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mercredi 25 novembre 2009

Par-delà le langage? Remarques sur la logique des images (Gottfried Boehm, 2004)

Aucun livre de Gottfried Boehm n'ayant été publié en français, le site trivium.revues.org a publié un article qui donne une idée des thèses défendues par ce chercheur allemand. On trouve le texte intégral de l'article sur cette page.

Selon Gottfried Boehm, les images possèdent une logique propre qui n'appartient qu'à elles. Elles engendrent du sens par la perception, sans prédicat ni parole.

Si l'on est amené aujourd'hui à avancer cette hypothèse, c'est parce qu'un tournant fondamental s'est produit dans notre culture. Depuis le 19ème siècle, l'image foisonne. Ce foisonnement n'est pas seulement quantitatif. Il correspond au développement de moyens iconiques nouveaux, qui rendent l'image irremplaçable. Celle-ci a ceci de commun avec les chiffres qu'elle ne recourt pas au langage pour se fonder. Aujourd'hui, certains savoirs ne peuvent être acquis que par l'intermédiaire d'instruments d'imagerie (par exemple la radiographie ou les diagrammes), et pas autrement.

Dire qu'il y a une logique des images, c'est dire qu'il est possible d'engendrer du sens sur un modèle qui n'est pas celui de la proposition langagière. C'est prendre acte du fait que les images possèdent une force, un pouvoir et un sens propres. On peut, par l'iconique, élargir le logos au-delà de la verbalisation, et même si l'ombre du langage continue à planer au-dessus de cette signification, cette propriété - qui a toujours existé - ouvre, dans le contexte de la modernité, des champs nouveaux.

Des philosophes comme Husserl et Wittgenstein ont démontré au 20ème siècle que le langage reposait sur des moyens extra-linguistiques. La parole est basée sur la métaphore, sur l'action d'indiquer et de montrer. Sans la langue imagée du quotidien qui s'appuie sur des contextes flous, on ne pourrait ni consolider le logos, ni fonder les savoirs. Notre perception ne peut saisir un donné, une chose que sur le fond d'un horizon fluctuant, ininterrompu et potentiel. Cet indéterminé dans lequel nous nous mouvons est la base du déterminé. On ne peut penser la prédication linguistique sans le divers, le polysémique et le sensuel. Or ceux-ci caractérisent l'image - et la légitiment dans le champ même du logos.

lundi 23 novembre 2009

Le talith et la parokhet selon Jacques Derrida, Mireille Calle-Gruber et Marc-Alain Ouaknin

Jacques Derrida a écrit en novembre-décembre 1995 un texte intitulé, Un ver à soie - Points de vue piqués sur l'autre voile. Ce texte est encadré par deux souvenirs d'enfance :
- il entendait les femmes de sa famille, qui tricotaient, parler de diminution [un geste qui ne consiste pas à défaire le tricot, mais à travailler ses bords].
- vers l'âge de 12 ans, il a élevé des vers à soie dans une boîte à chaussures.

Dans les deux cas, c'est un fil d'origine animale (la laine, la soie) qui est travaillé pour en faire un tissu (une trame, un cocon). Entre ces deux souvenirs, Jacques Derrida évoque un autre tissu qui lui vient du passé : son talith, châle de prière juif [en principe, le talith est en laine]. Son grand-père lui avait donné un talith blanc qu'il avait l'habitude de caresser, de toucher. Mireille Calle-Gruber avance une hypothèse : quand Jacques Derrida nous fait don de son texte, le texte qu'il signe de son nom, il nous fait don d'un talith. Ce don est comme le don d'une langue, une langue en plus (la déconstruction). Me voici l'homme au talith dit-il [lui qui s'identifie à Abraham]. Ce Me voici ne porte pas sur une personne, mais sur un texte.

En quoi son écriture est-elle un talith? Elle n'est pas une écriture de la vérité. Elle ne dévoile rien, elle ouvre. Sur la scène de la langue, elle secrète un fil de soie qu'elle ne maîtrise pas. Elle s'en remet à lui. Ce fil qui vient de l'intérieur de la langue (par auto-affection) s'invente au fur et à mesure. C'est une production de l'autre, une réponse de l'autre. Et voici qu'arrive le papillon qui perce l'écorce, résultat imprévisible pour l'enfant et aussi pour le signataire du texte. Le texte-talith a surgi dans un temps d'effacement, de diminution, sans défaire la langue, comme naguère les tricoteuses qui diminuaient, mais ne défaisaient pas le tricot.

On peut rapprocher ce texte-talith du texte-parokhet auquel nous introduit Marc-Alain Ouaknin. La parokhet est le rideau qui, dans le temple, séparait le Saint du Saint des Saints. Au début du Ver à soie, Derrida l'évoque, s'appuyant sur plusieurs traductions du texte biblique. La parokhet est une oeuvre double. D'un côté [vers le secret], elle est faite par un artiste; de l'autre [vers la visibilité], elle est fabriquée par un artisan. De même, le texte de Jacques Derrida est double. Son écriture est un corps à corps, un tatouage, un vêtement qui le saisit au vif, comme un animal. Il parle, il tisse avec les peaux. Le texte, revêtu de la signature, est un point de croix qui coud le propre et le non-propre, l'intime et l'hétérogène. L'écriture traverse, unit, déchire et répare. Elle pique, elle blesse. Elle est une liturgie. On la porte comme on porte un châle sacré.

Selon Ouaknin, la parokhet, lieu central du temple de Jérusalem, donne à voir l'invisible [paradoxe apparent : le voile se voit comme le peuple hébreu voyait les voix]. Cette tension entre visible et invisible est celle du texte. Quand on interprète, le caché ne se révèle pas. Le texte, retiré, reste inaccessible. Il se manifeste pudiquement, derrière le rideau, comme deux seins de femme se dessinant sous un voile. On ne peut jamais se l'approprier, mais seulement le caresser. On retrouve ici le talith de Jacques Derrida.

Châle de prière, le talith n'est pas un signe de foi, mais de méditation et de mémoire. Sa fonction est apotropaïque. Il ne garantit rien, mais il protège, il déplace comme la vie. Objet unique, qui répète et commémore des événements uniques (le don de la loi, la circoncision), il offre une communication avec l'inconnu, l'imprononçable. Son fil est comme un omphalos de l'écriture, un schibboleth.

jeudi 19 novembre 2009

Michael Fried, "La place du spectateur"

Ce texte de Michael Fried, publié en anglais en 1980 et traduit en français en 1990, a fait l'objet d'une analyse (idixation) dont on trouvera le résultat résumé sur cette page.

Sous le titre général Esthétique et origines de la peinture moderne, ce livre est le premier d'une série de trois qui comprend aussi Le réalisme de Courbet et Le modernisme de Manet. Il porte sur la mutation qui est intervenue dans la peinture française dans la seconde moitié du 18ème siècle, qui allait conduire à l'invention de la peinture moderne au siècle suivant.

Vers 1750, avec Chardin puis d'autres peintres comme Greuze, émerge un nouveau concept de tableau : celui où les personnages, absorbés dans leur activité, s'isolent du regard du spectateur. Michael Fried appelle cet état absorbement. Il est théorisé par Diderot, qui valorise le silence, la solitude, l'oubli de soi, la méditation. Les personnages ne s'adressent pas au spectateur, mais s'expriment à l'intérieur de la scène. De cette façon, l'intensité dramatique de la peinture s'exerce de la façon la plus intense. Parallélement, la peinture se théatralise. Son expérience est conditionnée par la présence du spectateur à l'intérieur même du tableau. Dans les deux cas, la perspective classique traditionnelle, basée sur un spectateur localisé en face du point de fuite, est abandonnée.

Pour résoudre ces antinomies, il faudra trouver de nouvelles solutions techniques. David s'attellera à cette tâche en multipliant les points de vue, avant que les tableaux ne se réorganisent autour de la présence constitutive du spectateur, avec Manet.

mardi 17 novembre 2009

Jacques Derrida, "Un ver à soie" (Revue Contretemps n°2-3)

Le texte de Jacques Derrida, Un ver à soie, a été publié dans la revue Contretemps n°2-3 (hiver-été 1997). On trouvera sur cette page la présente analyse ainsi que les propositions qui y sont rattachées.

Ce texte a une dimension autobiographique. Il est daté et divisé en trois chapitres correspondant à un périple d'environ deux semaines en Amérique du sud : Vers Buenos-Aires (24 nov - 29 nov 1995); Santiago du Chili - Valparaiso (29 nov - 4 déc 1995); Sao Paulo (4 déc - 8 déc 1995). Sur la base des thèmes abordés (l'enfance algérienne, la langue, la circoncision, le judaïsme, le talith), on peut dire qu'il prend la suite de deux autres textes autobiographiques, eux aussi précisément datés : Circonfession (entre janvier 1989 et avril 1990), et Le monolinguisme de l'autre (23 au 25 avril 1992).

Un ver à soie juxtapose deux thématiques qui se croisent mais restent distinctes :
- qu'est-ce qu'un talith (châle de prière juif), en quoi se distingue-t-il du voile?
- que nous dit le texte d'Hélène Cixous, Savoir - qui porte sur l'opération de l'oeil qu'elle a subie pour guérir sa myopie - sur l'oeil, la vision et la question du voile?

Le point commun à ces deux thématiques est l'unicité. Une fois, une fois unique, Hélène Cixous a été opérée de l'oeil, c'est un événement réel, daté, qui conduit à l'écriture d'un texte qu'elle signe. Une fois, une fois unique, un garçon est circoncis, et le talith qui rappelle cette circoncision, lui aussi unique, commémore le don de la loi à Moïse, événement unique.

Jacques Derrida se rappelle un souvenir d'enfance, quand il cultivait des vers à soie dans une boîte à chaussure. Sans aucune intervention extérieure, ces petits animaux vivants fabriquaient du fil, jusqu'au jour - imprévisible - où le cocon se perçait. Le papillon partait sans laisser d'adresse. Plus tard, il a pris l'habitude de toucher le talith que lui avait légué son grand-père. En faisant cela, il ne cherchait pas à dévoiler quoi que ce soit. Il répétait le geste d'auto-affection qui caractérise les vers à soie.

La logique du talith n'est pas celle de la vérité, mais celle de l'unicité. Il enveloppe un seul corps pour la prière, la bénédiction, la mort. Il n'est pas tourné vers la parole, mais vers l'imprononçable, comme le parokhet. C'est ainsi qu'on en finit avec le voile.