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jeudi 27 juin 2013

L'homme révolté (Albert Camus, 1951)

1L'absurde est l'équivalent, sur le plan de l'existence, du doute méthodique : il laisse dans l'impasse, dans le déchirement de la vie. Vers 1950, Camus reprend dans L'Homme révolté la méditation qu'il a entamée vers 1936 avec Le Mythe de Sisyphe. Entre-temps, il y a eu la seconde guerre mondiale et ses massacres. Devant un sentiment aussi insaisissable que l'absurde, il s'interrogeait sur le suicide; à présent, devant les idéologies, il s'interroge sur le meurtre. S'il n'y a plus de sens ni de valeur, si tout est possible et si rien n'a d'importance, si rien n'est ni vrai ni faux, ni bon ni mauvais, alors la vie humaine n'est plus qu'un enjeu, le monde n'est plus partagé en justes et injustes, mais en maîtres et esclaves.
Mais l'analyse absurde n'est pas indifférente à l'acte de tuer. Pour s'exposer à "la confrontation désespérée entre l'interrogation humaine et le silence du monde", il faut une conscience vivante. Le nihilisme absolu, indifférent à la vie, culmine dans le suicide collectif qui veut entraîner tout un monde avec lui dans la destruction (comme les suicides hitlériens de 1945). Au contraire, le suicide solitaire ne se connaît aucun droit sur la vie des autres.
L'absurde de Camus ne conduit ni au suicide, ni au meurtre. C'est un passage vécu, un point de départ, une liberté. Vivant sur la contradiction, il ne peut pas conduire au passage à l'acte. L'absurdité parfaite serait muette; mais l'absurdité de Camus s'exprime. Comme règle de vie, elle n'est pas complaisante, mais exigeante. Elle ne renonce pas. Ce n'est pas une émotion désespérée, c'est un cri auquel on peut répondre par la conscience, la révolte ou encore mieux : la création. Même Sisyphe, pris dans une tâche absurde, a pu choisir de la mépriser et de ne souvenir que de la joie.
2.
La seule tâche qui vaille, c'est d'exprimer, chacun à sa place, par la création, par nos oeuvres et nos actes, la plus haute révolte.

Les grands réformateurs et révolutionnaires ont été hostiles à l'art : Platon, Rousseau, Saint-Just, l'idéologie allemande, la Russie révolutionnaire et Marx lui-même. Cette position traduit la lutte de la révolution contre la révolte. La révolte, comme l'art, est fabricatrice d'univers. Elle refait le monde dans un besoin de cohérence et d'unité. Mais l'artiste doit concilier l'exaltation du réel avec une force de refus. Il ne consent à une part de réel que pour en nier une autre. Ecrire, c'est choisir; peindre, c'est cadrer. La création suppose une tension ininterrompue entre la forme et la matière, l'histoire et les valeurs, la protestation et l'impossible mise en forme, le désespoir et la mesure. Le génie est une révolte qui a créé sa mesure, écrit Camus. On ne peut affirmer à la fois la totalité immédiate du monde et l'exigence de la création. Pour construire l'unité d'un style, il faut à la fois utiliser le réel et le transfigurer. Le révolté doit refuser à la fois la fureur du néant et le consentement à la totalité.

Le révolté est ambigu. Il dit à la fois non et oui, il peut être dandy, surréaliste, se référer au Dieu de l'Ancien Testament, exalter un système totalitaire (comme Sade) ou exiger la justice. Son esthétique comme sa morale restent conventionnels, il ne crée pas un monde.

C'est encore pire pour la révolution. Chaque fois qu'elle tue un artiste, elle s'exténue un peu plus. Chaque fois qu'elle ignore la nature et la beauté, elle s'éloigne de la justice. Les moyens de l'indignation, de l'honneur, sont impuissants face au nihilisme et au meurtre. Il faut, dans ces conditions, garder intact le principe de révolte (y compris le cas échéant contre la révolution elle-même). Dans son mouvement de rébellion, il faut au révolté l'affirmation d'une limite : préserver l'existence et la dignité des autres hommes en même temps que la sienne propre, ne pas dépasser la borne où la révolte se change en son contraire (le consentement à l'humiliation d'autrui, l'irresponsabilité), ne pas rétrograder vers l'indifférence, ne pas laisser s'installer la démesure qui pourrait reconduire au pire. Entre ces éléments contradictoires, il ne peut y avoir ni synthèse, ni compromis. Le révolté vise une résolution féconde dans une création : celle de l'artiste et aussi celle de l'ouvrier. Sans la paix, une telle résolution est impossible. Sur les oeuvres de chacun, une entente peut s'établir.

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