Jacques Derrida a écrit en novembre-décembre 1995 un texte intitulé, Un ver à soie - Points de vue piqués sur l'autre voile. Ce texte est encadré par deux souvenirs d'enfance :
- il entendait les femmes de sa famille, qui tricotaient, parler de diminution [un geste qui ne consiste pas à défaire le tricot, mais à travailler ses bords].
- vers l'âge de 12 ans, il a élevé des vers à soie dans une boîte à chaussures.
Dans les deux cas, c'est un fil d'origine animale (la laine, la soie) qui est travaillé pour en faire un tissu (une trame, un cocon). Entre ces deux souvenirs, Jacques Derrida évoque un autre tissu qui lui vient du passé : son talith, châle de prière juif [en principe, le talith est en laine]. Son grand-père lui avait donné un talith blanc qu'il avait l'habitude de caresser, de toucher. Mireille Calle-Gruber avance une hypothèse : quand Jacques Derrida nous fait don de son texte, le texte qu'il signe de son nom, il nous fait don d'un talith. Ce don est comme le don d'une langue, une langue en plus (la déconstruction). Me voici l'homme au talith dit-il [lui qui s'identifie à Abraham]. Ce Me voici ne porte pas sur une personne, mais sur un texte.
En quoi son écriture est-elle un talith? Elle n'est pas une écriture de la vérité. Elle ne dévoile rien, elle ouvre. Sur la scène de la langue, elle secrète un fil de soie qu'elle ne maîtrise pas. Elle s'en remet à lui. Ce fil qui vient de l'intérieur de la langue (par auto-affection) s'invente au fur et à mesure. C'est une production de l'autre, une réponse de l'autre. Et voici qu'arrive le papillon qui perce l'écorce, résultat imprévisible pour l'enfant et aussi pour le signataire du texte. Le texte-talith a surgi dans un temps d'effacement, de diminution, sans défaire la langue, comme naguère les tricoteuses qui diminuaient, mais ne défaisaient pas le tricot.
On peut rapprocher ce texte-talith du texte-parokhet auquel nous introduit Marc-Alain Ouaknin. La parokhet est le rideau qui, dans le temple, séparait le Saint du Saint des Saints. Au début du Ver à soie, Derrida l'évoque, s'appuyant sur plusieurs traductions du texte biblique. La parokhet est une oeuvre double. D'un côté [vers le secret], elle est faite par un artiste; de l'autre [vers la visibilité], elle est fabriquée par un artisan. De même, le texte de Jacques Derrida est double. Son écriture est un corps à corps, un tatouage, un vêtement qui le saisit au vif, comme un animal. Il parle, il tisse avec les peaux. Le texte, revêtu de la signature, est un point de croix qui coud le propre et le non-propre, l'intime et l'hétérogène. L'écriture traverse, unit, déchire et répare. Elle pique, elle blesse. Elle est une liturgie. On la porte comme on porte un châle sacré.
Selon Ouaknin, la parokhet, lieu central du temple de Jérusalem, donne à voir l'invisible [paradoxe apparent : le voile se voit comme le peuple hébreu voyait les voix]. Cette tension entre visible et invisible est celle du texte. Quand on interprète, le caché ne se révèle pas. Le texte, retiré, reste inaccessible. Il se manifeste pudiquement, derrière le rideau, comme deux seins de femme se dessinant sous un voile. On ne peut jamais se l'approprier, mais seulement le caresser. On retrouve ici le talith de Jacques Derrida.
Châle de prière, le talith n'est pas un signe de foi, mais de méditation et de mémoire. Sa fonction est apotropaïque. Il ne garantit rien, mais il protège, il déplace comme la vie. Objet unique, qui répète et commémore des événements uniques (le don de la loi, la circoncision), il offre une communication avec l'inconnu, l'imprononçable. Son fil est comme un omphalos de l'écriture, un schibboleth.
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