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mardi 21 mai 2013

Discours sur la légitimation actuelle de l'artiste (Paul Audi, 2012)

On trouve dans ce remarquable petit texte rédigé sur la base d'une communication prononcée en novembre 2010, deux thèses distinctes et contradictoires.

A/ Quoiqu'en disent les artistes, il leur est impossible de se légitimer eux-mêmes en tant qu'artistes. Seule une instance extérieure, l"art-et-la-culture" (c'est-à-dire l'ensemble des systèmes médiatiques et institutionnels qui encadrent la fonction sociale de l'artiste) peut leur apporter cette légitimation.
  Toutes les définitions de l'artiste conduisent au même type de circularité. D'une part, l'artiste se veut souverain, autonome, il ne peut s'autoriser que de lui-même; d'autre part, il faut qu'une instance le légitime, et aucune autre instance que l'art et la culture ne possède une légitimité suffisante pour cela. Cette circularité ne doit pas étonner, car c'est celle du principe d'autorité lui-même. "L'autorisation autorise l'autorité", dit Jean-François Lyotard. De la même façon, l'"art et la culture" édictent la norme qui les autorisent eux-mêmes, dans leur pleine souveraineté, à édicter la norme. Il en résulte d'une part l'artiste, qui ne peut s'imposer sur la scène que par un acte violent, performatif et normatif, et d'autre part l'oeuvre d'art, syntagme lui-même circulaire.
  Depuis que les règles du métier ont perdu la capacité de définir le peintre ou le sculpteur (vers 1802, quand Schelling a publié la Philosophie de l'Identité, peu d'années après que le mot "artiste" ne soit entré en France dans le langage officiel), ce n'est plus la teneur de l'art qui compte, mais la subjectivité individuelle de l'artiste, son originalité et sa singularité. Mais qui juge de cette subjectivité? L'"art et la culture", cette instance qui déborde l'idée romantique de l'art.
  Pour s'affranchir de toute instance extérieure, l'artiste doit s'affirmer lui-même, se légitimer soit par son style de vie (Beuys), soit par sa puissance créatrice ou performative. Par cet acte, il devient artiste et aussi, selon Marcel Duchamp, anartiste. Le préfice "an", apparemment privatif, précède ironiquement mais vigoureusement la ferme revendication du statut d'artiste. Qui peut garantir le succès de cette opération quasi-démiurgique, "Ceci est de l'art"? Personne. Ou plutôt : seule une instance collective et impersonnelle, l'"art-et-la-culture", détient ce pouvoir de reconnaissance - qu'elle peut accorder ou retirer à tout moment. Dans chaque oeuvre, le concept de l'art est ainsi mis en relief, en abyme et en crise. Chaque fois l'artiste pose la question de l'essence de l'art, qui reste toujours indécidable.
  Le paradoxe atteint son comble quand l'"anartiste" qui prétend dénoncer le système de l'art, multiplie les compromissions qu'il fait mine de réprouver. Son autonomie d'artiste dénonciateur n'est alors que le moyen par lequel il se soumet sans limite aux règles de l'art-et-la-culture.

B/ Il existe pourtant un critère qui qualifie l'artiste comme tel : sa responsabilité. S'il arrive à répondre de son activité créatrice, sur les plans éthique, esthétique et politique, alors il peut trouver en lui-même sa légitimité.
  Qu'est-ce qui peut, aujourd'hui, légitimer la qualification d'artiste? Comment peut-on à la fois soutenir que l'art est autonome, ne dépend que de lui-même, et exiger une reconnaissance de la part d'une instance collective et impersonnelle, l'"art-et-la-culture"? Les "artistes" inventent différentes stratégies pour répondre à cette question impossible mais, quelles que soient leurs dénonciations, leurs indignations et leurs critiques, ils ne peuvent pas éviter de se soumettre aux règles du jeu de l'industrie culturelle ou de la société du Spectacle. Désormais les révoltes les plus audacieuses fusionnent avec le conformisme le plus plat. Plus aucune différence ne sépare le scandaleux du conventionnel.
  Mais alors que faire? Si la critique participe du système de la Culture, "existe-t-il un critère qui puisse jouer le rôle d'instance non critique de légitimation"? demande Paul Audi. Peut-on trouver un principe indépendant de toute hiérarchie de l'art, de tout système de valeurs? La responsabilité de l'artiste a cette particularité d'être à la fois esthétique et éthique, d'être esth/éthique. Elle ne vient pas de l'extérieur, mais de l'artiste lui-même. Il ne prétend pas à la reconnaissance, mais se montre seulement soucieux de répondre de ce qu'il exige de soi : son acte créateur. Le commandement éthique de cet artiste d'un nouveau genre ne le conduit pas à trouver une voie nouvelle pour l'avenir de l'art, mais une possibilité nouvelle pour la vie. En faisant oeuvre, il donne à la vie en tant que telle plus de vie encore, plus de puissance, plus de survie.

  Défendre le principe de la création n'est pas seulement un acte éthique et esthétique, c'est aussi un acte politique.

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