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lundi 12 décembre 2011

En faisant de l'acte castrateur de Lorena Bobbitt un mythe, Mary Beth Edelson détruit la singularité de l'événement

  Du 17 novembre 2011 au 23 décembre 1911 aura été présentée à Paris une bien étrange exposition, dont l'écho a été malheureusement trop limité (à la galerie Balice Hertling, 47 rue Ramponeau, Paris 20è). Cette exposition avait pour titre Burn in Hell; et pour l'essentiel son contenu était un livre illustré, La Dernière Tentation de Lorena Bobbitt. Le titre de l'exposition comme celui du livre sont bien ambitieux. Qu'est-ce qui brûle en enfer? Et quelle est cette dernière tentation qu'on voudrait comparer à celle de Jésus? Et pourquoi vouloir faire de ce fait divers une oeuvre d'art qui puisse faire l'objet d'une présentation dans une galerie?


  Voici comment Wikipedia résume le fait divers peu commun qui est à l'origine de l'affaire : John Wayne Bobbitt (né le 23 mars 1967 à Buffalo New York) et Lorena Leonor Gallo de Bobbitt (née en 1970 à Bucay, Équateur) forment un couple américain (mariés le 18 juin 1989) qui s'est fait connaître suite à un fait divers en 1993. La nuit du 23 juin 1993, Lorena Bobbitt coupe le pénis de son mari avec un couteau de cuisine pendant qu'ils étaient au lit dans leur maison de Manassas, Virginie. Elle s'enfuit ensuite avec le morceau tranché qu'elle jette par la fenêtre de sa voiture. La police parvient tout de même à retrouver le morceau qui sera recousu par la chirurgie. Lors de ses déclarations à la police, Lorena déclare qu'elle avait coupé le pénis de son mari parce qu'il se masturbait et qu'il ne voulait pas lui donner d'orgasme. L'accent fut mis aussi sur le fait qu'il était violent, la battait souvent, et l'avait obligée à avorter. Lors du procès en 1994, elle n'est pas reconnue coupable mais est tout de même obligée de passer 45 jours dans un hôpital psychiatrique. John, quant à lui, est acquitté en septembre 1993 d'une plainte pour agression sexuelle sur sa femme. Ils divorcent en 1995, après six années de mariage. John devient acteur pornographique afin de financer son opération. Il tourne dans trois films : John Wayne Bobbitt… Uncut, Buttman at Nudes a Poppin', et Frankenpenis (produit par Benoit Reuze). En 1996, il déménage vers le Nevada, où il travaille dans un lupanar. Il entretient une relation avec Taylor Hayes, une actrice pornographique (qui bénéficiera de sa notoriété). Par la suite, il devient barman, chauffeur de limousine, conducteur d'engins de chantiers… Ruiné, il parie avec Howard Stern pour se faire réagrandir le pénis. L'opération sera plutôt un échec et il reste avec le même sexe.


  Mary Beth Edelson ne lésine pas sur les références à l'histoire de l'art. Profitant de la beauté - indéniable - de Lorena, elle la présente en :
  - Véronique (c'est-à-dire sous forme d'empreinte sur un drap),
  - Salomé - comme si la réduction du pénis était l'équivalent d'une décapitation (mais Mary Beth néglige le magnifique tableau d'Artemisia Gentileschi, Judith et Holopherne),
  - Pieta : le pauvre John sanguinolent, sur ses genoux, n'est pas crucifié mais castré,
  - Kali aux nombreux bras (comme ici), devenue déesse castratrice (elle n'a pas trop de huit bras, comme si le membre repoussait toujours),
  - mante religieuse (non, Lorena n'a pas dévoré son mari)
  - portrait en tondo (allusion plus subtile à une belle forme de la Renaissance).

  Il s'agit d'en faire une idole, un modèle, de l'héroïser par une démultiplication qui rappelle aussi le pop art. Si Marilyn s'était transformée en machine à castrer [comme Lorena apparaît sur certains dessins de Mary Beth], n'aurait-elle pas été, elle aussi, plus heureuse et surtout plus accomplie?

  La représentation du phallus masculin est paradoxale. D'une part, dans quelques dessins, Edelson le ridiculise en le représentant tout petit au creux de la vaste main lorenienne; d'autre part, il est presque toujours en érection. Pourtant lorsque Lorena l'a tranché, John était endormi. Mais un sexe non érigé ne serait pas assez spectaculaire; le petit bout de chair ne serait pas non plus assez masculin. Pour que 100 pénis soient sacrifiés, il faut que ça en vaille la peine! Et pour faire de Lorena une héroïne, il faut aussi faire du pénis de John une sorte de héros (cent fois tranché)!

  Mary Beth Edelson, qui est depuis toujours une militante féministe, ne conteste en rien les clichés habituels qui opposent l'homme à la femme. Probablement ignorante de l'oeuvre de Judith Butler, elle se contente de les inverser. Cette femme n'est pas douce, mais brutale; elle n'est pas attentive à l'autre (comme dans le "care" de Carol Gilligan), mais triomphante; elle n'a ni vulve ni vagin, mais elle est phallique (il suffit de regarder ce dessin d'une certaine distance, et Lorena apparaît dans son érection magistrale). N'y a-t-il pas plus fidèle confirmation de la pensée freudienne? Puisque je ne l'ai pas, je le suis (avec toute son énergie et toute sa violence). Marie Beth s'approprie sans vergogne l'acte de Lorena - et aussi le phallus de John et les structures de pouvoir qui vont avec. En s'identifiant à elle, elle la métamorphose en soldate de la castration, mais ne lui permet pas de récupérer les bénéfices de son acte. De même que Salomé s'était approprié la tête du Baptiste, Mary Beth Edelson s'approprie la dépouille nécessairement flamboyante du mari émasculé.

  Mais que reste-t-il de la véritable Lorena Leonor Bobbitt, née Gallo, dans l'opération? Que reste-t-il de ce moment d'égarement, dont la jeune femme affirme qu'elle n'a aucun souvenir? Que reste-t-il de sa personnalité singulière, de son histoire en Equateur, de ses contradictions, de sa fragilité à elle? Tout cela se dissoud dans une imagerie jouissive mais conventionnelle, qui raffermit et conforte les préjugés les plus ancrés de l'opposition des sexes.

lundi 5 décembre 2011

The Abuse of Beauty, Aesthetics and the concept of Art (Arthur Danto, 2003)

  En 2011, 8 ans après sa parution, ce texte, dont on peut traduire le titre par : "L'injure faite à la beauté" - en reprenant les mots d'un autre Arthur, Rimbaud (que Danto cite) - n'était toujours pas publié en langue française. Il reprend en les développant et les modulant les thèses de trois autres livres : La transfiguration du banal (1981), L'Assujettissement philosophique de l'art (1993), L'Art contemporain et la clôture de l'histoire (1997) - et développe de façon originale un concept très singulier de la beauté.

  Certes, les arts visuels, d'une certaine façon, sont arrivés à leur fin. De plus en plus autoréférentiels, il se sont écartés des grands récits de l'histoire de l'art et de tout développement progressif. Ils se sont rapprochés de la philosophie. Mais cette fin n'est pas un arrêt. On produit toujours autant d'oeuvres (et même de plus en plus); on n'en a pas fini ni avec l'art, ni avec sa transfiguration, ni même avec la beauté dont Danto distingue deux types : la beauté externe banale, courante, celle de l'évaluation esthétique, et la beauté spirituelle, qui n'est pas la conséquence des sensations ou des sentiments, mais l'effet de la pensée. Cette dernière beauté, et elle seule, est interne à l'art.

  Vers 1915, un événement majeur s'est produit. Les avant-gardes ont commencé à rejeter la beauté du côté d'une morale dépassée. L'art s'est dissocié du Beau traditionnel (harmonieux), qui était associé au Bien et au Moral. Dada s'est affirmé comme un mouvement intraitable, absolument incompatible avec la beauté. Il a ouvert la voie à des formes d'art où pouvaient avoir leur place aussi bien le dégoût que des modes d'esthétisation souvent méprisés jusqu'alors (le pop art).

  Pourquoi allons-nous dans les musées? Pour mettre, par les oeuvres, nos vies en perspective. Leur beauté interne naît de l'interprétation qui est faite de ces oeuvres ou du sens qui leur est attribué, cette signification que Danto dit incarnée. La puissance de l'oeuvre tient à la vérité qu'elle exprime. Quand elle se présente à la sensibilité, elle peut produire cette beauté éventuellement dissonante, à ne pas confondre avec la beauté esthétique (externe), ni avec la beauté perverse qu'exploitent certains profiteurs de la misère humaine.

jeudi 1 décembre 2011

L'art contemporain et la clôture de l'histoire (Arthur Danto, 2000)

On trouvera ici une série de propositions obtenues à partir de ce recueil de conférences. Arthur Danto y développe la théorie de la fin de l'art qu'il avait proposée dans ses précédents textes, La transfiguration du banal et L'Assujettissement philosophique de l'art. Il se montre, d'une certaine façon, moins hegelien et plus lyotardien. Si l'art arrive à une certaine clôture (qui n'est pas ni une disparition, loin de là), ce n'est pas parce qu'il accède à une totale compréhension de lui-même, c'est parce que les récits qui structuraient son histoire sont abandonnés. Cette fin de l'art est plutôt une fin de l'histoire de l'art, qui se traduit par une prolifération des oeuvres. Le critique d'art ne peut plus s'appuyer sur des raisonnement généraux, et doit désormais examiner chaque oeuvre selon ses propres termes, sans qu'un type d'art ne réponde plus qu'un autre à un impératif historique. La prévalence de certains genres, comme la peinture ou la sculpture, est elle aussi abandonnée. Tous les médias et pratiques se retrouvent au même niveau dans le vaste conglomérat des arts visuels : installations, interventions, performances, arts de la perturbation, vidéo, photographie, art numérique, bande dessinée, mixed media, land art, body art, object art, artisanat ou tout ce qu'on voudra. C'est ce qu'on appelle l'art contemporain, cette période de liberté totale, d'entropie esthétique et de désordre informationnel.

Depuis les années 60, tout est possible, on peut faire n'importe quoi, c'est devenu un lieu commun. L'époque de l'art, qui selon Vasari avait commencé vers 1400, se termine selon Danto vers 1980, avec le Pop Art. Le modernisme à la façon de Greenberg a préservé quelque temps un désir de pureté. Cela correspondait à une époque (1880-1965) où l'on était à la recherche de fondements. La tyrannie du goût s'est encore imposée quelque temps, en privilégiant le médium ou le coup de pinceau. Mais ensuite, irréversiblement, l'avenir s'est ouvert. Même le carré monochrome a changé de signification. Il a bien fallu que les musées s'adaptent à ce contexte postnarratif où la culture populaire accédait, elle aussi, au grand art. L'expressionnisme abstrait s'est effondré dans la pratique, tout en s'accumulant dans les collections.

Pourquoi suis-je une oeuvre d'art? Plus personne ne peut répondre à la place de l'oeuvre elle-même, seule porteuse de la conscience de soi.

mardi 22 novembre 2011

L'université sans condition (Jacques Derrida, conférence de 1998 publiée en 2001)

  [On trouvera ici quelques propositions relatives à ce texte où Jacques Derrida livre - en tant que professeur et enseignant - sa profession de foi à lui, qui va bien au-delà de ce statut].

  Arrivé au dernier point de la quatrième et dernière partie, il écrit : "Au septième point, qui n'est pas le septième jour, j'arrive enfin maintenant. Ou plutôt : je laisse peut-être arriver à la fin, maintenant (...)". Il ne s'agit pas de se reposer, mais de laisser arriver, quoi? ce qui "révolutionne, bouleverse et met en déroute l'autorité". Quelle autorité? Celle du professeur c'est-à-dire la sienne, Jacques Derrida. Après ce parcours dans les tâches et les professions de foi de l'université, il en arrive à une certaine forme de retrait, qu'il définit comme un au-delà du performatif. C'est ce point d'aboutissement énigmatique qu'il qualifie d'oeuvre. Car on peut lire ce texte comme un questionnement et une réponse sur le concept d'oeuvre. Questionnement qui se fait particulièrement aigu à la fin du livre, et réponse qui prend la forme du livre lui-même, en tant que, précisément, il est l'un des éléments de l'oeuvre dont il s'agit.

  Qu'est-ce qu'un professeur? 1/ Quelqu'un qui enseigne un savoir (le constatif de John L. Austin) 2/ Quelqu'un qui s'engage, au nom de la vérité, dans une profession de foi (c'est un acte de parole, un performatif, comme l'a génialement découvert le même John L. Austin) et 3/ Eventuellement quelqu'un qui, par ses oeuvres, peut faire arriver un certain événement, dont la force est irréductible au performatif austinien. Qu'est-ce que l'université? 1/ Un lieu de travail bien défini, où les connaissances sont transmises et enrichies, 2/ Un lieu moins défini où se profèrent des actes de parole 3/ Un lieu de pensée et d'inventivité, où la frontière qui est supposée séparer le constatif du performatif se déconstruit.
Et tout ceci ne pourrait pas arriver si nous n'étions pas à l'époque où nous sommes, et si Derrida ne parlait pas depuis ce lieu particulier, l'université, où s'articulent la foi et le savoir, ce lieu auquel la tradition humaniste attribue par principe, une liberté inconditionnelle de questionnement, de proposition et de déconstruction, ce lieu qui est aujourd'hui affecté, autant et plus que d'autres, par un bouleversement majeur. Que se passe-t-il? Certains annoncent la fin du travail et son remplacement par d'autres genres d'activité déracinantes et délocalisantes. Avec l'arrivée d'un cyberespace mondial, les territoires de l'université, ses frontières, ses lieux de discussion, de communication et d'archivage, tout cela change radicalement. L'université est désorganisée, le statut du professeur change. Doit-il encore travailler dans le carcan des genres et des champs académiques? Comment peut-il engager sa responsabilité? Doit-il travailler dans la continuité des Humanités traditionnelles et de leurs promesses, ou prendre appui sur l'analyse critique pour contribuer à la déconstruction du temps, du travail, à l'irruption possible d'un nouveau concept de l'homme?

  Il faut admettre que l'autonomie ou l'indépendance de l'université n'impliquent pas sa souveraineté. Le professeur témoigne de son savoir. C'est un acte de parole, un performatif, mais pas encore un événement digne de ce nom. Il faut pour cela dépasser le "comme si", cette dimension de simulacre qui caractérise ce genre d'acte. L'oeuvre au sens de Derrida, qui fait arriver quelque chose au concept de vérité et d'humanité, n'est pas maîtrisable. Elle est débordée par ce qui vient.

lundi 21 novembre 2011

L'Assujettissement philosophique de l'art, par Arthur Danto (1993)

  On trouvera ici les propositions tirées de ce livre, qui développe le schème hégelien de la fin de l'art en prenant la suite de la Transfiguration du banal. Vers le début de 19ème siècle, à partir de 1906 environ, la peinture a du se redéfinir par rapport aux nouveaux arts émergents, la photographie et le cinéma. Elle ne pouvait plus se mesurer aux progrès de la représentation ni s'imposer par sa virtuosité, car ce progrès atteignait des limites que seules d'autres techniques pouvaient dépasser. Elle l'a fait de manière particulièrement radicale, en suscitant des vagues d'interrogation qui chacune posait la même question : "Qu'est-ce que l'art", et ne réussissait à donner qu'une réponse provisoire, balayée par la prochaine vague. Peu à peu, ce questionnement sans fin sur sa propre identité est devenu le contenu le plus courant de l'art, jusqu'à ce qu'il se volatilise dans la pensée ou dans la philosophie. C'est ainsi que l'art est arrivé à sa fin.

  Mais peut-on répondre à la question? L'essence de l'art n'est-elle qu'un questionnement sans fin? Sans doute, répond Danto, car chaque objet du monde, pour être élevé au statut d'oeuvre d'art, doit être transfiguré. A chaque interprétation, il l'est de manière différente, toujours en excès par rapport à son contenu matériel ou sémantique. Il n'y a pas d'autre limite à ce processus que son évolution intrinsèque. A force d'explorer les limites de l'art (ce que Danto appelle les arts de la perturbation, du readymade à la performance violente ou obscène ou n'importe quel acte capable de déclencher un spasme existentiel), à force d'impliquer le spectateur dans l'oeuvre, on supprime toutes ses frontières et on le confond avec la vie. Transformé en son propre objet, jouant indéfiniment avec son propre concept, il finit par transformer la culture. C'est ainsi qu'on arrive aux temps posthistoriques, où il se peut fort bien qu'il n'y ait plus d'art (ce qui ne change pas grand'chose).

  La dimension d'oeuvre d'art d'un objet n'a donc rien à voir avec ses caractéristiques physiques ou esthétiques. C'est seulement quand l'oeuvre est lue qu'elle acquiert son statut et trouve son sujet.

jeudi 10 novembre 2011

La transfiguration du banal - une philosophie de l'art, par Arthur Danto (texte de 1981 traduit en français en 1989)

  On trouvera ici la liste des propositions issues de ce livre dans lequel Arthur Danto revient sans cesse sur le même paradigme. Soient deux objets indiscernables (c'est le mot qu'il emploie; on pourrait dire aussi : deux objets matériellement identiques) dont l'un a le statut d'oeuvre d'art et l'autre non. Le spectateur réagira-t-il différemment devant l'un et devant l'autre? Certainement répond-il, et il commence sa démonstration par l'exemple célèbre de Fontaine, readymade signé par Marcel Duchamp, qu'il compare à l'un quelconque des urinoirs de la même marque. Le second objet n'est qu'un objet réel (banal), un support matériel, tandis que le premier met la réalité à distance. Comment cela est-il possible? Par sa nature expressive, métaphorique, l'oeuvre d'art déborde le contenu concret ou sémantique de l'objet dont elle est fait. Elle change de statut et s'expose à la multiplicité des interprétations. Chacune de ces interprétations constitue une oeuvre nouvelle, qui transfigure différemment l'objet matériel.

  Cette dynamique explique que la question de l'art, par essence, soit philosophique. Quand l'artiste présente, à travers son style, sa manière de voir le monde, il nous invite à nous identifier à lui, ce que nous ne pouvons faire que par la pensée ou la théorie. Si nous trouvons l'objet beau, ce n'est pas pour des raisons de perception ni d'affect, c'est parce que c'est une oeuvre à laquelle nous attachons une signification, qui peut être changée si nous modifions notre interprétation d'un seul de ses éléments ou détails.

  Une oeuvre d'art est donc logiquement distincte d'un objet du monde dont elle serait indiscernable. Il suffit d'un titre, d'un commentaire, et sa valeur esthétique peut être déplacée radicalement. En ce sens toute oeuvre, même la plus simple, même la plus mimétique, est théorique.

mercredi 5 octobre 2011

"Quand dire, c'est faire" (J.L. Austin, 1962)

  Traduction en français de douze conférences prononcées en 1955 et publiées en 1962 en anglais sous le titre How To Do Things With Words.

p7 : Introduction.
p33 : Préface de l'éditeur anglais
p35 : Conférences 1 à 12.
p165 : Annexes
p185 : Postface

  Proposition principale : Une énonciation performative exécute une action; elle ne décrit ni ne constate rien, elle n'est ni vraie ni fausse
  Souvent, les philosophes ont tendance à confondre les phrases et les affirmations. Certes ils distinguent entre une question, une exclamation, un commandement, un souhait, etc... mais la distinction entre les phrases qui doivent être vraies ou fausses et les autres, est difficile à établir. Faut-il pouvoir les vérifier? S'assurer de leur sens? La réponse est différente selon que la phrase est descriptive ou constative, qu'elle sert à manifester ses émotions, à indiquer les circonstances dans lesquelles l'affirmation est faite ou la façon de la prendre, etc... C'est pourquoi Austin propose une autre démarche, ou la vérité ou la fausseté d'une phrase n'est pas le facteur essentiel.

  Il appelle énonciation performative une phrase qui, à première vue, peut ressembler à une affirmation. Quand elle est explicite, sa structure est simple (en général la première personne du singulier de l'indicatif présent, voix active) - mais elle peut aussi être implicite. Quand le sujet énonce ce type de phrase, il ne décrit pas ce qu'il fait, il le fait. En prononçant ces mots, il affirme la chose comme allant de soi. Mais cela n'implique pas que le fait de prononcer les mots suffise, à lui seul, pour accomplir l'acte. Il faut encore que les circonstances dans lesquelles les mots sont prononcées soient appropriées, que d'autres personnes exécutent elles aussi certaines autres actions (physiques, mentales ou verbales), que le locuteur soit habilité à exécuter cette action, etc... Il faut aussi que les mots soient prononcés "sérieusement" - qu'on ne soit ni en train de plaisanter, ni de mauvaise foi. Il faut que j'aie une certaine intention, que ma parole m'engage. La longue liste de ces conditions suffit à montrer qu'un performatif, comme tout acte conventionnel, est toujours exposé à l'échec (il peut toujours être rejeté, ne serait-ce que par une seule personne). Dans certains cas - les cas non-sérieux ou parasitaires - l'échec est même assuré. Il est (selon Austin) nécessaire de les exclure de la théorie des performatifs.

  Pour expliciter la différence, parfois peu évidente, entre un performatif et une affirmation, Austin propose de distinguer trois catégories d'actes de discours : locutoire, illocutoire et perlocutoire.




     

dimanche 18 septembre 2011

Le Photographique, Pour une Théorie des Ecarts (Rosalind Krauss, 1990)

  On trouvera ici des propositions en relation avec ce texte fondamental de Rosalind Krauss.

  Dans sa préface, Hubert Damisch situe ce livre dans le prolongement de deux autres classiques de la photographie : La Chambre claire de Roland Barthes (1980), et la Petite histoire de la photographie de Walter Benjamin (1931). Le Photographique prolonge ces deux grands devanciers en élargissant le propos. Il ne s'agit pas seulement d'analyser la photographie ou les effets de la photographie, il s'agit de définir un objet théorique, un paradigme qui affecte tout notre rapport contemporain à l'image. Ce paradigme est double, écartelé entre ce qui se dit au début du livre et ce qui se dit à la fin. D'une part, la photographie est une trace du réel, un indice. Mais d'autre part, c'est une copie de copie, une fausse copie, un simulacre. Comment articuler ces deux dimensions?

  Une photographie n'est pas un signe iconique (une représentation); c'est un autre genre de signe, un signe indiciel produit par un appareil (une machine, un automatisme). Ce qui fait irruption avec elle (et qui n'a pas complètement épuisé son caractère d'événement) est le fait que la lumière puisse s'écrire directement, qu'elle puisse laisser une trace, une archive, de manière quasi automatique, par l'intervention d'une sorte de main prothétique, indépendamment de l'intervention d'un sujet. Cette dimension d'automatisme qui relativise des notions classiques comme "artiste", "auteur", "oeuvre", "style" lui donne une crédibilité particulière. Ce qui apparaît à la vue semble être une émanation directe, presque magique, du réel.

  Mais la photographie n'est jamais purement indicielle. Si elle n'était qu'une inscription directe du réel, elle resterait vide de sens. Elle ne devient intelligible que parce que, en plus, elle est en rapport avec des discours. Du daguerréotype, au calotype ou aux vues stéréoscopiques, elle s'est toujours dissociée du réel en se combinant avec des règles de composition issues de la tradition, en faisant appel à des légendes, des textes, des signes complémentaires ou des suppléments imaginaires qui s'ajoutent à l'image brute. Elle est aussi une écriture, qui fait proliférer ce que Jacques Derrida appelle l'espacement : écarts, redoublements et dédoublements, réversions, photomontages, surimpositions, collages, artefacts.

  Ce qui a émergé avec la photographie dans les années 1830 - cette région de l'espace dont le sujet est exclu - reste ineffaçable. C'est un bouleversement qui s'est étendu à tous les champs visuels, et au-delà, jusqu'au modernisme et à la crise actuelle de la représentation. Pour se dissocier de la photographie, l'art devient autonome, les oeuvres s'auto-définissent. Les processus déclenchés par la photographie sont inarrêtables : perte de la maîtrise visuelle, délitement des frontières, substitutions, mises en abyme, fétichisation du corps. Les catégories sont brouillées, les chaînes référentielles ne trouvent plus de limites. On parle d'imposture. Les pratiques picturales et sculpturales se redistribuent, du surréalisme (qui privilégie la photographie pour illustrer sa théorie de l'automatisme psychique) à Marcel Duchamp (et son Grand Verre qui ressemble à une plaque photographique où le sujet se perçoit comme double et clivé), Pollock, au Body Art, au Land Art ou au postmodernisme.

  Malgré les efforts pour les rapprocher dans l'espace d'exposition, le discours photographique reste étranger à celui de l'esthétique ou de l'art. Il l'était à l'époque d'Atget, et l'est toujours avec les stéréotypes de la photographie d'amateur ou la vidéo moderne, qui joue sur les paradoxes.

jeudi 15 septembre 2011

Troubles dans le genre (Judith Butler, 1990)

  On trouvera ici quelques propositions issues de l'analyse de ce livre qui dialogue avec Freud et quelques auteurs de langue française (Simone de Beauvoir, Monique Wittig, Julia Kristeva, Michel Foucault, Jacques Lacan), un livre dont l'impact sur la scène américaine a été spectaculaire, mais qui n'a été traduit en français que quinze après sa parution (après beaucoup d'autres langues). Pourquoi? Sans doute y avait-il quelque résistance ou réticence à cette liberté de pensée, à cette déconstruction active d'une hétérosexualité obligatoire qu'une lecture rapide peut assimiler à la cohérence d'un symbolique solidement assis sur la binarité du langage et l'interdiction de l'inceste. Pour Judith Butler, entre les différentes composantes de cette hétérosexualité : le sexe (anatomique, biologique, physique), le genre (la construction culturelle qui oppose deux sexes distincts et opposés), et aussi le désir ou les pratiques sexuelles, il faut faire le constat d'une discontinuité radicale. C'est sa thèse de base, son postulat connu aujourd'hui sous le nom de théorie des genres. On peut toujours croire en l'homme et en la femme comme entités distinctes, substances séparées, étrangères, mais c'est une fiction, une construction du pouvoir dominant (mâle), qui voudrait imposer l'hétérosexualité obligatoire comme seule norme et seule loi.
Les normes de genre et les catégories dominantes sont incontournables dans la formation des personnalités et la vie quotidienne. Voici un homme, une femme, des corps asymétriques, genrés, des modèles de fantasmes et de désirs. Erigées en fétiches, les "femmes" sont assignées à une économie sexuelle qui limite la diversité de leur vie pulsionnelle et les force à la mascarade. En rentrant dans ce jeu, elles contribuent à la production et à la reproduction d'un corps féminin qui incarne la loi paternelle. Mais la reconnaissance et la stabilité qu'elles peuvent y trouver a un prix : la renonciation aux objets homosexuels qui ont prévalu pendant leur petite enfance (et au-delà). En participant à la comédie hétérosexuelle, elles acceptent la prohibition de leurs attachements antérieurs, elles sombrent dans une sorte de mélancolie. Malgré leurs efforts, elles n'arriveront jamais, elles non plus, à satisfaire à la norme.
Si le genre n'est ni anatomique, ni réductible à la loi paternelle, alors d'où vient-il? Judith Butler s'appuie sur un concept d'origine linguistique, celui d'acte performatif. Comme disait John L. Austin à propos des actes de parole (speech acts), Dire, c'est faire. Ici le Dire est un ensemble de gestes et de désirs qui organisent l'identité de chacun. Un corps n'a pas de statut ontologique antérieur à ces gestes. Son style est particulier, spécifique, marqué par des identifications singulières. Certes il est investi par les normes culturelles, sociales, mais il est aussi transfiguré par l'imagination. La position de genre dans laquelle une personne s'inscrit est construite en fonction d'une histoire, d'une performance.
Ce qu'on appelle la femme n'est pas une catégorie stable et homogène. C'est un artefact, comme le révèlent certains gays et lesbiennes par leurs pastiches. Les féministes comme mouvement politique ne peuvent pas s'appuyer uniquement sur cette catégorie. Il faut qu'elles acceptent le fait que le désir est fait de déplacements, de substitutions. Elles ne peuvent pas faire autrement que de reconnaître la loi qui les positionne comme femmes et a modelé leurs désirs, mais elles peuvent la retourner, la subvertir.

lundi 1 août 2011

Mal d'archive, une impression freudienne (Jacques Derrida, 1995)

  On trouvera ici les propositions relatives à ce texte, qui cumule un Prière d'insérer, un liminaire (commencement non titré), un exergue, un préambule, un avant-propos, soit 128 pages sur 155, avant d'arriver à des "thèses" qui sont toutes présentées comme des surenchères [comme si l'on passait directement, sans s'arrêter au contenu, d'un en-deça à un au-delà] et précèdent un post-scriptum (thèse supplémentaire, qui surenchérit encore sur les surenchères) de 6 pages. Curieux pour un philosophe qui a consacré de longues pages 20 ans plus tôt (dans La Dissémination) à contester qu'il puisse seulement exister des préfaces. Humour, certes, auto-dérision, jeu, et aussi déclaration sur ce qu'il en est de l'archive, car cette "table des matières" [pour employer un syntagme que Jacques Derrida n'utilise jamais] répète une autre "table des matières" d'un autre livre intitulé Le Moïse de Freud, Judaïsme terminable et interminable et signé Yosef Hayim Yerushalmi, dont Derrida explique (p66) que le texte n'est qu'une longue préface à sa cinquième partie, Monologue avec Freud [où Yerushalmi prend la voix du père de Freud, Jakob, pour interpréter les rapports entre psychanalyse et judaïsme, lesquels pourraient être considérés comme une longue préface au livre de Freud L'homme Moïse et la religion monothéiste, qui serait lui-même un effet d'après-coup des rapports de Sigmund avec son père], lequel monologue surenchérit, d'une certaine façon, en s'adressant directement au père de Freud, sur le propos de l'homme Moïse. Tout semble fait, dans cet ensemble, pour interdire une lecture linéaire, pour briser les temps.

  Le titre de la conférence (ou du texte) a changé après-coup. Au départ, c'était : Le concept d'archive. Une impression freudienne - et finalement le livre s'appelle Mal d'archive, une impression freudienne. Pourquoi le concept a-t-il, dans le titre, été remplacé par le mal? Si la science inaugurée par Freud n'est plus fondée sur la vérité du concept, mais sur l'archive, et si ce bouleversement affecte aujourd'hui toute science (ou tout ce qui se présente comme science), alors le mal d'archive entraîne avec lui l'inadéquation générale du concept. Mais qu'est-ce que ce mal d'archive et quel rapport a-t-il avec Freud? Il a voulu, avec la psychanalyse, ressusciter la trace originelle, unique. Il croyait qu'en la faisant revivre (anamnèse), il guérirait ses patients. Mais ce qui revient, l'archive, n'est qu'une reconstitution, une restitution opérée après-coup par l'archonte. La trace elle-même, comme elle était à la date de son impression, est scellée pour toujours. On ne la retrouvera jamais, pas plus celle qui est refoulée par le patient que celle qui aurait été oubliée ou réprimée par la tradition juive (le meurtre de Moïse selon Freud). Le mal d'archive, c'est que la trace originelle a disparu du document archivé. Quand les spectres ne répondent plus, la déconstruction est inséparable de la restitution. En voulant garder, protéger l'archive, Freud s'est mis dans une position ambiguë. Sa place (celle de l'archonte), est celle d'un lieu d'autorité; mais pour accéder à la première archive, il faut mettre à mort l'archonte et tout ce qui porte la loi. En rappelant ce qu'on croit être l'archive perdue, on met en oeuvre la pulsion de mort; archive et "anarchive" sont liés. Cette position intenable se retrouve dans les concepts de Freud, tous fendus et contradictoires. Et si tout cela vous déstabilise, si tout cela vous semble obscur, n'en soyez pas surpris, car le concept d'archive, après la marque que Freud a laissée sur lui, se laisse difficilement archiver. L'archive garde en elle un poids d'impensé que le patriarche le plus obéissant ne peut lire qu'en l'interprétant, c'est-à-dire en l'inscrivant dans l'avenir.

  Trois thèmes se croisent dans ce texte : psychanalyse, judaïsme, archive. L'ambiguité de l'archive se trouve déjà dans le mot grec arkhè : commencement et commandement. Si on met l'archive en ordre (commandement), c'est parce qu'elle s'oublie (commencement) à l'instant même où on l'archive (hypomnésie). Sous cet angle, l'archivage peut être comparé à une circoncision. C'est une alliance, mais dissymétrique. Le petit garçon n'a pas le choix, il ne peut qu'acquiescer. Si l'héritage se réduit à la répétition ou la pulsion de mort, son avenir se fermera, il y a un risque de mal radical. Mais ce n'est pas ainsi qu'opère la tradition juive telle que Freud ou Yerushalmi en ont hérité. Sa promesse inconditionnelle, ineffaçable, son essence minimale, c'est l'ouverture de l'avenir. En la dégageant de tout savoir, théorie ou horizon d'attente, en pensant un autre concept d'archive, on peut entrouvrir la porte d'un "messianique" d'un type nouveau - radicalement indéterminé. Les télétechnologies d'aujourd'hui, qui transforment de fond en comble les techniques et le contenu archivable, laissent ouverte cette possibilité.

mardi 28 juin 2011

Derrida, le virtuel

On trouvera la forme développée de ce texte (avec les propositions qui, dans l'Orloeuvre, lui sont associées), à cette adresse.

La logique classique, qui oppose l'actuel au virtuel, la réalité à la virtualité, a été battue en brèche dès la fin du 19ème siècle, avec l'émergence de la photographie et de la psychanalyse. Quel est le genre de vérité qui se révèle dans une photographie? Si l'on reprend les termes de Roland Barthes, on parlera du Référent ou du Ça a été. La photo montre ce qui a été, mais Ce qui a été, par définition, n'est pas présent. C'est une reproduction, une marque, un spectre, un tenant-lieu de réel. Ce qui nous est montré en temps réel [comme on dit] sur les écrans de télévision ou d'Internet est-il une réalité? Non, car il faut toute une chaîne de machines, de fabrication d'images, de décisions et de transmissions pour le faire apparaître. C'est pourtant ce qui passe pour une réalité, ce à quoi l'on croit, ce qui ne cesse de se multiplier aujourd'hui. Dans le vocabulaire de Jacques Derrida, artefactualité se confond avec actuvirtualité : tout se qui se diffuse par les médias suppose un présent actuel, qui n'est en fait qu'un supplément prothétique, un substitut (ou suppléant) de réalité. Il en résulte une nouvelle expérience du lieu, une autre topologie qui affecte [entre autres] notre rapport à l'histoire et au politique.
Toute reproduction technique implique un effet de virtualisation, une croyance sur laquelle repose le crédit que nous accordons à l'image. D'une part le présent vivant, qui survit en tant qu'image, n'est qu'un enregistrement, un spectre déjà mort; mais d'autre part il y a dans le virtuel, comme dans l'imagination selon Jean-Jacques Rousseau, une puissance active, cachée, indéterminée, une réserve [de différance]. Par un mouvement de supplémentarité, le virtuel rapproche deux ordres discontinus [vie et mort, nature et société], il renvoie à l'hétérogénéité, à l'altérité. En allant au-delà de ces effets, on peut les réduire à la trace, les déconstruire.
Aujourd'hui, tout document est contaminé par cette ambiguité. C'est une transformation profonde qui affecte notre rapport au passé, à l'histoire et jusqu'au concept d'archive. L'objet d'étude n'est pas séparé de l'historien. Il est son interlocuteur virtuel. L'espace public en est bouleversé. La mémoire distingue de moins en moins entre l'intériorité et l'extériorité. Toutes les expériences, les discours, les savoirs, les cultures, peuvent en être redéployés - mais ce fantasme-là, qui était celui de James Joyce, peut finit par se dissoudre dans un grand rire.

vendredi 27 mai 2011

A propos des thèses "Sur le concept d'histoire", de Walter Benjamin (rédigées en 1940)

    On trouvera ici, sur le site de l'Orloeuvre, ce même commentaire avec les propositions citées. Titre : Dans ses thèses "Sur le concept d'histoire", Walter Benjamin fait de l'historien un prophète : en vivant son époque le regard tourné vers l'arrière, il est poussé vers l'avenir.
  Les Thèses sur l'histoire, parues en français sous le titre "Sur le concept d'histoire", ont d'abord été écrites en allemand, puis traduites par Benjamin lui-même. On trouve cette traduction dans les Ecrits français (Gallimard, 1991), et une autre traduction (par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch) dans Oeuvres III (Gallimard, 2000). Elles ont été rédigées au printemps 1940, ce qui fait d'elles une sorte de testament : le dernier texte écrit avant le suicide de Benjamin à Portbou le 26 septembre 1940. Il fuyait les nazis et le régime de Pétain, mais ce n'était pas la première fois qu'il avait été tenté par le suicide. Il nous a laissé poursuivre la tâche qu'il avait entamée (implicite dans toute son oeuvre) : Ne pas fermer l'avenir.
Ce court texte (une quarantaine de pages) d'une densité et d'une complexité incroyables a été commenté sous tous les angles. Je tente ici, dans le contexte de l'Orloeuvre, une présentation sous forme de propositions. Ce n'est pas un résumé ni une traduction : c'est une lecture.
  Que disent-elles? Dans les Paralipomènes et variantes (Ecrits Français p451), Benjamin commente le mot selon lequel l'historien est un prophète qui regarde en arrière. Comme l'Ange de l'Histoire, il tourne le dos à sa propre époque. Mais son regard visionnaire orienté vers les générations antérieures rend sa propre époque plus nettement présente qu'elle ne l'est pour ses contemporains. Pourquoi? Parce qu'en marchant au même pas que leur époque, les contemporains ont un temps de retard, tandis que lui, le prophète-historien, actualise le passé, ce qui le pousse (involontairement) vers l'avenir. On trouve dans cette interprétation tous les thèmes des Thèses sur l'histoire. L'historien qui ne conçoit l'histoire que comme une suite d'événements successifs est incapable de rencontrer le passé, car il rate l'événement mystérieux qui le relie à ce passé à partir du présent. Sans rédemption du passé, il n'y a pas de lien avec les générations antérieures. Si le matérialisme historique doit s'assurer les services de la théologie, c'est parce qu'il ne peut pas s'engager dans l'histoire sans l'aide de cette vieille dame ridée. Le faible pouvoir messianique détenu par chaque génération lui est transmis par les générations antérieures. Elles peuvent exiger de la génération actuelle qu'elle remplisse cette tâche.
  Chaque présent est visé par un passé en lequel il doit se reconnaître. L'historien ne décrit pas le passé, il s'arrête devant l'image qui surgit à l'improviste. Cette image, qui est celle des ancêtres enchaînés, peut le sauver d'un danger suprême (ne pas avoir d'avenir). Il ne s'agit pas de recueillir un héritage - car ce ne serait que l'héritage des vainqueurs. L'historien (matérialiste selon Benjamin) rejette la norme historique. Il sait que nous vivons toujours dans un état d'exception, et que le progrès ne peut être ni homogène, ni illimité. En arrachant l'histoire à la continuité (comme l'a fait Robespierre ou comme le fait aussi, par exemple, la mode), en faisant éclater ce blocage, on situe son lieu dans l'a-présent, c'est-à-dire dans la fête, dans l'événement. Ce temps-là n'est pas celui des horloges. C'est une brèche, un arrachement. Le temps doit cesser de passer, il doit s'arrêter.
  Ce qui vaut pour l'activité de l'historien vaut aussi pour l'oeuvre, dans laquelle la tension s'immobilise. Les oeuvres sont des monades, des objets singuliers arrachés au temps. Le cours entier de l'histoire s'y cristallise dans un raccourci formidable. C'est ainsi que s'ouvre la porte par laquelle pourra entrer le messie.

mardi 24 mai 2011

Minuit à Paris, de Woody Allen (2011) : un film où la différance, insistante, fait craquer les couples

[Texte lisible ici, sur le site de l'Orloeuvre]
Du Woody Allen typique peut-il donner autre chose que du Woody Allen typique? Du cinéma de carte postale peut-il donner autre chose que du cinéma de carte postale? Disons que oui, peut-être, ça se pourrait bien. Ce n'est pas que l'histoire soit tellement originale - car le voyage dans le temps, après tout, c'est l'essence même du cinéma, et beaucoup d'autres réalisateurs s'y sont frottés. Le jeune écrivain qui rencontre Fitzgerald, Hemingway, Picasso et Dali avant de faire lire son manuscrit à Gertrude Stein en personne, c'est une idée sympa, une réalisation de désir qui ne peut que flatter le plaisir du spectateur, mais sans plus. Ce qui fait le charme du film réside dans un autre décalage. Ce voyage dans le temps arrive au moment précis où ce couple commence à se disloquer. Gil subit sa future femme comme il subit son métier (écrire des scénarii à succès pour Hollywood) - tandis que sa fiancée, étrangère à la littérature, ne comprend rien à sa fascination pour la ville-lumière. A l'avance soumise au principe de réalité, elle est la copie conforme de ses parents (de riches républicains). Où passe alors le désir? Il se concentre sur le personnage de Gil (un clone de Woody Allen) et sur la ville de Paris, qui semble produire comme un effet magique. Paris, si loin d'Hollywood, ne fabrique pas d'écart dans l'espace, mais de l'écart dans le temps. Chaque soir, à minuit tapante, Gil se rend en un point bien précis de la ville. Une automobile d'époque le conduit dans les années 20 - celles qu'il préfère. C'est là qu'il rencontre ses artistes préférés. Où va-t-il? se demande le père, qui embauche un détective pour le surveiller - mais le détective, lui aussi, disparaît [probablement absorbé dans le fantasme de Gil]. Une chose est sûre, c'est que le père ne disparaîtra jamais, car il est trop occupé à tenir tête à son propre surmoi. La fiancée non plus ne veut pas entendre parler de ces ballades nocturnes. Le mouvement de la différance dépasse ce qu'elle peut supporter. Elle préfère se jeter dans les bras d'"amis" visiblement antipathiques, pour être sûre qu'aucune tentation incontrôlable ne viendra perturber son train-train.
Tous les autres ont envie de se débarrasser de Gil, et Gil a envie de se débarrasser de tous les autres. Ce qu'il aime (le rêve, la littérature, le passé, la France, l'incertitude, etc...) est ce qu'ils détestent, et ce qu'il déteste est le milieu dans lequel ils vivent. Et pourtant il n'y a aucune symétrie entre eux. En les mettant en présence les uns des autres, Woody Allen met en route une sorte de machine à fabriquer de l'écart. Le héros s'y laisse entraîner, tandis que les anti-héros, épouvantés, préfèrent revenir le plus vite possible en Amérique (qui est, pour eux, la patrie de la normalité rassurante).
En nous identifiant à Gil, nous nous laissons entraîner, nous aussi, par cette machine si douce et si infernale. C'est ce qui fait du film plus qu'une oeuvre : une archi-oeuvre - et même si le film donne une image surranée de Paris, même s'il se termine de façon aussi conventionnelle que possible par une vague histoire d'amour, tout cela ne suffit pas pour suturer la faille que le Paris fantasmatique a ouverte. Gil se dégage enfin du présent californien qui l'étouffait. Cette ville du passé devient pour lui celle de l'avenir; et l'avenir balisé que sa fiancée appréciait en lui devient imprévisible, incalculable.

jeudi 19 mai 2011

Le Moïse de Freud, Judaïsme terminable et interminable, par Yosef Hayim Yerushalmi (1991)

On trouvera ici l'analyse orlovienne de ce texte.

En pleine période de persécution nazie, alors que ses livres étaient brûlés sur la place publique, Freud s'est engagé dans la rédaction d'un livre étrange qui ressemblait plus à une attaque contre la tradition juive que contre ses ennemis. Il en a achevé une première rédaction en 1934, mais ne l'a publié, avec beaucoup d'hésitations, qu'en 1938. Qu'est-ce qui l'a conduit à entreprendre cet ouvrage qui a été beaucoup critiqué? Yosef Haym Yerushalmi avance une explication paradoxale : il s'agissait pour lui de répondre (peut-être inconsciemment) à une injonction de son père qui lui avait demandé, dans la dédicace de la bible familiale qu'il lui avait offerte en 1896, d'étudier la torah. Freud devait apporter sa pierre à la lutte contre l'antisémitisme, sans trahir la psychanalyse mais sans trahir non plus ce qui était pour lui l'essence du judaïsme. Tâche impossible sans doute, mais qu'il a affrontée avec courage.

Cet homme qui, au moment de son mariage, refusait toute pratique religieuse, s'est trouvé dans l'obligation d'assumer une appartenance qu'il revendiquait avec fierté, mais sans dissimuler à quel point elle lui semblait énigmatique. Il l'a fait, de manière aussi juive que psychanalytique, en posant deux types de questions.

- Qu'est-ce qu'être juif? C'est quelque chose de miraculeux, inaccessible à toute analyse, . S'il est quasiment impossible d'y renoncer, ce n'est pas pour des raisons religieuses ou mystiques (car on peut être athée et rester juif), mais à cause d'une construction psychique que pour le moment la "science" (psychanalytique) ne réussit pas à saisir par des mots.

- Qui était Moïse? (autre façon de se demander ce que cela signifie d'être juif). Ici la réponse de Freud est radicale et en rupture apparente avec toute la tradition : Moïse aurait été assassiné par les Hébreux. Ce meurtre aurait été, dans un premier temps, oublié, et le monothéisme serait le retour du refoulé de cet acte inavoué. Cette thèse permet à Freud d'expliquer l'antisémitisme : les chrétiens, eux, ont avoué le meurtre. Et Yerushalmi d'ajouter : les chrétiens entretiennent une relation oedipienne avec le judaïsme pour la possession de la mère, c'est-à-dire de la torah.

A ces deux questions, on peut en ajouter une troisième : Qu'est-ce que la psychanalyse? La réponse de Yerushalmi découle des deux précédentes : c'est un judaïsme dépouillé de ses manifestations religieuses, un judaïsme sans Dieu. En pratiquant la psychanalyse, on reste dans l'orbite de la formidable force d'attraction du passé juif. On est à l'abri de la colère de Moïse, que Freud avait repérée dans le Moïse de Michel-Ange.

lundi 16 mai 2011

"Zakhor, histoire juive et mémoire juive" de Yosef Hayim Yerushalmi

On trouvera ici l'analyse de ce livre de Yosef Hayim Yerushalmi publié originellement en 1982, qui a eu une influence considérable non seulement pour les questions ayant trait à l'histoire juive, mais aussi pour sa problématique et sa méthodologie applicables aussi à d'autres champs historiques.

La relation du judaïsme à l'histoire est doublement paradoxale. D'une part, l'impératif biblique "Souviens-toi!" (Zakhor) ne souffre aucune exception. Il faut se souvenir, il ne faut rien oublier, c'est un commandement absolu. La principale injonction du Dieu d'Israël est "Souvenez-vous que vous étiez esclaves au pays d'Egypte!". Mais d'autre part, depuis la fin de la période biblique, les juifs se sont peu intéressés à l'histoire (au sens moderne). Leur mémoire a pris la forme de prières, de poèmes ou de listes plutôt que de récits détaillés. Les décisions des hommes, leurs conduites et leurs erreurs sont remémorées et mises en perspective sous l'angle religieux, mais pas comme historiographie (l'écriture de l'histoire comme discipline, avec ses règles, ses institutions et ses procédures). D'autre part, la mémoire juive traditionnelle insiste sur le caractère unique du peuple juif. Cette unicité fondée sur l'alliance avec Dieu est sans cesse rappelée. C'est elle qui justifie l'idée d'un "sens" de l'histoire, qui est une des innovations principales du récit biblique. Raconter l'histoire du peuple juif de manière neutre, scientifique, revient à nier cette historicité - c'est-à-dire finalement à nier l'objet même de l'étude.

Dans sa relation a l'histoire, le peuple juif a abandonné certaines dimensions du récit biblique, en privilégiant la mémoire du passé. Il n'a pas interprété les événements post-bibliques en fonction de leurs causes ou de leurs circonstances présentes, mais en tant que répétition du défi que Dieu lui avait lancé et des réponses qu'il pouvait lui apporter. Chacun devait pouvoir s'identifier à un aspect ou à un autre de ce passé, et cette identification s'appuyait sur les rites, la liturgie, l'interprétation rabbinique. Après l'expulsion d'Espagne en 1492, il y a eu quelques tentatives de récit historique, mais elles ont été abandonnées.

Pour un Juif qui souhaite le rester, cela pose la question de l'historiographie contemporaine. L'historien doit analyser le passé avec ses méthodes, mais par le choix de ses objets d'étude, il doit affronter la réalité contemporaine, proposer une rupture, un nouveau commencement.




mercredi 27 avril 2011

Lavis de Colette Deblé. Peintures (réédité en 2004, avec un texte de Jacques Derrida de 1993)

Ce texte a été publié en 1993 avec 7 lithographies de Colette Deblé, puis réédité en 2004 aux Editions de l'Atelier des Brisants avec le sous-titre "Lavis de Colette Deblé. Peintures" avec 80 photos de l'artiste mais sans aucune mention de la publication précédente.

A partir de citations de l'"histoire de l'art", Colette Deblé fait oeuvre. En reproduisant des formes et des silhouettes de corps féminins telles qu'ils ont été précédemment représentés par d'autres peintres, elle engendre. C'est ce double rapport, de répétition et d'accouchement, qui intéresse ici Derrida. La femme-peintre ne cherche pas à restaurer une image authentique du corps féminin; elle introduit du jeu, du glissement, du flottement dans la maîtrise masculine [logocentrique et phallogocentrique] dont elle hérite malgré tout. Comme la nymphe Echo, elle met en mouvement une autre logique de la citation. En reprenant ou reproduisant d'anciens fragments de lignes, déjà vus et regardés mille fois, elle invente d'autre lignes absolument nouvelles. Son travail de la citation ne fixe pas le regard; il traverse, il joue "en vue" d'un autre travail : on pourra reproduire cette forme autant de fois qu'on le voudra, il s'agira toujours de la restitution d'un moment unique, comme en photographie.

jeudi 31 mars 2011

Un monde vulnérable - Pour une politique du "care" (Joan Tronto, paru en 1993, traduit en français en 2009)

On trouvera ici les propositions issues de ce texte.

Le point de départ de Joan Tronto est le livre de Carole Gilligan, "Une voix différente", paru en 1982. Après dix ans de discussions, elle fait le point sur l'éthique du "care" en mettant l'accent sur sa dimension politique. Alors que Gilligan avait choisi comme sous-titre de son livre "Pour une éthique du "care", Tronto choisit : Pour une politique du "care". Mais il serait simplificateur de dire qu'entre l'une et l'autre, on passe de l'éthique à la politique, car Tronto se donne pour objectif de "déplacer les frontières" entre morale et politique. Une large partie de son livre traite de morale, et l'un de ses objectifs revendiqués est de réduire autant que possible l'écart entre morale et politique.

Les hommes ne sont pas des individus séparés et indépendants. Au coeur de leur vie se trouvent des besoins corporels qu'il faut satisfaire, et que les privilégiés transfèrent à des personnels de service invisibles dans le champ politique, car leurs professions sont dévalorisées et les catégories auxquelles ils appartiennent (femmes, Noirs) sous-représentées dans la vie politique. Pour rétablir une certaine équité, la conception traditionnelle de la justice ne suffit pas. Il faut un supplément qui tienne compte de la vulnérabilité des êtres humains et de ses conséquences pour le fonctionnement des sociétés pluralistes et démocratiques.

Prendre le "care" au sérieux, c'est reconnaître que les éléments qui le composent concernent tout le monde et pas seulement les femmes et les services sociaux : l'attention à l'autre, la responsabilité à l'égard d'autrui, la volonté de résoudre les problèmes dans le concret, l'écoute des bénéficiaires et la prise en considération de leur point de vue.

Le "care" ne se contente pas d'une morale abstraite de type kantien qui ignore les inégalités réelles. Il demande : "Qui s'occupe de qui?" et tient à ce qu'on agisse en fonction d'un contexte concret, pour maintenir, perpétuer et réparer le monde.


mercredi 23 mars 2011

La Condition de l'homme moderne (Hannah Arendt, 1958)

On trouvera sur cette page les propositions associées à l'analyse de ce livre, prémonitoire s'il en est. Comment le présenter? On peut suivre l'ordre retenu par Hannah Arendt. On dira alors que la vie sur terre (Vita activa) est donnée à l'homme sous trois modes : le travail, l'oeuvre et l'action. Alors que dans la cité antique, le travail était rejeté dans la sphère privée tandis que la parole publique et son corrélat, l'action, étaient valorisées, aujourd'hui c'est l'inverse. La vie tend à se réduire au processus vital, c'est-à-dire (pour l'homme) au cycle production / consommation / loisirs (animal laborans), organisé dans une société normative. La production de ces artefacts humains que sont les oeuvres (homo faber) tend à se subordonner, elle aussi, au travail. Cette confusion entre deux notions étymologiquement distinctes détruit finalement le monde humain, à l'exception de certaines activités marginales comme l'art ou la pensée.

Mais on peut aussi le présenter autrement.

- Qu'est-ce qui compte dans la vie? L'action singulière d'un individu unique, différent de tous les autres et capable, par sa parole, d'amener sur terre du nouveau, de l'imprévisible, de forcer les limitations et de franchir les bornes, de contribuer à la fabrication d'un monde commun, que ce soit dans le domaine politique ou ailleurs. Bien sûr, ces actions sont risquées. Elles déclenchent des processus irréversibles dont on ne connaît pas les conséquences, et dont on ne peut limiter l'imprévisibilité que par le pardon (effacer ce qui a été fait) et la promesse (poser des jalons dans l'avenir). Mais après tout, n'y a-t-il pas un risque à penser? Et est-ce que cela ne nous conduit pas à sortir hors de nous?

- Quelle serait la plus grande erreur? Être réduit à l'automaticité d'un fonctionnement social quasiment machinique, celui du processus vital induit par la mise en pratique instantanée des inventions scientifiques et techniques. C'est bien ce qui se produit aujourd'hui avec l'utilitarisme, la division du travail et l'égalité modernes. Les forces naturelles, aveugles, pénètrent directement dans le monde humain et détruisent sa productivité spécifique. L'"energeia" du domaine public ne se distingue plus de l'économie privée. Plus on respecte les normes de comportement, plus on s'isole, moins les objets qu'on fabrique sont durables.

- Que peut-on encore faire? Après tout, il n'est pas impossible de se remettre à faire ce que l'homo faber a toujours fait : des oeuvres. Les arracher à la nature par un acte violent, réifier le matériau, le rendre durable, s'en servir comme outil, etc... En agissant ainsi, on donne la priorité à notre vie limitée ("bios") sur le cycle naturel illimité ("zoè") dans lequel nous nous perdons. En bref, faire ce que faisaient déjà les Grecs (et d'autres).

- Quelle est l'essence de l'homme? Nous n'en savons rien car, malgré l'invention du télescope par Galilée, il nous est impossible de le voir de l'extérieur pour ce qu'il est, un Qui.

samedi 26 février 2011

Une voix différente, Pour une éthique du "care" (Carol Gilligan, 1982, édition en français de 2008)

On trouvera sur cette page des propositions issues de ce livre qui a eu, en son temps, un étonnant succès, et qui continue à agir. Carol Gilligan ouvre au féminisme de nouvelles pistes et il propose à la société (hommes et femmes) d'autres voies. D'abord sur ce soi-disant mystère qu'est la femme (ou qu'elle a été pour Freud et quelques autres) : si l'on tient compte de l'importance pour elle du souci de l'autre, on comprend mieux qu'elle perçoive la relation à autrui de façon plus intime, en continuité avec son prochain comme elle a vécu sa petite enfance en continuité avec sa mère. Alors que le garçon privilégie la séparation, la fille ressent une empathie pour l'autre qui rend moins prioritaire l'affirmation de son individualité. Il n'en résulte pas seulement d'autres comportements, mais une autre morale, qui peut s'affirmer à côté de la conception masculine, dans la vie courante et aussi dans le champ politique.

Tandis que la morale du "care", attentive à la vulnérabilité d'autrui, privilégie la responsabilité à son égard, la morale dominante (masculine) repose sur une conception abstraite des droits individuels. La femme voudrait se trouver au centre d'un réseau ou d'une trame de liens, là où l'homme, satisfait de ses convictions universalistes et impartiales, marque une certaine indifférence.

En accordant plus d'attention à l'autre en particulier, il ne s'agit pas seulement d'ajouter un "supplément d'âme", mais de reconfigurer le concept de justice en respectant toutes les voix, y compris celles qui sont aujourd'hui méprisées et invisibles.

samedi 19 février 2011

La crise de la culture (Hannah Arendt, 1961-68)

On trouvera sur cette page l'analyse du livre de Hannah Arendt, paru en français en 1972.

Où va la culture? En se posant la question dans les années 1960, Hannah Arendt ne peut pas faire abstraction de son expérience personnelle. Brillante représentante de la culture humaniste acquise dans l'Allemagne des années 20, elle a subi le choc du nazisme et ensuite, arrivée aux Etats-Unis après un passage par la France, il a bien fallu qu'elle constate les dégâts : disparition de l'autorité, remplacement de l'objet de culture par l'objet de loisir, perte du sens commun des mots, crise de la transmission du savoir par l'éducation. Comment expliquer cette inquiétante conjonction qui menace l'existence même de la culture? D'une part, les progrès de la science rendent le monde de plus en plus incompréhensible, voire impensable. D'autre part, l'humanité bute sur ses propres limites. Son rapport au monde extérieur passe par des actions aveugles et le déclenchement de processus dont elle ignore l'aboutissement. En rompant avec la religion et la tradition, elle a oublié l'expérience de la fondation telle que la vivaient les Romains. Les nouvelles générations ne se sentant plus en charge de prolonger et d'augmenter cette tradition, l'autorité, appuyée sur le savoir, a perdu sa légitimité.

Sans doute y a-t-il toutes les raisons d'être pessimiste, et pourtant Hannah Arendt ne ferme pas complètement la porte. A chaque homme, un nouveau commencement est possible. Même s'il n'a reçu aucun testament, même s'il résiste au passé et au futur, il lui reste une dimension de la liberté.