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mardi 9 avril 2013

Membres fantômes des corps musiciens (Peter Szendy, 2002)

On peut interpréter ce livre à partir d'une polarité qui n'apparaît qu'à la fin, entre d'une part le fantasme d'un espace musical unifié, homogénéisé par une sorte de chef d'orchestre, et d'autre part la dislocation des corps, la multiplication des membres fantômes qui laissent proliférer les écarts et les déliaisons. On trouve, dans les usages contemporains de la musique, les deux dimensions. Peter Szendy nous engage à privilégier la puissance d'invention des corps musiciens. Il part de l'expérience du pianiste (qui est aussi la sienne). Qu'est-ce qu'avoir un corps? C'est (paradoxalement) se laisser déposséder de son propre corps - comme si c'était un autre qui jouait, un autre corps inconnu, inquiétant, qui s'emparerait de ses membres devenus flottants, désincarnés. Ce corps n'est plus le sien, il devient un corps de fiction saisi par des voix multiples, façonné par l'écriture musicale, transformé en un corpus que Szendy compare à la figure rhétorique de l'effictio, qui désignait déjà dans l'Antiquité un corps décrit, pensé et interprété par des mots.

Alors que, dans la tradition pythagoricienne ou médiévale, le corps est évacué, il revient peu à peu dans la pratique des musiciens. Szendy fait l'historique de ce retour, de Couperin au jazz moderne. Au 16ème siècle, on s'est intéressé à la question des doigts sur le clavier. Comment les placer, les lier, les bouger? On a commencé à noter les doigtés, à garder l'archive du jeu des corps, à s'interroger sur ce qu'ils pouvaient apporter de plus par rapport à la partition. Plusieurs doigtés sont souvent possibles pour la même composition. L'interprète peut répéter des notes, ajouter des agréments, des ornements, produire des effets différents selon la façon dont il bouge et répartit ses doigts. Cette rhétorique digitale peut se dire en figures, postures et attitudes. Aux dix doigts répertoriés s'en ajoutent d'autres : la main se réinvente, se reconfigure, elle étend ses possibilités, elle "déclame" en faisant varier l'usage du pouce ou d'un autre doigt. Avec les romantiques, les doigts se valent, ils s'égalisent, ils s'isolent du poignet, multiplient les écarts, alternent, s'enlacent, se croisent, s'enjambent et peuvent se substituer les uns aux autres - sans parler de l'usage du pied avec toutes les modifications de son qu'il permet.
Si l'on regarde jouer Thelonious Monk [dont le nom signifie "moine" et peut se lire anagrammatiquement "know" (il sait)], on retient l'impression d'un corps à corps. Entre ses mains se passe un dialogue, une conversation dans laquelle le piano parle imprévisiblement, comme s'il inventait les règles au fur et à mesure. On entend ses mains, son corps, ses ongles, la danse à laquelle il se laisse quelquefois aller, comme si tout cela jouait à son insu, sans lui, en autophonie - par filiation et résonance des corps sonores entre eux. Avec la musique, les relations entre ces corps se démultiplient. Ils résonnent, comme celui d'un chef d'orchestre qui fabrique, entre la salle et les musiciens, un corps collectif.

Une instrumentalité générale, originaire, rassemble les corps, qui sont prédisposés au sonore. Même s'ils ne se touchent pas, s'ils ne se conjoignent pas, ils résonnent dans des espaces qui se croisent mutuellement. Aujourd'hui, comme dans l'idéologie de la musica mundana d'autrefois, il arrive qu'une sorte d'hypnose collective relance le fantasme d'un espace musical unifié. Mais ce ne sont que les membres prothétiques qui s'unifient. En faisant son, ils prolongent les corps et s'en détachent aussi, autorisant les écarts et les jeux différentiels. Avec cet espacement qui surgit dans l'espace public, on peut envisager un autre engagement musical, qui ferait confiance à la puissance d'invention singulière du corps musicien.

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