Rechercher dans ce blog

mardi 1 octobre 2013

Béliers - Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème (Jacques Derrida, 2003)

  Ce livre est la publication du texte de la conférence que Derrida a prononcée à Heidelberg, le 5 février 2003, à la mémoire de Hans-Georg Gadamer, après sa mort en 2002 à l'âge de 102 ans. Il lui rend hommage en commentant un poème de Paul Celan auquel Gadamer avait consacré un de ses livres.

Le texte, y compris l'analyse du poème de Paul Celan et de sa dernière phrase, Die Welt is fort, ich muss dich tragen, peut être considéré comme :
     - une introduction à Chaque fois unique, la fin du monde (un livre publié la même année, qui contient 16 hommages à des personnes disparues; Gadamer serait le 17è, si l'"interruption" de ses rapports avec Derrida n'était pas intervenue bien avant sa mort, dès 1981) - comme l'indique Derrida lui-même dans l'avant-propos à ce dernier texte.
     - la suite d'un autre texte consacré à Paul Celan près de 20 ans plus tôt, Schibboleth.

  Il existe un troisième texte consacré à la poésie de Paul Celan dans le corpus de Jacques Derrida : Politique et poétique du témoignage (publié dans le Cahier de l'Herne 2004).
---

  On peut lire ce texte en partant de l'interprétation de la dernière strophe, Die Welt ist fort, ich muss dich tragen (Le monde est parti, je dois te porter) du poème de Paul Celan Grosse, Glühende Wölbung (Grande voûte incandescente), telle qu'elle est donnée dans le dernier chapitre du livre. Jacques Derrida y convoque quatre noms propres : Freud, Husserl, Gadamer, Heidegger à partir desquels il interroge la question du "sans monde". Si un monde se retire, s'il disparaît, ou encore s'il n'a jamais été là, il faut que je te porte (dit le poème). Et pourquoi le faut-il? Tout en les prenant partiellement à son compte, Derrida récuse l'une après l'autre les problématiques de Freud, Husserl, Gadamer, Heidegger. S'il en choisit une, elle n'est pas citée. Il semble bien que ce soit celle de Lévinas : avant même l'apparition d'un monde, je suis en dette vis-à-vis de l'autre, je dois le porter. Le rapport à l'autre précède l'ontologie - ce qui permet d'expliquer le grand usage qui est fait, dans le poème, des pronoms personnels (je, tu, il).

  Les mots "responsabilité", "solitude", ne figurent pas dans le poème, et pourtant ce sont eux qui viennent au premier plan de l'analyse. Un poème n'a plus de monde, il est sans monde - comme un mort. Il reste au lecteur ou à l'endeuillé la responsabilité de porter seul ce monde - ou cette absence de ou d'un monde, non pas transitoire, mais définitive.

  Le sujet (subjectum) du poème, de l'oeuvre, n'est ni l'auteur ni le lecteur, c'est le poème lui-même. C'est lui qui dit "je" (pronom personnel), c'est lui qui exige, qui appelle une réponse, une transformation. Il ne décide pas de cette transformation, qui reste indéterminée, mais en saluant l'autre, il le bénit. La bénédiction n'est jamais d'acquise d'avance. On ne peut pas compter sur elle, elle peut se dérober, se transformer en son contraire. Et pourtant elle agit. Et tout en exigeant d'être lu, le poème se protège, se scelle par une signature. Il faut que son secret soit gardé, mais pas trahi. Sa loi paradoxale, c'est que la trace qui est en oeuvre en lui entraîne toujours vers une autre lecture.

  Une autre dimension du poème est son rapport à l'animalité. Un bélier surgit en plein milieu. Il refuse qu'Abraham le sacrifie à la place d'Isaac. Pourquoi serait-il le bouc émissaire? C'est ce bélier (au pluriel) que Jacques Derrida choisit comme titre de son texte : animal-symbole hérité de différentes traditions (le zodiaque, la torah), il réinvente ces traditions, se dissémine, s'impose comme un excès, le reste d'un événement impossible à restituer, une irruption qui se soustrait à toute interprétation globale.

Aucun commentaire: