", mais nous pouvons ignorer cette sentence, la laisser en suspens, par des retards dont la figure exemplaire est la photographie.

1. Des séries.
  Le livre de Jacques Derrida Demeure, Athènes, publié en 1996 et réédité en 2009, est un commentaire d'une série de 34 photographies de Jean-François Bonhomme, 34 clichés qui renvoient les uns aux autres, se répondent, s'appellent. Répétée au début du cliché numéroté I par Derrida (p13), la phrase "Nous nous devons à la mort" opère dans le livre comme une sorte de deuxième titre, un redoublement qui, bien que postérieur, viendrait avant le titre même, à moins que ce ne soit le titre qui en soit une reprise, une réitération. En tous cas quand cette phrase lui est venue, le 3 juillet 1996 (l'année est mentionnée à la fin du texte, p51), Jacques Derrida se trouvait à Athènes - c'est-à-dire sur le lieu où les photos de Jean-François Bonhomme ont été prises. Il a donc reçu ces photographies avant de se rendre sur place - un voyage qui répétait d'autres voyages antérieurs - autre façon de réitérer, au présent, un geste déjà fait. La forme qu'il a choisie pour ce livre aligne 20 chapitres qu'il nomme "clichés" (en chiffres romains), alors que 34 "clichés" photographiques de J-F Bonhomme sont montrés (en chiffres arabes). Tout le livre joue sur le déséquilibre de ces mises en abyme.
  Remarquons ce point important pour nous : cette phrase, "Nous nous devons à la mort", Jacques Derrida l'énonce à propos d'une oeuvre. Laquelle? Peut-être la série plus vaste, probablement presque infinie, de toutes les photos prises par Jean-François Bonhomme à Athènes en 15 ans, dont 34 seulement nous sont montrées dans le livre. Cette série peut faire penser à d'autres séries analysées dans l'oeuvre derridienne : le roman-photo muet de Droits de regards, de Marie-Françoise Plissart (1985); les 127 boîtes-cercueils de Gérard Titus-Carmel (dans La Vérité en peinture, 1978); les Souliers de Van Gogh (toujours dans La Vérité en peinture), sans parler de la sériature lévinassienne (dans En ce moment même dans cet ouvrage me voici, 1980). Ce qui est singulier dans cette série derridienne des oeuvres composées elles-mêmes de séries, c'est que dans chaque cas il insiste sur ce qui est devenu indicible ou indescriptible, perdu, mais qui cependant, par la survivance d'un reste énigmatique, peut cependant être vu ou dit. Ce qui s'est retiré, par exemple l'ambiance de ces rues d'Athènes avant la modernisation de la ville, est à la fois déjà mort et pas tout à fait mort. Non seulement cette chose tarde à mourir, mais sa sur-vie vient en plus de ce qu'elle aura été, qui ne se réduit pas à ce qu'elle a été.

2. Une phrase, un deuil.
  Revenons donc à cette phrase, "Nous nous devons à la mort" dont on peut dire qu'elle est la phrase d'origine du livre. Elle vient juste après le titre, Demeure, Athènes, et pourtant elle le précède. Jacques Derrida réécrira à de nombreuses reprises dans le livre cette phrase qui lui est venue à midi, dit-il, un jour où le soleil tombait (et cela n'est pas sans importance, il aura fallu que le soleil tombe). La phrase, choisie pour sa polysémie. porte un sens général - notre rapport à la mort - et d'autres significations qui renvoient à la photographie. Nous devons mourir, il le faut, nous sommes mortels. Chaque photographie ou chaque série de photographies dit cette obligation, ce devoir, cette dette. Dans cette phrase, le "nous" est chacun d'entre nous et aussi la photo elle-même qui déjà porte le deuil d'un référent supposé (ce qu'elle "représente" et qui a définitivement disparu) et aussi des autres photos, car puisqu'il s'agit d'une série de photos, chacune renvoie à une autre.
  Si nous nous devons à la mort, c'est que nous avons déjà fait le deuil de nous-mêmes, nous sommes déjà morts. Une photographie est une archive. Dès le moment où elle est "prise", elle témoigne de ce qui est d'avance condamné à disparaître, et dont elle porte le deuil. Malgré le compte à rebours, le verdict est tombé : rien ne sera sauvé. Jacques Derrida compare cette situation à celle de Socrate au cap Sounion : il sait qu'il est condamné à mort, il le reconnaît, mais il profite d'un événement fortuit, qui retarde l'exécution, pour rêver. L'important n'est pas que le réveil annonce la date de sa mort, l'important, c'est qu'il rêve.
  Dans Nous nous devons à la mort, il y a deux fois "nous". Pour que nous nous rapportions à nous-même, il faut que le premier "nous" soit différent du second.

3. Du retardement à la protestation.
  Tous les appareils photographiques disposent aujourd'hui d'un dispositif-retard, qui permet à l'opérateur de déclencher le cliché plus tard, par exemple pour y figurer lui-même. Jacques Derrida insiste sur ce retard, qui ouvre la possibilité d'archiver un présent à venir. Il peut être tramé d'avance, mais sa durée pourrait aussi en principe être indécidable, voire infinie. C'est ce retard, qui surgit avant le temps même (la différance), qui intéresse Derrida. C'est lui qu'il retrouve, par exemple, dans la condamnation à mort de Socrate.
  Dans la phrase "Nous nous devons à la mort", il ne s'agit pas, ou pas seulement, de se dévouer à la mort, comme le laisse entendre la "grande tradition post-socratique et sacrificielle de l'être-pour-la-mort", il ne s'agit pas, ou pas seulement, de respecter les morts, il ne s'agit pas non plus d'une culture de la perte ou du manque, il s'agit, par le redoublement du "nous", de suspendre le sujet et la phrase elle-même. "Nous nous devons", c'est dire que nous nous rapportons à nous-mêmes, par un contrat d'avant tout contrat, par une hétéronomie primitive, en opposant un premier "nous" (celui de la dette) à un autre "nous", celui du "vivant innocent qui à jamais ignore la mort".
Et voilà donc où Derrida voulait en venir : la photographie est toujours là, elle proteste, elle suspend l'injontion. Entre l'instant où elle est prise et celui où elle est regardée, elle reporte la mort, et ce retardement, cet espacement n'a pas de limite. Il est à la place du rêve de Socrate : une survie indécidable, au-delà du deuil, plus que la vie, un écart dans lequel une oeuvre peut se loger.
  Pourquoi Derrida insiste-t-il tellement, dans ce texte, sur le soleil? Dans les intervalles, les entre-nous, sa trace persiste. Elle a encore lieu, elle arrive, même si elle n'arrive qu'à s'effacer, comme il l'explique en 1986 dans Comment ne pas parler. C'est cette trace quasiment disparue qui surprend, qui résiste à la religion du deuil, la dette, le devoir, la culpabilité. Elle porte une protestation innocente, celle d'un vivant qui peut déclarer qu'il ignore la mort. Il y aura, pour l'éternité, du soleil, dans chaque photographie qui restera.

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