A partir du Jugement de Pâris, célèbre gravure de Marcantoni Raimondi qui aurait été inspirée, vers 1515, par un dessin de Raphaël, Hubert Damisch nous propose dans ce livre un voyage au long cours iconologique. D'un côté les sources antiques, de l'autre les reprises classiques, modernes ou contemporaines, de Watteau à Picasso, en passant par le Déjeûner sur l'herbe de Manet. Il ne s'agit pas seulement d'une agréable promenade autour d'un thème, mais d'un travail théorique autour du mythe, du beau, de l'art, de l'inconscient et du supplément. Car pour Damisch, qui sur ce point prolonge et complète les analyses de Jacques Derrida, une oeuvre d'art n'est pas seulement une représentation, elle en appelle à un supplément : prime de plaisir ou plus-de-jouir. Damisch propose une articulation de ces concepts et de quelques autres, en dessinant une configuration théorique où Kant, Freud et Lacan combinent leurs apports.
Tout part de la théorie freudienne du beau. Freud prétend n'avoir pas grand'chose à en dire, presque rien, mais il ouvre une piste essentielle. Quand les humains, passés à la station verticale, ont laissé voir leurs organes sexuels, il a fallu compenser ce surcroît d'excitation par une série de déplacements : des organes génitaux vers le visage, le discours et la forme. En affirmant le privilège de la vision, la beauté mettait la pulsion sexuelle au service de la civilisation. A ces parties génitales, qu'on ne trouve presque jamais belles, il fallait substituer une émotion esthétique aussi élevée que possible. Mais cette formidable promotion du regard, qui assurait le passage de l'excitation au désir, ne pouvait pas masquer le lien essentiel qui reliait toujours la beauté, le corps et la différence des sexes. Si la beauté en art est de l'ordre du supplément, c'est aussi parce qu'elle supplée à ce qu'elle ne montre pas : les organes génitaux de la femme [et ce qui va avec, la castration]. Pour revenir au vocabulaire freudien, l'oeil sert ainsi deux maîtres à la fois : les pulsions du moi et les pulsions sexuelles.
Si donc l'on revient, après ce préalable théorique, à l'atelier de Raphaël, on est conduit à s'interroger sur l'usage qui est fait d'un thème iconographique, le Jugement de Pâris. Hubert Damisch annonce la couleur : une iconologie qui s'interroge sur la beauté doit se poser les questions de l'inconscient et de la figurabilité. L'art doit réconcilier les principes de plaisir et de réalité, il doit créer les conditions pour que la jouissance esthétique trouve quelque satisfaction dans des contenus visibles. Si le motif du Jugement de Paris a connu une fortune si singulière dans la culture européenne, c'est parce que la légende, qui est le point de départ de la guerre de Troie, associait des thèmes fondamentaux dans cette culture : beauté, désir, plaisir sexuel, libre-arbitre, histoire humaine. Il ne s'agissait pas de détacher la beauté idéale de la sphère sexuelle, mais au contraire de les relier, ce que le berger Pâris était le plus apte à accomplir - simplement parce qu'il était un homme comme les autres. 15 siècles durant, ce motif a suivi son chemin, de déformation en déformation, de transformation en transformation, jusqu'à l'exposition insolente de la différence sexuelle à laquelle Manet s'est livré. Ainsi la question de la beauté était-elle posée sans détour, à la fois comme discours, comme le voulait Kant, et comme contenu mystérieux, irréductible à toute classification de l'histoire de l'art. Pour juger de la beauté, il fallait que Pâris voie les déesses entièrement nues; mais il prenait alors le risque d'être pétrifié par un regard de Gorgone qui ne lui laisserait aucune chance de préserver la paix parmi les mortels.
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