Le 25 juin 2002, une soirée a été organisée à l'INA pour commémorer les dix ans du dépôt légal de la radiotélévision. Elle a été retranscrite dans un texte de 43 pages. Le film D'ailleurs Derrida réalisé par Safaa Tafhy a été projeté au cours de cette soirée et commenté par Jacques Derrida. Dans un livre paru en 2000 et intitulé Tourner les mots, la réalisatrice et le philosophe avaient déjà livré un premier commentaire. Les participants à cette soirée étaient : François Soulages, Gérald Cahen, Patrick Charaudeau, Michèle Katz, Gérard Hubert, Jean-Michel Rodes, Serge Tisseron, Marie-José Mondzain.
On ne sait qui a donné à cette retranscription son titre : Trace et archive, image et art. En tous cas, dans les réponses aux questions qui lui sont posées, Jacques Derrida évoque la trace, l'archive et l'image, mais il ne parle pas d'art, il parle d'oeuvre, ce qui n'est pas exactement la même chose. En quoi le film de Safaa Fathy est-il une oeuvre? Ce qu'il "met en oeuvre", en tant qu'oeuvre (dit Derrida), c'est la question de l'espacement. Il passe d'un lieu à un autre, d'un temps à un autre, il reste dans un entre-deux et ne referme jamais l'identité sur elle-même. Bien qu'il soit, comme tous les films, sous la loi de l'image, ce film est monté de façon à répondre à cette loi par des mots, des déplacements, des improvisations, des interruptions et des digressions qui font événement. Tout l'art du cinéaste, c'est de soumettre la parole à l'image, mais sans lui faire violence, en la donnant à entendre. Le mot fonctionne comme une image, mais porte en lui une réserve de pensée, un reste intraduisible. Ce qui fait oeuvre dans un film, c'est ce reste, cette restance, ce qui n'apparaît qu'à l'autre et que nul ne peut se réapproprier.
Le montage est un art de la coupure. En sélectionnant un matériau, on en élimine un autre qu'on laisse au secret. Le réalisateur coupe, il choisit des images qui sont, comme toute image, séparées de leur référent. En montrant Jacques Derrida comme personnage public, Safaa Fathy fait apparaître à quel point la frontière avec le privé est mouvante et indécidable. Elle ne rompt pas l'alliance avec ce qu'elle montre, elle n'oblige pas la personne Jacques Derrida à trahir ses secrets [ce qui aurait été difficile], mais cette alliance reste hétéronomique, dissymétrique, comme une circoncision.
En tant que documentaire, le film est une archive. Il tend à garder, maitriser, interpréter des traces (la pulsion d'archive), tout en contribuant à la destruction de ces traces par la sélection et le montage qu'il opère. Derrida s'est prêté à ce jeu. C'était pour lui à la fois une menace et une quête d'identité, un mouvement qu'il qualifie d'auto-immunitaire. Sans doute a-t-il envoyé au spectateur une sorte de lettre mais, comme il le précise lui-même, une lettre n'arrive pas toujours à destination. On ne peut jamais se la réapproprier, pas plus que la voix. Et lorsqu'on cherche à réparer un défaut, une malfaçon, comme le carrelage d'une certaine cuisine d'El Biar, il se peut qu'on arrive à la déconstruction.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire