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mercredi 30 octobre 2013

Sur "La vie d'Adèle", film d'Abdellatif Kechiche (2013) : la bouche-hymen

Analyse critique reprise de cette page de l'Orloeuvre.

   De nombreux critiques ou spectateurs ont été impressionnés par les scènes d'amour de ce film - plutôt longues, complaisantes et d'un réalisme assez contestable, mais le plus saisissant, le plus impressionnant, le plus marquant, ce sont les scènes de bouche : cette bouche qui mange, avale, lèche, suce, goûte, râle, cette bouche qui parle, demande, supplie, exige, crie le désir comme le désarroi, cette bouche qui engloutit, qui absorbe, qui avale, incorpore, accomplit sa tâche sans passer par aucun intermédiaire, aucune médiation, cette bouche directement expressive, ce trou humide et mobile par où ça rentre et ça sort, sans direction ni orientation, cette bouche qui brouille toute distinction entre ce qui mange et ce qui est mangé - cette bouche-spaghettis, cette bouche-huîtres, cette bouche-morve, cette bouche incapable de retenir complètement la salive, cette bouche dans laquelle le plaisir est inséparable du dégoût, c'est cette bouche-là, celle d'Adèle, qui est le coeur vivant du film.

  Entre Emma et Adèle, le rapport est structurellement inégalitaire, pas seulement à cause de leur différence d'âge (quelques années) mais par leur rapport à la bouche. Il est aussi dissymétrique, car la bouche d'Emma fonctionne très différemment de celle d'Adèle : elle idéalise, elle spiritualise. Ce n'est pas pour rien qu'Emma se présente un moment comme celle qui enseigne à Adèle la philosophie. La parole d'Emma fait sens, elle est faite pour être entendue, pas pour rester dans la bouche. Mais ce qu'Adèle entend n'est pas de l'ordre de l'idée : c'est de l'ordre de l'absorption, de la digestion, de l'incorporation à soi, de la transmutation. Son appareil auditif est une extension de l'appareil buccal : il transforme en autre chose, quelque chose qui ne peut en aucun cas se réduire à une pensée ou une idée.

  Sans doute est-ce ce rapport dissymétrique qui finit par devenir insupportable à Emma. Emma préfère les filles, c'est un choix sexuel, pas un geste vorace. Emma est une artiste cultivée, qui défend vigoureusement sa position d'artiste, mais se trouve désarmée devant une exigence d'absorption insatiable qui, justement, ne porte pas sur ces contenus de pensée. Tandis qu'Adèle se jette sur Emma comme un bébé sur sa tétine ou sa sucette, Emma déteste se trouver ravalée à la position d'une mère nourricière. A partir de là leur séparation est inéluctable : c'est une nécessité de structure.

  La réticence d'Adèle devant ce qu'on appelle conventionnellement chez Freud la sublimation est l'une des énigmes du film. Pourquoi refuse-t-elle tout échange de type artistique et préfère-t-elle le métier d'institutrice, le lien direct avec des enfants qui apprennent à lire, écrire, parler, directement sur sa bouche? Pourquoi ces grands noms d'auteurs, ces livres, ces institutions, ces commentaires savants, ne produisent-ils chez elle qu'indifférence, dédain, pour ne pas dire franchement rejet ou mépris?

  Tant qu'Adèle était au lycée, qu'elle discutait avec ses copains, elle s'intéressait à la littérature. Mais dès qu'elle a choisi Emma (cette artiste), elle y renonce. Tout se passe comme si elle n'était pas lesbienne en général (une personne de sexe féminin décidée à chercher une partenaire dans cette catégorie-là, dont elle partagerait certains éléments communs), mais amoureuse d'une fille, une seule, insubstituable et unique. Peut-être le lieu, la date, le moment et les circonstances de la rencontre se sont-elles inscrites en elle de façon si indélébile qu'elle ne peut pas s'en détacher. Car Adèle reste étrangement indécise dans la décision. Elle a choisi Emma d'un seul coup, une fois pour toutes, et ne peut pas revenir sur cette prise de décision qui s'est faite en-dehors d'elle, par une instance à la fois intime et étrangère qu'elle ne maîtrise pas. Mais tandis qu'Emma s'est socialisée comme lesbienne, intégrée dans les milieux de l'art où elle cherche à réussir, à faire carrière, Adèle reste comme arrêtée sur ce moment du choix-non-choix. Il y a toujours en elle un impératif d'autant plus fort qu'il est indécis, qui ne passe pas par la pensée mais par un corps-peau où son "propre" corps ne se distingue pas de celui de l'autre. On peut relire sous cet angle les "scènes de sexe" en ignorant quelques artefacts qui les font trop ressembler à des films pornos (le son trop fort, les râles surajoutés, les claques et les frappes trop marquées). Ces deux corps s'auto-affectent de peau à peau (on s'embrasse sur les lèvres, pas sur la langue), sans distance ni ouverture. Mais tandis que pour Adèle c'est une auto-initiation toujours répétée par un autre soi, pour Emma c'est un rituel sexuel codifié. Les mêmes gestes ne recouvrent pas le même désir, une distinction qu'on retrouve dans la vie de couple où c'est Adèle qui fait la cuisine, entretient le quotidien, fourre les bouchées vulvaires de toutes sortes de farces, tandis qu'Emma mène sa barque dans le monde. Leur hymen est toujours double et divisé : à la fois union et désunion, partage et dissémination.

  Que faire d'une fille, d'une amante, qui reste irréductiblement buccale, sans dépasser ce bord où le sujet s'énonce et disparaît? Que faire d'une fille qui peut être, à chaque instant, attirée par une autre bouche, y compris celle d'un homme, si elle se sent seule ou abandonnée? Emma est lesbienne par désir mais aussi par doctrine. Pour elle les hommes sont menaçants, la fille qui se donne à eux est une pute. Mais Adèle est étrangère à ces positions. Elle aime Emma parce que c'est Emma. Si elle n'a pas d'homme dans sa vie (malgré son désir d'enfant), ce n'est pas pour garder son corps vierge et intact, c'est parce le corps d'un homme ne pourra jamais déclencher chez elle la même émotion.

  A moins qu'une autre rencontre, unique, la précipite dans une autre aventure? Alors que dans la B.D. qui a inspiré le scénario du film, Adèle (qui s'appelait Clémentine) mourait, Kechiche propose une fin de film où elle se retrouve seule, avançant dans une rue, sur un trottoir dont rien n'exclut [mais rien ne garantit non plus] qu'il puisse conduire à d'autres trottoirs ou d'autres rencontres.

mardi 1 octobre 2013

Béliers - Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème (Jacques Derrida, 2003)

  Ce livre est la publication du texte de la conférence que Derrida a prononcée à Heidelberg, le 5 février 2003, à la mémoire de Hans-Georg Gadamer, après sa mort en 2002 à l'âge de 102 ans. Il lui rend hommage en commentant un poème de Paul Celan auquel Gadamer avait consacré un de ses livres.

Le texte, y compris l'analyse du poème de Paul Celan et de sa dernière phrase, Die Welt is fort, ich muss dich tragen, peut être considéré comme :
     - une introduction à Chaque fois unique, la fin du monde (un livre publié la même année, qui contient 16 hommages à des personnes disparues; Gadamer serait le 17è, si l'"interruption" de ses rapports avec Derrida n'était pas intervenue bien avant sa mort, dès 1981) - comme l'indique Derrida lui-même dans l'avant-propos à ce dernier texte.
     - la suite d'un autre texte consacré à Paul Celan près de 20 ans plus tôt, Schibboleth.

  Il existe un troisième texte consacré à la poésie de Paul Celan dans le corpus de Jacques Derrida : Politique et poétique du témoignage (publié dans le Cahier de l'Herne 2004).
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  On peut lire ce texte en partant de l'interprétation de la dernière strophe, Die Welt ist fort, ich muss dich tragen (Le monde est parti, je dois te porter) du poème de Paul Celan Grosse, Glühende Wölbung (Grande voûte incandescente), telle qu'elle est donnée dans le dernier chapitre du livre. Jacques Derrida y convoque quatre noms propres : Freud, Husserl, Gadamer, Heidegger à partir desquels il interroge la question du "sans monde". Si un monde se retire, s'il disparaît, ou encore s'il n'a jamais été là, il faut que je te porte (dit le poème). Et pourquoi le faut-il? Tout en les prenant partiellement à son compte, Derrida récuse l'une après l'autre les problématiques de Freud, Husserl, Gadamer, Heidegger. S'il en choisit une, elle n'est pas citée. Il semble bien que ce soit celle de Lévinas : avant même l'apparition d'un monde, je suis en dette vis-à-vis de l'autre, je dois le porter. Le rapport à l'autre précède l'ontologie - ce qui permet d'expliquer le grand usage qui est fait, dans le poème, des pronoms personnels (je, tu, il).

  Les mots "responsabilité", "solitude", ne figurent pas dans le poème, et pourtant ce sont eux qui viennent au premier plan de l'analyse. Un poème n'a plus de monde, il est sans monde - comme un mort. Il reste au lecteur ou à l'endeuillé la responsabilité de porter seul ce monde - ou cette absence de ou d'un monde, non pas transitoire, mais définitive.

  Le sujet (subjectum) du poème, de l'oeuvre, n'est ni l'auteur ni le lecteur, c'est le poème lui-même. C'est lui qui dit "je" (pronom personnel), c'est lui qui exige, qui appelle une réponse, une transformation. Il ne décide pas de cette transformation, qui reste indéterminée, mais en saluant l'autre, il le bénit. La bénédiction n'est jamais d'acquise d'avance. On ne peut pas compter sur elle, elle peut se dérober, se transformer en son contraire. Et pourtant elle agit. Et tout en exigeant d'être lu, le poème se protège, se scelle par une signature. Il faut que son secret soit gardé, mais pas trahi. Sa loi paradoxale, c'est que la trace qui est en oeuvre en lui entraîne toujours vers une autre lecture.

  Une autre dimension du poème est son rapport à l'animalité. Un bélier surgit en plein milieu. Il refuse qu'Abraham le sacrifie à la place d'Isaac. Pourquoi serait-il le bouc émissaire? C'est ce bélier (au pluriel) que Jacques Derrida choisit comme titre de son texte : animal-symbole hérité de différentes traditions (le zodiaque, la torah), il réinvente ces traditions, se dissémine, s'impose comme un excès, le reste d'un événement impossible à restituer, une irruption qui se soustrait à toute interprétation globale.

lundi 2 septembre 2013

Pour chaque jeune fille, se pose pour la première fois, à nouveaux frais et singulièrement, l'énigme de la sexualité ("Jeune et jolie", film de François Ozon, 2013)


Article publié en parallèle sur cette page du site Idixa.net.

1. Isabelle, 17 ans, décide de perdre sa virginité le lendemain de son anniversaire. Elle choisit un garçon quelconque. Ce dépucelage est pour elle un acte purement mécanique, un devoir, comme s'il arrivait à une autre, dans une frigidité totale, une sorte de dédoublement. Puis vient l'occasion qui provoque l'événement : un inconnu lui propose un rendez-vous à la sortie du lycée Henri IV. Elle accepte, se prostitue une fois, puis une autre, puis une autre. L'argent, elle le met dans une enveloppe sans le dépenser. Puis arrive un second événement : un de ses clients meurt pendant l'amour. La police la retrouve, prévient sa mère. Le film se termine sur une scène où elle rencontre la femme du client décédé : complicité entre elles. Aucune explication, aucune justification, on ne comprend jamais pourquoi elle agit de cette façon-là.

2. Si un "bon" film est un film qui pose une question sans y répondre, alors ce film-là occupe d'emblée une place enviable. Quelle question?
  -  Pourquoi Isabelle se prostitue-t-elle? Il y a à la fois beaucoup de réponses et aucune. Elle n'est pas attirée par les jeunes garçons de son âge et préfère les hommes mûrs (thème de l'absence ou de l'insuffisance des pères); elle préfère brûler les étapes par une expérience sexuelle immédiate, directe; elle veut sortir de l'adolescence le plus vite possible et passer d'un coup à l'âge adulte; en se donnant de cette façon, elle évalue sa valeur (l'argent qu'elle compte mais ne dépense pas); avec un inconnu, elle peut se permettre une certaine sorte de plaisir difficilement qualifiable; le romantisme qu'elle ne peut pas obtenir dans la vie réelle, elle le trouve là; elle ne savait pas où diriger son désir, elle lui trouve un objet à la hauteur (par la transgression, par l'âge des hommes); ou encore, comme le dit un critique, "Elle se prostitue parce qu'elle se prostitue, point-barre".
  -  Pourquoi Isabelle semble-t-elle si froide, indifférente, dépourvue d'émotion? Elle ne peut s'identifier ni à sa mère, ni à son père, ni à son beau-père, qui sont pour elle des étrangers; son père ne s'occupe pas d'elle, elle n'a jamais eu de contact charnel avec qui que ce soit; c'est l'impact des modèles sexuels d'aujourd'hui, de pure consommation, pour une génération née avec l'Internet; personnalité féminine narcissique bien connue des psychologues et des psychanalystes, plus particulièrement chez les belles femmes; elle a toujours eu tout ce qu'elle voulait, elle n'a rien à désirer, etc... Sur ce point aussi, beaucoup de réponses, et aucune.
L'intérêt du film, c'est que ce qui est opaque pour nous et le personnage de sa mère, l'est aussi pour elle. Il faut qu'elle trouve son chemin dans cette opacité. Certains stéréotypes peuvent l'aider (par exemple le stéréotype de la-jeune-femme-qui-se-prostitue-volontairement), mais personne ne le fera à sa place.

3. Si aucune explication logique, aucune justification psychologique ou sociologique ne convient, c'est qu'il y a autre chose. Ce qui est en jeu, c'est la singularité d'Isabelle. En choisissant comme pseudonyme le prénom de sa grand'mère, Léa, elle reste inscrite dans sa généalogie, ce qui lui permet de prendre ses distances (voire de rompre) avec ses parents biologiques. Elle gagne ainsi sa liberté, et peut se confronter avec ce qui compte vraiment pour elle : quelque chose d'enfoui, une crypte dont elle ignore tout. Elle ne peut pas entrer en relation avec ce domaine cryptique par le raisonnement, mais seulement par l'acte. Elle agit donc, sans savoir ce qu'elle fait, et par son acte (performatif), elle peut commencer à se trouver une place. Rien dans ce processus n'est conscient, tout est gouverné par des mécanismes inconnus. L'enjeu est de se situer dans une identité sexuelle incertaine. On touche là à l'une des différences entre les rôles masculins et féminins. Alors que tous les garçons ont la même sexualité (phallique), chaque fille a une sexualité différente, encryptée, qu'elle doit découvrir. Il n'y a pour cela aucune recette, aucun critère défini à l'avance. Isabelle/Léa avance courageusement dans ce territoire dangereux, non balisé. On ne parlera pas ici nécessairement de sexualité féminie, mais de sexualité générale, car elle découvre aussi la sexualité des hommes (cette découverte est pour elle une sorte de plaisir - même s'il faut après, quand elle rentre chez elle, qu'elle prenne une douche). Le résultat ne se dit pas par la parole, mais quelque chose est arrivé. On voit bien qu'elle pourra vivre - sans être tenue par les obligations de son âge ni de son milieu.


dimanche 18 août 2013

Du droit à la philosophie (Jacques Derrida, 1990)

On trouve dans ce gros volume de plus de 660 pages la chronique de l'"engagement" de Jacques Derrida, de son "militantisme" dans une période d'une dizaine d'années, de 1974 à 1984, autour de l'université, de l'enseignement et de la philosophie. Revenant sur cette période de "lutte" dans le cadre du Groupe de recherches sur l'enseignement philosophique (Greph, créé en 1974) et pour la création du Collège international de philosophie (Ciph, créé en 1983), il a écrit en juillet-août 1990 une introduction intitulée Privilèges, plus théorique, plus conceptuelle et aussi plus radicale. Les motifs se déplacent, mais l'affirmation selon laquelle la déconstruction ne vise pas seulement le discours, mais aussi la transformation des institutions, reste intacte. Dans les textes ultérieurs sur l'université (DPPVC, LUSC), l'accent se déplacera insensiblement du conditionné à l'inconditionnel, sans renoncer à l'orientation initiale.

Qu'est-ce que l'université? Qu'est-ce que la philosophie? Qu'est-ce que la raison? On ne peut s'engager sur le terrain du droit à la philosophie sans se poser au moins ces trois questions, métaphysiques par la forme, mais incontournables. On trouvera une présentation de la réponse derridienne dans les trois articles du vocabulaire idixien, université, philosophie, raison. Mais c'est ici l'articulation qui importe, dans le mouvement de la déconstruction. Depuis Kant, l'université repose sur le principe de raison. C'est ce principe ("Rien n'est sans raison et nul effet sans cause") qui justifie sa puissance et son autonomie, et c'est aussi ce principe qui justifie que la Faculté de philosophie devrait (toujours selon Kant) bénéficier d'un privilège : l'absence de censure, car on ne peut pas censurer la raison [ou il ne faut pas, dans l'intérêt des pouvoirs]. Mais depuis Kant, les choses ont changé. Les technosciences, qui transforment à la fois le savoir et le monde, tendent à devenir la seule raison d'être de l'université [elle aussi fondée sur la calculabilité, le principe de raison]. La recherche "fondamentale", ou désintéressée, est absorbée par la recherche finalisée. On parle de "crise" de la philosophie, mais cette "crise" ne se distingue pas de son projet. Si elle veut rester dans l'université, elle doit accepter un compromis. D'un côté, se prêter à l'évaluation, à l'habilitation de ses chercheurs, car ils se situent eux aussi dans la tradition des Lumières. D'un autre côté, refuser de se laisser déterminer par les technosciences, aller le plus loin possible dans l'interrogation sur l'essence de la raison - fût-ce dans un clin d'oeil, un battement de paupières. Il ne peut y avoir de philosophie sans responsabilité.

On retrouve ce compromis permanent, cette attitude double, dans tout le rapport de Derrida à l'université, la philosophie, la raison.
     - D'une part, il n'y a ni institution (quelle qu'elle soit), ni raison sans censure. Même sans aucune interdiction explicite ni recours à la force, il suffit qu'une institution choisisse, justifie ses choix, instaure des délimitations, des schèmes, des définitions, pour qu'il y ait censure ou effet de censure, par des mécanismes indirects de plus en plus fréquents aujourd'hui bien que, dans le même mouvement, des contre-forces permettent à la chose interdite de se dire ou de se déchiffrer.
     - D'autre part, la philosophie ne se connaît d'elle-même aucune limite. Elle peut poser n'importe quelle question à propos d'elle-même ou de n'importe quel champ. En affirmant de l'inconditionnel, de l'intraitable, du non-négociable, elle déborde toute institution, ignore tout effet de censure, se retire des architectoniques qu'elle avait elle-même proposées, se pose comme hyperbolique et hypersymbolique. Nul ne peut se l'approprier. Affirmer la philosophie, c'est exiger, malgré les paradoxes liés au concept des Droits de l'homme, les difficultés d'accès aux langages spécialisés et l'incertitude du contenu, un droit à la philosophie, c'est rejeter toute soumission à l'Etat et aux forces du marché, même si une telle position de principe est contradictoire et complexe à mettre en oeuvre.

La position derridienne à l'égard de la philosophie est toujours ambivalente. Le penseur de la déconstruction est à la fois :
     - celui qui, comme corps enseignant anonyme (qui efface la différence sexuelle), dit "Oui" à la philosophie, fait valoir son héritage, sa compétence, son savoir, sa langue, son autorité légitime en liaison avec les autres pouvoirs : l'Etat, les médias, l'édition, etc... Sous cet angle, il construit des concepts, donne des titres, se pose en maître qui dévoile une vérité, domine la scène et la hante.
     - et celui qui accorde la priorité au non-légitimé, dénonce le phallogocentrisme à la racine de la philosophie, refuse les cloisonnements et les compétences réservées, ne cesse d'analyser le lieu où il enseigne - qui n'est jamais neutre, s'oblige à en penser les antinomies. Sous cet angle, il ne peut occuper la place d'un maître de vérité. Il se retire, n'est nulle part, n'a pas d'horizon, doute à tout instant de son savoir, privilégie les frayages non légitimés, n'hésite pas à employer les mots abusivement en-dehors de leur sens accrédité. Sa tâche, sa responsabilité minimale, c'est de rendre aussi claire que possible la responsabilité qu'il engage. Cela ne peut se faire que dans son idiome, car s'il y avait une langue universelle de la philosophie, elle ne pourrait qu'ignorer la singularité de cet engagement.
En définitive, Jacques Derrida n'est pas un militant, à peine un philosophe [malgré le savoir prodigieux qu'il est capable de déployer dans ce domaine]. La pensée traditionnelle étant incapable d'interpréter le monde d'aujourd'hui, il propose un dispositif stratégique ouvert, une pensée à la fois rigoureuse, fondée sur un ensemble de règles, performative, et aussi indéterminée, aventureuse, tournée vers un à-venir non défini à l'avance. Son modèle n'est pas la connaissance, mais la traduction, une traductibilité illimitée, générale. C'est pourquoi, dans l'unique circonstance où il s'est posé comme "programmateur" d'une institution, il a proposé comme thème principal des quatre premières années du Collège International de philosophie la destination.

lundi 1 juillet 2013

On ne paie jamais pour ses propres fautes, mais pour celles d'un autre (Shozukai, film de Kiyoshi Kurosawa, 2012)

Au début du film, on voit une scène dont on pourrait croire, dans la logique de la narration, que c'est la scène primitive du film, celle à laquelle tout se rapporte, la scène qui serait la cause de tous les événements à venir. Mais peu à peu on se rend compte que cette scène, aussi terrible et réelle soit-elle (la scène du meurtre de la petite Emili par un inconnu), fonctionne comme une sorte de souvenir-écran d'une scène plus ancienne, laquelle inverse toute la chaîne faute - culpabilité - châtiment.
  - première scène (dans l'ordre du film) : la petite Emili est assassinée en présence de ses quatre copines âgées de 10 ans. Sa mère Asako apparaît comme la victime. Les fillettes ne sont pas intervenues; elles sont incapables de se souvenir du visage du meurtrier. Asako exige des quatre filles une compensation (pénitence, en japonais shozukai, sorte de dette morale qui implique de se punir soi-même). Elles accordent implicitement leur promesse.
-   seconde scène (la scène secrète qu'on ne découvre qu'à la fin du film, qui se passe 10 ans avant la première, c'est-à-dire au moment de la naissance des 5 filles) : Asako assiste au suicide de sa rivale Akié, sans intervenir (elle non plus); on comprend que cet acte de jalousie est à l'origine de toute la chaîne. C'est elle la coupable, elle qui normalement devrait offrir une compensation à la véritable victime, l'amoureux d'Akié, Janthô.
  - mais il faut compter avec trois retournements spectaculaires typiques du cinéma aujourd'hui : (1) le meurtrier d'Emili n'est autre que Janthô, qui a voulu se venger d'Asako (2) Janthô est aussi le père d'Emili, ce qu'Asako lui avait toujours caché (3) apprenant cela [il a été père, et il a tué sa propre fille], Janthô se suicide.
  - puis viennent les effets, sur autrui, d'un double secret.

Temps I : naissance des cinq filles Sae, Maki, Akiko, Yuka et Emili.
Temps II (an 10) : meurtre d'Emili.
Temps III (an 25) : les quatre filles, âgées de 25 ans, doivent payer pour les crimes de deux personnes (Asako et Janthô) avec lesquelles elles n'ont aucun lien direct. Sae se marie avec un pervers qu'elle assassine; Maki se fait tuer par un autre pervers qui avait voulu s'en prendre à des enfants; Akiko, qui se prend pour un ours, tue son propre frère au moment où il va violer une petite fille; Yuka détruit le couple que sa soeur forme avec un policier dont elle est amoureuse.
Temps IV : Asako reste seule. C'est elle la coupable de cette chaîne de crimes et d'horreurs. Elle se rend à la police, elle raconte tout; mais la police ne voit pas de lien direct, elle refuse de l'inculper. Asako reste seule, sa fille assassinée, sa copine de jeunesse et son premier amant suicidés, son couple défait. Sa détresse, c'est que la société ne prenne pas en charge sa punition.

Morale de l'histoire.
La vie des cinq fillettes est détruite. Aucune d'entre elles n'est responsable de la scène primitive; aucune n'en sera jamais informée. Elles payent pour un acte auquel elles n'ont eu aucune part, et qu'elles ignorent. Pourtant, sont-elles innocentes? Non. Chacune d'entre elles a, aussi, commis un acte détestable, y compris Emili (en subtilisant une lettre que sa mère dissimulait, c'est elle qui a contribué involontairement à informer Janthô des causes de la mort d'Akié, sous cet angle on peut dire qu'elle a provoqué son propre assassinat). C'est ainsi qu'un secret inavouable, refoulé, exerce sa hantise, selon un mécanisme que Nicolas Abraham et Maria Torok avaient naguère décrit. Et l'on peut deviner que le secret des quatre filles survivantes produira des effets aux générations suivantes, sur des personnes qui ignoreront totalement la chaîne de la transmission.

jeudi 27 juin 2013

L'homme révolté (Albert Camus, 1951)

1L'absurde est l'équivalent, sur le plan de l'existence, du doute méthodique : il laisse dans l'impasse, dans le déchirement de la vie. Vers 1950, Camus reprend dans L'Homme révolté la méditation qu'il a entamée vers 1936 avec Le Mythe de Sisyphe. Entre-temps, il y a eu la seconde guerre mondiale et ses massacres. Devant un sentiment aussi insaisissable que l'absurde, il s'interrogeait sur le suicide; à présent, devant les idéologies, il s'interroge sur le meurtre. S'il n'y a plus de sens ni de valeur, si tout est possible et si rien n'a d'importance, si rien n'est ni vrai ni faux, ni bon ni mauvais, alors la vie humaine n'est plus qu'un enjeu, le monde n'est plus partagé en justes et injustes, mais en maîtres et esclaves.
Mais l'analyse absurde n'est pas indifférente à l'acte de tuer. Pour s'exposer à "la confrontation désespérée entre l'interrogation humaine et le silence du monde", il faut une conscience vivante. Le nihilisme absolu, indifférent à la vie, culmine dans le suicide collectif qui veut entraîner tout un monde avec lui dans la destruction (comme les suicides hitlériens de 1945). Au contraire, le suicide solitaire ne se connaît aucun droit sur la vie des autres.
L'absurde de Camus ne conduit ni au suicide, ni au meurtre. C'est un passage vécu, un point de départ, une liberté. Vivant sur la contradiction, il ne peut pas conduire au passage à l'acte. L'absurdité parfaite serait muette; mais l'absurdité de Camus s'exprime. Comme règle de vie, elle n'est pas complaisante, mais exigeante. Elle ne renonce pas. Ce n'est pas une émotion désespérée, c'est un cri auquel on peut répondre par la conscience, la révolte ou encore mieux : la création. Même Sisyphe, pris dans une tâche absurde, a pu choisir de la mépriser et de ne souvenir que de la joie.
2.
La seule tâche qui vaille, c'est d'exprimer, chacun à sa place, par la création, par nos oeuvres et nos actes, la plus haute révolte.

Les grands réformateurs et révolutionnaires ont été hostiles à l'art : Platon, Rousseau, Saint-Just, l'idéologie allemande, la Russie révolutionnaire et Marx lui-même. Cette position traduit la lutte de la révolution contre la révolte. La révolte, comme l'art, est fabricatrice d'univers. Elle refait le monde dans un besoin de cohérence et d'unité. Mais l'artiste doit concilier l'exaltation du réel avec une force de refus. Il ne consent à une part de réel que pour en nier une autre. Ecrire, c'est choisir; peindre, c'est cadrer. La création suppose une tension ininterrompue entre la forme et la matière, l'histoire et les valeurs, la protestation et l'impossible mise en forme, le désespoir et la mesure. Le génie est une révolte qui a créé sa mesure, écrit Camus. On ne peut affirmer à la fois la totalité immédiate du monde et l'exigence de la création. Pour construire l'unité d'un style, il faut à la fois utiliser le réel et le transfigurer. Le révolté doit refuser à la fois la fureur du néant et le consentement à la totalité.

Le révolté est ambigu. Il dit à la fois non et oui, il peut être dandy, surréaliste, se référer au Dieu de l'Ancien Testament, exalter un système totalitaire (comme Sade) ou exiger la justice. Son esthétique comme sa morale restent conventionnels, il ne crée pas un monde.

C'est encore pire pour la révolution. Chaque fois qu'elle tue un artiste, elle s'exténue un peu plus. Chaque fois qu'elle ignore la nature et la beauté, elle s'éloigne de la justice. Les moyens de l'indignation, de l'honneur, sont impuissants face au nihilisme et au meurtre. Il faut, dans ces conditions, garder intact le principe de révolte (y compris le cas échéant contre la révolution elle-même). Dans son mouvement de rébellion, il faut au révolté l'affirmation d'une limite : préserver l'existence et la dignité des autres hommes en même temps que la sienne propre, ne pas dépasser la borne où la révolte se change en son contraire (le consentement à l'humiliation d'autrui, l'irresponsabilité), ne pas rétrograder vers l'indifférence, ne pas laisser s'installer la démesure qui pourrait reconduire au pire. Entre ces éléments contradictoires, il ne peut y avoir ni synthèse, ni compromis. Le révolté vise une résolution féconde dans une création : celle de l'artiste et aussi celle de l'ouvrier. Sans la paix, une telle résolution est impossible. Sur les oeuvres de chacun, une entente peut s'établir.

lundi 10 juin 2013

Prénom de Benjamin, second texte du livre "Force de loi" (Jacques Derrida, publié en 1994)

  On trouvera sur cette page une analyse globale du livre "Force de loi". Le texte ci-après ne concerne que le second texte du livre.

  Lors du colloque d'octobre 1989, Jacques Derrida n'a pas lu lui-même ce texte, mais il a tenu à le faire lire par un tiers, Saul Friedlander, quelques mois plus tard, comme pour insister sur le fait que les deux textes de Force de loi étaient inséparables. Le premier porte un titre général, Du droit à la justice, tandis que le second porte un titre singulier, Prénom de Benjamin. Ce prénom est Walter, qu'on retrouve dans les mots allemands violence (Gewalt) et souverain (waltende). En 1921, Walter Benjamin a écrit un texte dont le titre est "Critique de la violence" (Zur Kritik der Gewalt). Son prénom se trouve dans ce titre; et il se trouve aussi deux fois dans la dernière phrase énigmatique du texte : La violence divine, qui est insigne et sceau, non point jamais moyen d'exécution sacrée, peut être appelée souveraine. Selon Derrida, c'est un texte étrange, déroutant, inquiétant, aporétique, qui ne propose une série de distinctions que pour les déconstruire immédiatement, et finit par succomber à la tentation de faire appel à une justice ininterprétable, la justice divine. Il y aurait un rapport entre cette signature, d'un prénom que Benjamin a reçu de l'autre, du tout autre (comme pour toute nomination) et l'affirmation selon laquelle la justice ne peut pas être rendue par le droit positif (qui est toujours corrompu), mais seulement depuis un lieu autre [qu'on peut appeler Dieu].

  Donc, Walter Benjamin introduit une série de distinctions : entre moyens et fins, entre droit naturel et droit positif, entre droit et justice, entre violence fondatrice et conservatrice, entre violence mythique et divine. Mais quelque chose, une sorte de contamination [la différance] fait que ces distinctions ne tiennent pas. Ce texte est exemplaire, selon Derrida, car il fait de lui-même l'expérience de la déconstruction. C'est un texte qui s'affecte, s'auto-affecte, s'auto-hétéro-affecte, sans s'achever. Il se présente comme une ruine, une blessure ouverte. Ainsi la violence fondatrice qui institue la loi par un acte arbitraire, une décision exceptionnelle, tautologique, devrait-elle s'opposer à la violence conservatrice qui s'appuie sur le droit institué; mais dans la police cette institution vacille, l'acte violent initial est réitéré. La même force qui voudrait préserver l'Etat contribue à re-fonder un autre Etat. On retrouve cette corruption dans le droit de grève ou le droit de la guerre. Le paradoxe de la loi, c'est que la violence hors la loi se déploie à l'intérieur même du droit. La violence fondatrice (terrifiante, indéchiffrable) reste injustifiable, sauf par un droit futur, à venir, dont on ne peut savoir à l'avance s'il réussira; en fonction de ce qui arrivera après-coup, l'origine sera altérée - et éventuellement légitimée.

  La violence du droit, qui se manifeste souvent comme brutalité, pouvoir, dictature, est selon Derrida spectrale (gespenstische) ou spirituelle (geistig), deux mots qui se trouvent dans le texte de Benjamin. Ce qui s'accorde avec l'autorité, la souveraineté (des décisions, ordres, prescriptions), relève d'une mystique qui fait oublier la violence, une amnésie qu'on retrouve aussi chez Heidegger. Sous cet angle la distinction entre violence mythologique et violence divine ne tient pas. A cette violence légale s'oppose une justice sans droit, incalculable pour l'homme avec les moyens de la raison. Cette justice-là ne peut faire l'objet de règles générales. Elle ne vaut que pour une situation singulière, un individu, un peuple, une langue, une histoire. Elle est indécidable, inconnaissable, incalculable et pourtant elle seule peut faire l'objet d'une décision politique qui ouvrirait une ère nouvelle. En ce point, où Walter Benjamin rejoint la tradition judaïque, Jacques Derrida ouvre un questionnement. D'un côté, il reconnaît (et revendique) sa proximité avec ce Dieu souverain qui signe en secret d'un sceau indéchiffrable. Mais d'un autre côté, le texte de Benjamin lui semble par certains aspects redoutable, insupportable, inacceptable.

  Selon Benjamin, puisque le droit et la justice sont inconciliables, il faut choisir entre l'un et l'autre - et il choisit la justice contre le droit. Selon Derrida, s'il y a une fatalité, c'est celle du compromis entre ces ordres hétérogènes. Il faut obéir à la fois à la loi de la représentation (la raison, le calculable) et à la loi qui soustrait l'unique à toute représentation (incalculable). En privilégiant une justice divine qui se situerait au-dessus de la raison, Benjamin ouvre la voie à une logique que Derrida rejette absolument, celle qui, devant un événement sans nom comme la "solution finale" des nazis, conduirait au renoncement à toute explication rationnelle, mettrait en avant l'action d'une "justice divine" ininterprétable et injustifiable.

  Quand Derrida en vient à dénoncer une complicité discursive entre Walter Benjamin, Heidegger, Carl Schmitt et les nazis, on peut avoir du mal à le suivre. Pourquoi attend-il la page 145 de ce texte très dense pour procéder à cette dénonciation, après avoir montré sur 145 pages à quel point son concept de droit et de justice était proche de celui de Benjamin? Pourquoi dénoncer une thèse inventée de toutes pièces (Benjamin parlant fictivement en 1921 d'un événement, la "solution finale", intervenu en 1942, presque deux ans après son suicide), après avoir démontré dans le détail que ce texte déconstructif ne figeait aucune opposition établie, pas même les siennes? Tout se passe comme si Jacques Derrida avait voulu atténuer la radicalité d'une construction théorique dont, au fond, il partage l'essentiel. Penser le nazisme depuis son autre (la possibilité de la singularité, de la signature et du nom), reconnaître qu'aucun humanisme ne peut se mesurer à la Shoah, conduirait à développer des concepts purs [à la façon de l'hospitalité, du don ou du pardon] détachés de tout engagement concret. Or sur ce point (comme sur quelques autres), il faut rester engagé dans le combat politique, c'est-à-dire dans les rapports de force dont le but n'est pas la destruction du droit au nom de la justice (qu'appelle Benjamin), mais son changement. Mais si l'on suit la démonstration derridienne, le changement du droit [comme sa conservation] n'implique-t-il pas aussi, nécessairement, sa refondation? Sur cette question extraordinairement sensible [la "solution finale"], le principal reproche qu'on puisse faire à Benjamin, c'est d'avoir, par anticipation, tenu jusqu'au bout le fil de l'indécidabilité, du paradoxe et de l'aporie.

jeudi 30 mai 2013

"Tubes", La philosophie dans le juke-box (Peter Szendy, 2008

  On peut résumer ce texte court mais dense par la formulation suivante :  L'inouï du "tube", c'est qu'il noue le singulier et le banal, l'unique et le cliché, l'incomparable et l'interchangeable, la psyché et le marché.  

  Qu'est-ce qui fait que nous puissions être hantés, obsédés par une chanson, même si nous ne l'aimons pas, même si nous la ressentons comme un virus et un parasite? Comment se fait-il que nous ne puissions pas nous empêcher de l'entendre, de la ressasser dans notre for intérieur? Selon Peter Szendy, il faut pour cela que le "tube" soit à la fois suffisamment banal pour parler à tout le monde, et aussi suffisamment singulier pour que chacun puisse y reconnaître une scène familière. Il devient alors une sorte de fétiche, d'objet autonome. En parlant d'elle-même, la chanson nous entraîne dans un cercle auto-interprétatif et auto-désirant, une quête qui a, pour chacun d'entre nous, à la fois un goût de répétition (le lieu commun, le poncif, la rengaine) et la saveur de la première fois. Elle nous invite à rentrer dans un univers à la fois stable, stagnant (le refrain), absolument quelconque, où toute nouveauté semble impossible, en y éprouvant la possibilité d'une reprise singulière, extraordinaire, d'une irruption qui est aussi une interruption de la vie courante, un accès au plus caché de soi. Dans cette expérience possible/impossible, chacun retrouve solitairement ce qu'il gardait de plus secret.

  Cette "logique des tubes" est aussi à l'oeuvre au cinéma, soit parce que des "tubes" y sont intégrés, comme dans On connaît la chanson d'Alain Resnais, soit parce que la structure même du film est celle du "tube". Lorsque par exemple M. le Maudit (Fritz Lang, 1931) fredonne Dans l'antre du roi de la montagne (Peer Gynt, musique d'Edvard Grieg) à chaque fois qu'il commet un meurtre, c'est le signe d'une compulsion, d'une perte de contrôle à laquelle il ne peut résister. Ce fétichisme du "tube", Alfred Hitchcock le porte à son comble dans plusieurs films (Trente-neuf marches, L'Ombre d'un doute, Une femme disparaît) où il le transforme en véhicule télépathique, en moteur ou déclencheur d'aveux, d'affections à distance, d'anamnèses ou de refoulements.

mardi 21 mai 2013

Discours sur la légitimation actuelle de l'artiste (Paul Audi, 2012)

On trouve dans ce remarquable petit texte rédigé sur la base d'une communication prononcée en novembre 2010, deux thèses distinctes et contradictoires.

A/ Quoiqu'en disent les artistes, il leur est impossible de se légitimer eux-mêmes en tant qu'artistes. Seule une instance extérieure, l"art-et-la-culture" (c'est-à-dire l'ensemble des systèmes médiatiques et institutionnels qui encadrent la fonction sociale de l'artiste) peut leur apporter cette légitimation.
  Toutes les définitions de l'artiste conduisent au même type de circularité. D'une part, l'artiste se veut souverain, autonome, il ne peut s'autoriser que de lui-même; d'autre part, il faut qu'une instance le légitime, et aucune autre instance que l'art et la culture ne possède une légitimité suffisante pour cela. Cette circularité ne doit pas étonner, car c'est celle du principe d'autorité lui-même. "L'autorisation autorise l'autorité", dit Jean-François Lyotard. De la même façon, l'"art et la culture" édictent la norme qui les autorisent eux-mêmes, dans leur pleine souveraineté, à édicter la norme. Il en résulte d'une part l'artiste, qui ne peut s'imposer sur la scène que par un acte violent, performatif et normatif, et d'autre part l'oeuvre d'art, syntagme lui-même circulaire.
  Depuis que les règles du métier ont perdu la capacité de définir le peintre ou le sculpteur (vers 1802, quand Schelling a publié la Philosophie de l'Identité, peu d'années après que le mot "artiste" ne soit entré en France dans le langage officiel), ce n'est plus la teneur de l'art qui compte, mais la subjectivité individuelle de l'artiste, son originalité et sa singularité. Mais qui juge de cette subjectivité? L'"art et la culture", cette instance qui déborde l'idée romantique de l'art.
  Pour s'affranchir de toute instance extérieure, l'artiste doit s'affirmer lui-même, se légitimer soit par son style de vie (Beuys), soit par sa puissance créatrice ou performative. Par cet acte, il devient artiste et aussi, selon Marcel Duchamp, anartiste. Le préfice "an", apparemment privatif, précède ironiquement mais vigoureusement la ferme revendication du statut d'artiste. Qui peut garantir le succès de cette opération quasi-démiurgique, "Ceci est de l'art"? Personne. Ou plutôt : seule une instance collective et impersonnelle, l'"art-et-la-culture", détient ce pouvoir de reconnaissance - qu'elle peut accorder ou retirer à tout moment. Dans chaque oeuvre, le concept de l'art est ainsi mis en relief, en abyme et en crise. Chaque fois l'artiste pose la question de l'essence de l'art, qui reste toujours indécidable.
  Le paradoxe atteint son comble quand l'"anartiste" qui prétend dénoncer le système de l'art, multiplie les compromissions qu'il fait mine de réprouver. Son autonomie d'artiste dénonciateur n'est alors que le moyen par lequel il se soumet sans limite aux règles de l'art-et-la-culture.

B/ Il existe pourtant un critère qui qualifie l'artiste comme tel : sa responsabilité. S'il arrive à répondre de son activité créatrice, sur les plans éthique, esthétique et politique, alors il peut trouver en lui-même sa légitimité.
  Qu'est-ce qui peut, aujourd'hui, légitimer la qualification d'artiste? Comment peut-on à la fois soutenir que l'art est autonome, ne dépend que de lui-même, et exiger une reconnaissance de la part d'une instance collective et impersonnelle, l'"art-et-la-culture"? Les "artistes" inventent différentes stratégies pour répondre à cette question impossible mais, quelles que soient leurs dénonciations, leurs indignations et leurs critiques, ils ne peuvent pas éviter de se soumettre aux règles du jeu de l'industrie culturelle ou de la société du Spectacle. Désormais les révoltes les plus audacieuses fusionnent avec le conformisme le plus plat. Plus aucune différence ne sépare le scandaleux du conventionnel.
  Mais alors que faire? Si la critique participe du système de la Culture, "existe-t-il un critère qui puisse jouer le rôle d'instance non critique de légitimation"? demande Paul Audi. Peut-on trouver un principe indépendant de toute hiérarchie de l'art, de tout système de valeurs? La responsabilité de l'artiste a cette particularité d'être à la fois esthétique et éthique, d'être esth/éthique. Elle ne vient pas de l'extérieur, mais de l'artiste lui-même. Il ne prétend pas à la reconnaissance, mais se montre seulement soucieux de répondre de ce qu'il exige de soi : son acte créateur. Le commandement éthique de cet artiste d'un nouveau genre ne le conduit pas à trouver une voie nouvelle pour l'avenir de l'art, mais une possibilité nouvelle pour la vie. En faisant oeuvre, il donne à la vie en tant que telle plus de vie encore, plus de puissance, plus de survie.

  Défendre le principe de la création n'est pas seulement un acte éthique et esthétique, c'est aussi un acte politique.

lundi 6 mai 2013

"Du droit à la justice", premier texte compris dans le recueil "Force de loi" (Jacques Derrida, 1994)

  Curieusement, la table des matières de ce livre de 147 pages donne des numéros de pages erronés. Comment interpréter cette erreur? Je n'ai pas encore trouvé d'explication.

  Le premier texte, Du droit à la justice, a été lu à l'ouverture d'un colloque organisé à la Cardozo Law School en octobre 1989. Jacques Derrida a lu lui-même ce premier texte en langue anglaise, tandis que le second du recueil (Prénom de Benjamin) a été lu par Saul Friedlander (toujours en anglais, semble-t-il) à un autre colloque auquel il ne participait pas. Derrida insiste sur ce point. Bien que le texte ait été écrit en français, il en lit la traduction. Il a écrit par avance une phrase qu'il prononce d'abord en français "C'est pour moi un devoir, je dois m'adresser à vous en anglais", puis en anglais. Pourquoi cette obligation, et cette insistance sur la question des langues? S'il faut s'exprimer dans la langue de l'autre, est-ce seulement pour se faire comprendre [car l'autre est présupposé ne comprendre que sa propre langue]? Pas seulement. Il est des expressions idiomatiques qui ne peuvent se dire qu'en anglais : to enforce the law, to adress (verbe intransitif). Les dire en anglais, c'est s'inscrire d'emblée dans la singularité de l'idiome.
    - Appliquer la loi, en anglais, c'est faire allusion à une force interne qui, bien qu'elle puisse être jugée injuste, injustifiable, est au commencement de la justice. D'où vient cette force auquel le droit doit nécessairement en appeler? Qu'est-ce qui la légitime? Rien d'autre, dit Derrida, que la croyance. L'autorité des lois repose sur un acte de foi. Elle tient à l'exercice même du langage "au plus intime de son essence", c'est-à-dire en ce lieu où s'exerce, pour employer une formulation de Montaigne, le fondement mystique de l'autorité.
     - Adresser une question, en anglais, c'est s'y impliquer, ouvrir une problématique. Pour la déconstruction, la justice est un problème essentiel, tellement essentiel que Derrida avance la formule : La déconstruction est la justice. Pourquoi? Parce que la justice se situe hors et au-delà du droit, en ce lieu ni légal ni illégal où la loi est fondée. La déconstruire est une expérience de l'impossible et aussi la seule façon de refonder et transformer le droit. Il faut la justice, mais ni la déconstruction, ni la justice ne sont jamais présentes. On ne peut les adresser qu'indirectement, de manière oblique. Il n'y a pas de justice sans l'expérience de l'aporie. Elle pose des problèmes infinis, alors qu'on ne peut adresser que des cas particuliers, singuliers, selon des règles nécessairement limitées. Toute décision juste fait l'épreuve de l'indécidable : il y a en elle une incertitude de principe, un grain de folie dont elle garde les traces.

  Pour faire la loi, il faut un coup de force, une violence performative et interprétative, sans la garantie d'aucune législation ni d'aucun droit antérieur. Un acte de ce type, interne à la loi, se produit chaque fois qu'on agit par devoir ou respect de la loi. Comme il n'existe aucune règle pré-établie qui pourrait s'appliquer à une situation unique, il faut inventer, chaque fois, une nouvelle règle, dans un idiome correspondant à la singularité de l'autre. C'est chaque fois un acte illocutionnaire, une différance, une décision irremplaçable, une affirmation de signature qui s'impose dans l'urgence et déconstruit toutes les partitions qui instituent le sujet humain (adulte/enfant, homme/femme, humain/animal, etc...) [car la justice ne s'arrête pas à ces partitions]. Notre responsabilité à l'égard de l'animal et du végétal, comme à l'égard de l'enfant, est illimitée, incalculable, toujours en excès.

  Par rapport à la justice, la responsabilité de la déconstruction est double : rappeler, en plus d'une langue, l'histoire, les fondements et les présupposés de ce concept; déconstruire aussi tous les concepts connexes : sujet, volonté, personne, décision, moi, etc...

  En contribuant à la transformation du droit, la déconstruction ouvre la possibilité de l'avenir.

dimanche 28 avril 2013

Dans "Camille Claudel 1915" (film de Bruno Dumont, 2012), rien ne transpire du secret de Camille; c'est ce qui fait la beauté irremplaçable du film, et aussi sa faille

C'est un film d'une honnêteté scrupuleuse, qui s'éloigne le moins possible des sources d'information disponibles : la correspondance de Camille Claudel, celle de son frère, les opinions des médecins, l'iconographie d'époque sur l'asile de Montdevergues où Camille a été internée.

Tous les participants se sont impliqués, ils se sont engagés dans leur singularité, leur personne. D'abord Juliette Binoche qui a mis en jeu sa fragilité, son instabilité, ses défaillances, ses hésitations, sa pratique de la peinture, son inconscient (avec la "coach" qu'elle a choisi), qui a improvisé sur le langage de Camille, sans maquillage ni répétitions. Bruno Dumont par sa précision scrupuleuse, son attention aux détails, la subtilité de son montage, son souci de ne trahir aucun des acteurs. Les infirmières, les patientes de l'hopital, ces "handicapées mentales" qui ont joué leur propre rôle - après avoir donné leur accord, sans trop savoir ce à quoi elles contribuaient. Jean-Luc Vincent qui incarne un Paul Claudel qu'il connaît parfaitement, en normalien et agrégé de littérature qu'il est.

A quoi conduisent ces efforts? A sceller au plus profond le secret de Camille (la Camille fictive de Juliette Binoche et aussi l'autre, celle de 1915, disparue en 1943). On peut deviner les mécanismes mentaux de Paul, mais Camille reste absolument mystérieuse. Ce film tourné juste un siècle après l'événement ne cherche pas à expliquer, à comprendre. Pourquoi cette artiste célèbre refuse-t-elle de se remettre à la sculpture [qui lui aurait peut-être permis de retrouver les contacts à l'extérieur qui lui étaient interdits]? Pourquoi est-il absolument exclu pour elle de travailler en-dehors de son atelier parisien du quai de Bourbon, qui n'existe plus? Pourquoi vit-elle encore avec la crainte panique que Rodin ne lui dérobe ses idées? Pourquoi ses fantasmes de persécution et d'empoisonnement la suivent-ils en ce lieu reculé, où personne ne lui en veut? Qu'est-ce qui la pousse au ressassement, à la répétition émotionnelle? Les psychiatres ont toujours une réserve de mot pour tenter d'excuser leur ignorance : paranoïa.

Pour rendre cinématographiquement une "subjectivité" inaccessible, Bruno Dumont use des moyens techniques dont il dispose : longs monologues, retardement du contre-champ par rapport au champ, flottements, mouvements de caméra, travail du montage, etc.... De ces moyens qui après tout ne sont qu'une mise en scène, il ne ressort qu'une terrible solitude et un peu de sainteté. Le reste nous échappe.

En préservant absolument le mystère de Camille, Bruno Dumont a réalisé un film d'une beauté époustouflante. Qu'est-ce qui fait cette beauté? Il y a bien sûr celle des paysages, celle de l'actrice (son visage et le souvenir de celui de la Camille disparue), celle des lieux clos, de la chambre, du réfectoire, du jardin, celle des infirmières et l'étrange beauté des "handicapées mentales". Mais tout cela, même ajouté bout à bout, ne suffit pas. Il faut ajouter autre chose qu'on peut présenter soit comme une défaillance, un échec, soit comme un coup de génie. Car dans le film, malgré l'immense qualité de Juliette Binoche, on ne voit qu'un jeu, un artefact. Malgré tous ses efforts de mimétisme ou d'identification, on ne la prend jamais pour la vraie Camille Claudel. Même quand elle récite ses vraies lettres, même quand elle dit ses vrais mots, on n'a jamais l'illusion qu'il s'agit d'une autre personne que Juliette Binoche, l'actrice. Quelque chose empêche ou interdit qu'elle s'incorpore la Camille de 1913, cette adolescente prolongée si insupportable que sa propre mère et sa propre soeur et son propre frère s'en sont débarrassé une petite semaine après la mort d'un père qui la protégeait. La sage Juliette ne s'efface pas devant l'intolérable Camille, et pour cause : elle ne peut pas trahir un secret qu'elle ne connaît pas.

Au fond, Juliette Binoche et Bruno Dumont sont bornés par le cadre rigide qu'ils ont eux-mêmes instauré. Il aurait fallu qu'ils inventent de toutes pièces une autre Camille qui aurait vraiment eu cet air fou et dérangé que ses proches ne supportaient pas. Mais ils sont trop honnêtes, peut-être trop timorés, pas assez aventureux pour cela. C'est un film trop proche des sources, trop réaliste pour approcher du vrai.

Il y a du respect dans cette distance maintenue, ce mutisme implicite, et inversement il y aurait eu de la trahison à vouloir expliquer ou justifier le comportement de la vraie Camille. Tout se passe comme si, incapable de se laisser elle-même entraîner par la folie, Juliette (l'actrice) avait renoncé à jouer Camille. Ses pleurs et ses supplications habitent l'écran, et nous laissent devant un abîme. La vraie folie de Camille Claudel restera pour toujours un secret - à moins qu'un autre réalisateur, une autre actrice ne réussissent à trouver les ressorts d'une réinvention.

Mais de cet effort inabouti, et justement à cause de son inaboutissement, à cause du silence préservé d'une femme inconnue, il reste un film d'une fascinante beauté.

mercredi 24 avril 2013

Le film "Effets secondaires" de Steven Soderbergh (2013) est construit pour qu'on ne puisse en tirer aucune conclusion définitive : un thriller aporétique

  Peu importe que ce film soit annoncé comme le dernier ou l'avant-dernier de Steven Soderberg, et peu importe que ce quasi-testament puisse être vu comme le jeu baroque d'un cinéaste qui n'a plus rien à dire ni à montrer. Ce ne sont pas les effets de style ni les revirements en tous genres qui retiennent notre intérêt. Apparemment, Emily n'a pas de chance : ses parents ne s'intéressent pas à elle, son mari passe quatre ans en prison pour une sombre affaire de délit d'initié, et en plus elle semble dépressive et suicidaire. Prise en charge par une première psychiatre, Victoria Siebert, puis par un second, Jonathan Banks, elle ressemble à la victime idéale. Sur les conseils de sa collègue, le psychiatre fait sur elle quelques essais de médicaments grassement rémunérés par le labo. Et voilà que se déroulent les conséquences : effets secondaires, tentatives de suicide, somnambulisme, et finalement meurtre du mari. On peut croire que Soderbergh avait quelque chose à dénoncer. Mais ça n'est pas ça. Après plusieurs retournements de situation qu'il serait trop long de raconter ici, la manipulée se révèle finalement manipulatrice. C'est elle qui a tout monté, qui a trahi Victoria avant de précipiter Banks dans la déchéance professionnelle. Mais elle est tombée sur plus rusé qu'elle : Banks la dénonce au final pour ce qu'elle est, manipulatrice et femme fatale. Et voilà que le film à thèse bien-pensant se transforme en petit jeu mysogyne.

  Alors finalement qu'est-elle, la jolie Emily au fin visage triste? Malgré la chute du film, aussi invraisemblable que rapide, elle restera jusqu'au bout tout à la fois : abandonnée, courageuse, menteuse, ambitieuse et cynique, naïve et calculatrice, celle qui dans le même temps révèle sa propre immoralité, les turpitudes et les égoïsmes des autres. En elle s'accumulent les contradictions qui ne pourront jamais se résoudre. Avec ce héros aporétique, Steven Soderbergh déconstruit la vérité.

mardi 9 avril 2013

Membres fantômes des corps musiciens (Peter Szendy, 2002)

On peut interpréter ce livre à partir d'une polarité qui n'apparaît qu'à la fin, entre d'une part le fantasme d'un espace musical unifié, homogénéisé par une sorte de chef d'orchestre, et d'autre part la dislocation des corps, la multiplication des membres fantômes qui laissent proliférer les écarts et les déliaisons. On trouve, dans les usages contemporains de la musique, les deux dimensions. Peter Szendy nous engage à privilégier la puissance d'invention des corps musiciens. Il part de l'expérience du pianiste (qui est aussi la sienne). Qu'est-ce qu'avoir un corps? C'est (paradoxalement) se laisser déposséder de son propre corps - comme si c'était un autre qui jouait, un autre corps inconnu, inquiétant, qui s'emparerait de ses membres devenus flottants, désincarnés. Ce corps n'est plus le sien, il devient un corps de fiction saisi par des voix multiples, façonné par l'écriture musicale, transformé en un corpus que Szendy compare à la figure rhétorique de l'effictio, qui désignait déjà dans l'Antiquité un corps décrit, pensé et interprété par des mots.

Alors que, dans la tradition pythagoricienne ou médiévale, le corps est évacué, il revient peu à peu dans la pratique des musiciens. Szendy fait l'historique de ce retour, de Couperin au jazz moderne. Au 16ème siècle, on s'est intéressé à la question des doigts sur le clavier. Comment les placer, les lier, les bouger? On a commencé à noter les doigtés, à garder l'archive du jeu des corps, à s'interroger sur ce qu'ils pouvaient apporter de plus par rapport à la partition. Plusieurs doigtés sont souvent possibles pour la même composition. L'interprète peut répéter des notes, ajouter des agréments, des ornements, produire des effets différents selon la façon dont il bouge et répartit ses doigts. Cette rhétorique digitale peut se dire en figures, postures et attitudes. Aux dix doigts répertoriés s'en ajoutent d'autres : la main se réinvente, se reconfigure, elle étend ses possibilités, elle "déclame" en faisant varier l'usage du pouce ou d'un autre doigt. Avec les romantiques, les doigts se valent, ils s'égalisent, ils s'isolent du poignet, multiplient les écarts, alternent, s'enlacent, se croisent, s'enjambent et peuvent se substituer les uns aux autres - sans parler de l'usage du pied avec toutes les modifications de son qu'il permet.
Si l'on regarde jouer Thelonious Monk [dont le nom signifie "moine" et peut se lire anagrammatiquement "know" (il sait)], on retient l'impression d'un corps à corps. Entre ses mains se passe un dialogue, une conversation dans laquelle le piano parle imprévisiblement, comme s'il inventait les règles au fur et à mesure. On entend ses mains, son corps, ses ongles, la danse à laquelle il se laisse quelquefois aller, comme si tout cela jouait à son insu, sans lui, en autophonie - par filiation et résonance des corps sonores entre eux. Avec la musique, les relations entre ces corps se démultiplient. Ils résonnent, comme celui d'un chef d'orchestre qui fabrique, entre la salle et les musiciens, un corps collectif.

Une instrumentalité générale, originaire, rassemble les corps, qui sont prédisposés au sonore. Même s'ils ne se touchent pas, s'ils ne se conjoignent pas, ils résonnent dans des espaces qui se croisent mutuellement. Aujourd'hui, comme dans l'idéologie de la musica mundana d'autrefois, il arrive qu'une sorte d'hypnose collective relance le fantasme d'un espace musical unifié. Mais ce ne sont que les membres prothétiques qui s'unifient. En faisant son, ils prolongent les corps et s'en détachent aussi, autorisant les écarts et les jeux différentiels. Avec cet espacement qui surgit dans l'espace public, on peut envisager un autre engagement musical, qui ferait confiance à la puissance d'invention singulière du corps musicien.

samedi 16 mars 2013

Ecoute, une histoire de nos oreilles (Peter Szendy, 2001)

  Peter Szendy se lance, dans ce texte, dans une étrange entreprise. Qu'il veuille faire une histoire de l'écoute n'est pas le plus original. On a déjà écrit toutes sortes d'histoires sur les sujets les plus scabreux, et la question de savoir si nos parents écoutaient comme nous, ou différemment, rentre dans cette série. Non, ce qui est le plus original dans son entreprise, c'est l'idée qu'une écoute puisse être singulière, signée, transmise comme une oeuvre. Comment pourrais-je identifier mon écoute, l'objectiver, en faire don ou la communiquer à un autre? Eh bien, répond Peter Szendy, cela n'a rien d'impossible, car les arrangeurs le font depuis longtemps. Ils sont capables d'écrire leurs écoutes, de les signer, de les faire connaître à la postérité. Alors c'est ainsi que Liszt écoutait Beethoven? Ou que Webern écoutait Bach? Eh oui, et nous pouvons l'entendre, encore aujourd'hui. C'est ce phénomène qui rend audible, à un moment donné, les lois de l'audition, qui intéresse Szendy. Mais revenons à cette histoire de régime d'écoute qui remonte au 18ème siècle, quand le public a commencé à écouter les oeuvres silencieusement, avec tout le respect qui leur est dû. Alors a commencé à s'imposer le devoir de l'auditeur : se résorber, s'absorber dans l'oeuvre, s'ajuster à la réception qu'elle impose. Parallèlement à la mise en place des droits d'auteur, l'auteur pouvait affirmer son autorité et sa maîtrise sur son oeuvre. Avec l'invention du phonographe (1877), un dispositif juridique complet se mettait en place. L'écoute-d'une-oeuvre semblait normalisée.

Parfait direz-vous, pourquoi en demander plus? Eh bien les choses ont continué à évoluer dans un sens imprévu. Voici qu'avec la numérisation, le désir d'écouter s'est complexifié. Tout d'un coup, chacun a compris qu'il pouvait écouter différemment. Entre la lettre de l'oeuvre et son inscription dans une oreille extérieure, un espace commençait à se creuser. Les Disc Jockeys en ont profité : ils se sont mis à produire, en concert, des auditions diversifiées. Peu à peu, les impensés de la notion d'oeuvre ont commencé à se révéler. Quels impensés? L'original d'une oeuvre, comme on dit, n'est jamais totalement achevé. Il ne peut survivre que par les traductions, les arrangements, des écoutes toujours renouvelées, à venir, imprévisibles pour l'auteur. L'audition se transforme et devient plastique, performative. Et voilà l'aboutissement peut-être ultime : sa structure se rapproche de l'entendre-parler. On revient en quelque sorte au point de départ, où le sujet véritable est l'oeuvre, pas l'artiste.

dimanche 24 février 2013

"Fors, Les mots anglés de Nicolas Abraham et Maria Torok" - Préface à "Cryptonymie, le Verbier de l'Homme aux Loups" (Jacques Derrida, 1976)

  Ce texte d'environ 70 pages est une préface au livre de Nicolas Abraham et Maria Torok dont on trouvera la table des matières ici. Son titre, tel qu'il apparaît en page de garde, est Fors, mais on trouve un peu plus loin un sous-titre rarement cité : Les mots anglés de Nicolas Abraham et Maria Torok. Il est divisé en trois parties :

p12 : 1. Les lieux.
p25 : 2. La mort (l'atopique).
p53 : 3. Le chiffre (mortgage).

  On connaît les réserves de Jacques Derrida sur les préfaces. Il en a pourtant écrit deux pour Nicolas Abraham et Maria Torok, "Fors" et "Moi - la psychanalyse", publiée en 1979 à l'occasion de la traduction en anglais d'un article de Nicolas Abraham, "l'Ecorce et le Noyau", qui avait déjà été publié en français en 1978 dans un livre, lui aussi intitulé L'écorce et le noyau. Ces deux préfaces constituent à elles deux un hommage posthume et un témoignage d'amitié à l'égard de Nicolas Abraham, mort en 1975 à la suite d'une opération à coeur ouvert.

  Fors est l'un des rares écrits où Derrida n'analyse pas le texte d'un auteur à partir d'un élément apparemment secondaire, d'un détail, selon sa stratégie habituelle de déconstruction. Il s'y livre au contraire à un commentaire direct, une "présentation" de l'oeuvre de Nicolas Abraham et Maria Torok, dont il semble reprendre à son compte la trame et plusieurs concepts : crypte, allosémie, anasémie, fantôme. Même s'il interroge certaines distinctions - par exemple l'opposition entre incorporation et introjection - il affirme une proximité et contiguité avec la pensée des auteurs. Cela fait de cet écrit une voie d'accès privilégiée à son rapport à la psychanalyse.

  Derrida précise, dès le début du texte, que ses trois parties (les lieux, la mort, le chiffre) sont le même de la crypte. On ne peut ni les dissocier, ni les hiérarchiser. Toutes trois ont rapport au lieu selon une logique qu'on pourrait sous-titrer : le lieu/non-lieu, l'atopique, une tout autre topique. De quel lieu s'agit-il? On pourrait dire : le lieu de l'inconscient si ce mot, inconscient, ne présentait pas certaines résonances métaphysiques que le mot crypte, ou son concept, tel qu'il est présenté ici, permet d'éviter. Car la crypte requiert une autre topique, une topique toute autre par rapport à celles qui ont été proposées par Freud, une topique qui ne puisse pas se ramener à un système d'oppositions du type conscient / préconscient / inconscient ou moi / Ça / surmoi, mais dont les faces soient multiples, anguleuses et fracturées [ce qui explique le sous-titre choisi pour Fors]. Cette crypte se constitue par effraction, en enfermant l'autre [l'hétérogène, le refoulé, le mort, le mot-chose ou le fantasme interdit] dans un lieu interne, à la fois enclavé et exclu. C'est ici que le lieu rejoint le hors-lieu, le topique rejoint l'atopique. En ce lieu clos (for intérieur), la chose innommable qui est tenue secrète, gardée, mise à l'abri, est un dehors (for extérieur). Toutes les ambiguités du mot "for" sont mises à l'épreuve : instance judiciaire, tribunal externe, mais aussi conscience, autorité intérieure.

  Comme l'incorporation, ce deuil raté, cette maladie du deuil qui a été le point de départ d'Abraham et Torok, la crypte est muette, silencieuse. En ce lieu de jouissance où la jouissance est interdite, des marques parasitaires, figées, ne peuvent se dire qu'en allosèmes (des mots associés ou cryptonymes), sous forme de tableau vivant [comme dans un rêve] ou de récit [comme dans la cure analytique]. Il faut passer par des homonymes et synonymes, un itinéraire anguleux, comme Abraham et Torok l'ont fait dans leur Verbier pour l'Homme aux loups de Freud. On y découvre des mots idiomatiques, plus d'un nom propre fétichisé, associé à des scènes d'inceste, de trauma ou de séduction, mais ces noms, qui semblent occuper la place d'un premier mot ou objet, ne se donnent pas comme tels. Ils restent introuvables, pris dans une structure anasémique - en rapport avec un impensé, un non-présent, un autre lieu auquel on ne peut pas avoir accès.

  Avec tous les analystes de l'Homme aux loups qui les ont précédés ou les suivront, Abraham et Torok ont produit une oeuvre de langue, un poème. En s'intéressant aux fantômes qui, depuis l'autre (le parent d'une autre génération, le secret de famille inconnu) hantent le sujet, ils ont contribué à définir une autre sorte de deuil (impossible) où le mort ne serait pas détruit comme autre. Ce deuil-là ferait craquer les figures de la croyance, et aussi les frontières entre incorporation et introjection.

mardi 5 février 2013

Nous n'avons jamais été modernes - Essai d'anthropologie symétrique, par Bruno Latour, 1991

  Dans ce texte, Bruno Latour désigne par modernité deux ensembles de pratiques entièrement différentes :
- la séparation entre les "humains" d'une part, les "non-humains" de l'autre, par un processus de purification qui suppose deux zones ontologiques absolument distinctes - d'un côté les sujets et les citoyens, et d'un autre côté les objets et les choses. Avec cette séparation, doublement instituée par la science et la philosophie politique (Boyle et Hobbes), la modernité s'est donné sa Constitution.
- la création, par traduction, médiation ou mise en réseau, d'hybrides nature-culture entièrement nouveaux. Ces quasi-objets lient en une chaîne continue les stratégies savantes, scientifiques, économiques, politiques, sociales, etc... Leur prolifération, souvent vécue comme désenchantement et déculturation du monde, entre en contradiction avec la coupure totale postulée entre humains et non-humains.

  En traçant une ligne de démarcation entre l'humain et le reste, on a inventé le non-humain, et aussi un genre spécial de Dieu capable de légitimer les paradoxes de la Constitution moderne qui affirme à la fois l'immanence et la transcendance de la nature et de la société. Quand on peut devenir athée tout en restant religieux, quand on peut affirmer dans le même mouvement que l'homme est libre et que la société est soumise à des lois, que la nature dépend de règles inflexibles mais qu'on peut la dominer, quand la société se présente comme à la fois laïque et spirituelle, on peut se croire invincible - et le monde entier, ravalé au rang de pré-moderne, a fini par le croire.

  Mais aujourd'hui, la coupure ne tient plus. Si l'on abandonne le postulat humaniste, on n'est plus moderne - ou plutôt on ne l'a jamais été, car tout le passé, reconsidéré à partir des hybrides, se met à changer. L'invincibilité des modernes, qui reposait sur leur double langage critique, est mise en question. Toutes les natures-cultures sont mises sur le même plan. Avec la crise écologique, la nécessité de tenir compte et des choses et des gens (à égalité) s'impose. Il faut une nouvelle constitution qui renonce aux clivages de la modernité, une constitution où le travail de médiation, de délégation et de traduction conduirait à une production réglée, démocratique, des hybrides.

dimanche 3 février 2013

Ouvrir Venus (Georges Didi-Huberman, 1999)

 
  Selon Kenneth Clark, les Grecs de l'Antiquité auraient introduit une nouveauté radicale dans la représentation du corps : en détachant le Nu idéal (esthétique, cultuel, répondant à certains canons de proportion du corps) de la nudité courante (usuelle, inesthétique, non conforme aux canons), ils auraient produit une forme idéale dont les artistes de la Renaissance se seraient inspirés. Dans ce texte, Georges Didi-Huberman prend le contre-pied de cette thèse. A partir de tableaux de Botticelli où des figures nues sont représentées : La Naissance de Vénus, Mars et Vénus, La Déploration du Christ, La Calomnie d'Apelle, Histoire de Nastagio degli Onesti, il soutient que la nudité en art se présente toujours sur le fond d'une menace, d'une inquiétude, voire pire : d'un sentiment d'horreur et de cruauté. Aby Warburg soulignait déjà l'empathie produite par la Vénus botticellienne. On peut soutenir à sa suite qu'il n'y a pas de nu sans pathos.

  Quel est le trait ontologique fondamental de la nudité? En se déshabillant, en retirant ses vêtements, on enclenche une opération désirante qui ne s'arrête pas là. Quelque chose se montre, est rendu visible, mais il reste autre chose qui se dérobe et ouvre vers un monde secret. Le spectateur est suspendu à ce glissement, cette provocation. Une autre ouverture déconcertante, inconvenante, se cache derrière la première. Pour penser ensemble la beauté d'un corps visible et la blessure qui l'ouvre, il faut un travail psychique : renoncer au toucher, au contact corporel, aux fentes, aux poils et aux imperfections. L'harmonie se construit sur ce fond conflictuel, qui implique l'humiliation de la personne nue, le sacrifice de la chair, la profanation et la souillure du corps, l'angoisse de la vulve ouverte, l'effraction de la peau, l'effroi devant la castration.

  Même dans l'art le plus élaboré, on ne peut ni séparer la forme du désir ni déculpabiliser complètement la nudité sexuelle. Il y a toujours de la sensualité dans la beauté, du désir inconscient dans la représentation. C'est cette nudité-là qui fait surgir l'objet du désir comme investi par le regard. En ouvrant le corps, elle met l'être en mouvement, sur un fond d'horreur et de cruauté.

dimanche 13 janvier 2013

L'écorce et le noyau, textes de Nicolas Abraham et Maria Torok, livre publié en 1978 et réédité en 1987

Cet ouvrage contient des essais rédigés entre 1959 et 1975 et a été publié après la mort de Nicolas Abraham.
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  La psychanalyse bute sur une difficulté de principe : elle tente d'accéder à un champ (les pulsions, l'affect, l'inconscient) inaccessible par la langue courante, un champ dont les processus n'ont aucun sens (anasémie) dans cette langue. Tant qu'on en reste à une phénoménologie de type husserlien, qui ignore l'inconscient, on laisse la psychanalyse impensée. Que faire alors? Imaginer une transphénoménologie capable de produire des concepts anasémiques, c'est-à-dire des concepts qui assurent la médiation entre l'expérience et ce champ inconnu. Dans cette perspective, Abraham et Torok redéfinissent la théorie analytique et les concepts freudiens (inconscient, pulsion, libido) [anasémiques depuis Freud, même s'il ne l'a pas conceptualisé] et en définissent d'autres : symbole, crypte, fantôme, hantise, introjection, maladie du deuil, trace. Cela suppose une clinique où l'analyste réussit, par le transfert, à faire résonner sa structure imaginale avec celle du patient.

  Dans la métapsychologie d'Abraham et Torok, pour que se mettent en place le langage et la culpabilité, il faut une introjection primordiale des objets et de la libido inconsciente. Si cette introjection réussit, les affects, désirs, contre-désirs et fantasmes peuvent se déployer. Le langage supplée à l'expérience de l'absence. En figurant l'autre en lui, l'archi-ego surmonte l'angoisse originelle. Une symbolique se met en place en relation dynamique avec les désirs.

  Mais si, à cause d'un trauma du patient ou d'un trauma qu'un autre aura tenu secret et qui lui aura été transmis par des voies inconscientes (par exemple dans la généalogie familiale), l'introjection échoue, alors ce qui se met en place est une incorporation. Certains mots du désir deviennent innommables, impossibles à dire. La bouche ne peut plus les articuler. Le sujet, devenu cryptophore, se place dans la dépendance d'une Imago fantasmatique et interdictrice. Tout ce qui est refusé, masqué, dénié, se transforme en une réalité inavouable, se pétrifie en une sorte de tombeau ou monument intérieur. Le vide originel, qui ne peut plus être mis en mots, revient sous forme de mélancolie (maladie du deuil). Les symboles qui reflètent ses conflits intérieurs deviennent ininterprétables.

  Les processus découverts par Abraham et Torok dans la mélancolie peuvent être généralisés. Chaque parole est double : d'une part elle réveille un fantôme anasémique, et d'autre part elle fait en sorte que ce fantôme soit exorcisé - c'est-à-dire qu'il reste inaccessible. Le savoir qu'il transmet doit rester insu, refoulé, inavouable, enfoui dans une crypte. Il en résulte un clivage du moi - une partie dissimulée et une autre qui cherche à continuer à vivre. Les mots ne sont pas seulement porteurs d'une signification, mais aussi d'un drame mémoriel qui ne s'efface pas. Le fantôme se manifeste par une hantise, ce qui peut événtuellement conduire à des comportements névrotiques ou pathologiques, des maladies psychosomatiques et aussi à la création d'oeuvres exceptionnelles - des oeuvres qui demeurent muettes, illisibles, mais qui résolvent de manière originale et exemplaire un conflit inconscient.

  On trouve aussi chez Abraham et Torok une théorie de l'auto-affection. Au départ, l'enfant trouve dans la conjonction du Je et du Me (touchant-touché), plus particulièrement dans le couple ouïe/phonation ("Je m'entends") une source de certitude. En se percevant lui-même, il donne consistance à son ego. Mais le décalage entre désir conscient et voeu inconscient (qui est à l'origine de la temporalité) trouble cette certitude. Autre chose arrive que ce qui était attendu.