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mercredi 29 août 2012

Louis Soutter, ou le don de transformer des entraves en mouvement créatif

  Une très belle exposition est organisée du 21 juin au 23 septembre 2012 par la Maison Rouge, à Paris, autour de Louis Soutter (1871-1942). Les organisateurs ont choisi un titre plutôt racoleur : "Le tremblement de la modernité", qui laisse supposer deux choses. D'une part, la peinture de Soutter s'inscrirait dans l'évolution picturale du 20ème siècle; et d'autre part, il aurait été le lieu ou le symptôme d'un événement spécifique dans cette modernité, un tremblement. Les deux points méritent certainement un examen détaillé. Que Soutter ait eu connaissance de la peinture des débuts du 20ème siècle ne fait aucun doute, mais ce qui est étrange dans son oeuvre, c'est qu'il va plus loin, il déborde ce qu'il a connu, comme s'il avait pressenti ce qui allait se passer plus tard, après sa mort. Et deuxièmement, de quel tremblement s'agirait-il? Celui d'un primitif ou d'un psychotique (ce qui semble être l'une des thèses de Michel Thévoz)? D'un personnage profondément perturbé, culpabilisé, de type border-line (position plus proche de celle de Hartwig Fischer)? Peut-être les deux à la fois, mais cela ne suffit pas.

  Soutter est un résistant absolu, réductible à aucune des étiquettes qu'on a tenté de lui coller : ni l'art brut, ni l'expressionnisme, ni le maniérisme, ni la modernité, ni la sauvagerie. Au contraire son trait le plus singulier est sa capacité à s'extraire de tout groupe, de tout ghetto, de toute filiation, y compris de cet asile "pour vieillards et nécessiteux" où sa famille avait réussi à le faire interner d'office (car cet homme ne calculait pas, il dépensait plus qu'il ne gagnait, et le plus grand risque, pour eux, était d'avoir à rembourser ses dettes).

  Louis Soutter a toujours été un homme double. D'un côté dandy, violoniste et peintre ayant suivi l'enseignement des meilleurs maîtres, familiarisé avec tous les courants de l'art de son époque; d'un autre côté écrasé par ce statut social qui n'était pas le sien. Qualifié de psychotique ou d'autiste, ayant passé 20 ans en semi-réclusion, incapable de se conduire "normalement" et de gérer "rationnellement" sa vie, il résiste encore à toute classification soixante-dix ans après sa mort. C'est cette résistance qui étonne, cette résilience aux violences qu'il subissait, sa capacité à transmuer ses contradictions en indécision créative.

  Après l'échec de son mariage aux Etats-Unis, rétif à la discipline d'un orchestre, il a dû lutter contre les obstacles qui s'accumulaient : l'indifférence de ses proches, l'artériosclérose, la dégradation de sa vue, mais il a toujours trouvé des voies de traverse pour contourner les bornes sociales comme les limites de son corps. On lui confisquait son violon? Il dessinait sur des cahiers d'écoliers, du papier d'emballage ou des livres (qu'il volait parfois), jusqu'à ce que son cousin, l'architecte Le Corbusier, les fournisse des feuilles de grand format sur lesquelles il pouvait peindre. Tout se passe comme s'il n'acceptait aucune limite à son travail, même pas celles du bord du papier.

  Dans les dernières années de sa vie, cet homme qui avait l'habitude de s'habiller avec soin a commencé à peindre nu, sans autre instrument que les doigts. Son corps se prolongeait dans la peinture. Tout ce qu'on qualifie aujourd'hui de contemporain y est déjà déployé : empreintes, traces, traits, points, touches de couleur, tramage et tissage de motifs autour d'un texte, et même Action Painting. S'il a usé et abusé de la citation, du recadrage et de la copie, s'il a mélangé spontanément l'abstrait et le figuratif, ce fut toujours sous la poussée d'une force interne qui le poussait vers l'inconnu.

  Ses dessins ne sont pas faits pour être vus dans l'instant. Il faut les considérer dans la durée, comme des compositions musicales. On peut alors percevoir la force qui les met en mouvement, une force ni idéologique, ni sociale, ni esthétique : la différance.

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