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jeudi 19 avril 2012

Le Modernisme de Manet (Michael Fried, 1996)

  Ce livre est le troisième d'une série intitulée "Esthétique et origines de la peinture moderne", les deux premiers étant La place du spectateur et Le réalisme de Courbet. Les trois livres forment incontestablement un tout, avec une forte cohérence de l'argumentation. Si la peinture moderne est née en France, ce n'est pas un hasard. C'est dans ce pays et non ailleurs qu'est apparue, vers 1750, la tradition anti-théatrale contre laquelle Courbet, à sa façon, puis Manet et les peintres de sa génération (Whistler, Legros, Fantin-Latour), qui ont tous exposé au Salon des Refusés de 1863, allaient réagir. Entre le réalisme corporel de Courbet et le réalisme visuel des impressionnistes, ils constituent une génération charnière, qui a contribué à mettre en place une structure nouvelle avant de se disperser. De quoi s'agit-il? De s'adresser directement au spectateur, de lui faire face - tout en déniant sa présence. Cette double contrainte est, selon Michael Fried, à l'origine de cette disparité interne, cette discordance, cette tension fondamentale qui caractérise l'oeuvre de Manet et se traduit par bien des caractéristiques étranges, vécues par le spectateur de l'époque comme une agression. Le lien tout à fait particulier de Manet avec ses modèles tient peut-être à cette tension entre la peinture et le spectateur.

  Mais revenons au souci principal de Manet : il faut frapper le spectateur, attirer son attention, se confronter intensément à lui. Cela implique qu'un personnage au moins, dans un tableau, se tourne vers lui de manière frontale, à la façon d'un portrait, et qu'il produise une impression aussi vive et rapide que possible. Pour arriver à ce résultat, l'instantanéité de perception est déterminante. La psychologie du personnage compte moins que sa présentation frontale, et cette "frontalité" affecte toute la surface du tableau, y compris, par exemple, les personnages tournés vers d'autres directions ou apparemment absorbés dans leur tâche. La découpe tranchée des figures, la crudité des couleurs, la planéité des surfaces ou encore la rapidité d'exécution des mains, participent de la même logique, qui explique l'intérêt de Manet pour l'estampe japonaise ou la photographie de son temps. Dans tous les cas, l'instantanéité doit être mise en acte. On exige du spectateur un regard aussi rapide que la main.

  Cette contrainte n'est pas sans conséquence. Elle fragilise l'unité du tableau et donne au spectateur l'impression que certains éléments sont inintelligibles. Voici une peinture qu'on ne peut pas intégralement comprendre, qu'on ne peut que ressentir. Il y a des restes auxquels on ne peut attribuer aucun sens, et le critique qui cherche à en donner une explication selon les critères traditionnels ne peut que constater l'incohérence de Manet, et l'opposer aux peintres intelligibles comme Gustave Moreau, ou bien aux oeuvres du passé dont Manet multiplie les citations - tout en les séparant radicalement du système auquel elles avaient appartenu. Chez Manet comme chez Fantin-Latour, la vérité reste inexplicable et irréductible.

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