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mardi 24 mai 2011

Minuit à Paris, de Woody Allen (2011) : un film où la différance, insistante, fait craquer les couples

[Texte lisible ici, sur le site de l'Orloeuvre]
Du Woody Allen typique peut-il donner autre chose que du Woody Allen typique? Du cinéma de carte postale peut-il donner autre chose que du cinéma de carte postale? Disons que oui, peut-être, ça se pourrait bien. Ce n'est pas que l'histoire soit tellement originale - car le voyage dans le temps, après tout, c'est l'essence même du cinéma, et beaucoup d'autres réalisateurs s'y sont frottés. Le jeune écrivain qui rencontre Fitzgerald, Hemingway, Picasso et Dali avant de faire lire son manuscrit à Gertrude Stein en personne, c'est une idée sympa, une réalisation de désir qui ne peut que flatter le plaisir du spectateur, mais sans plus. Ce qui fait le charme du film réside dans un autre décalage. Ce voyage dans le temps arrive au moment précis où ce couple commence à se disloquer. Gil subit sa future femme comme il subit son métier (écrire des scénarii à succès pour Hollywood) - tandis que sa fiancée, étrangère à la littérature, ne comprend rien à sa fascination pour la ville-lumière. A l'avance soumise au principe de réalité, elle est la copie conforme de ses parents (de riches républicains). Où passe alors le désir? Il se concentre sur le personnage de Gil (un clone de Woody Allen) et sur la ville de Paris, qui semble produire comme un effet magique. Paris, si loin d'Hollywood, ne fabrique pas d'écart dans l'espace, mais de l'écart dans le temps. Chaque soir, à minuit tapante, Gil se rend en un point bien précis de la ville. Une automobile d'époque le conduit dans les années 20 - celles qu'il préfère. C'est là qu'il rencontre ses artistes préférés. Où va-t-il? se demande le père, qui embauche un détective pour le surveiller - mais le détective, lui aussi, disparaît [probablement absorbé dans le fantasme de Gil]. Une chose est sûre, c'est que le père ne disparaîtra jamais, car il est trop occupé à tenir tête à son propre surmoi. La fiancée non plus ne veut pas entendre parler de ces ballades nocturnes. Le mouvement de la différance dépasse ce qu'elle peut supporter. Elle préfère se jeter dans les bras d'"amis" visiblement antipathiques, pour être sûre qu'aucune tentation incontrôlable ne viendra perturber son train-train.
Tous les autres ont envie de se débarrasser de Gil, et Gil a envie de se débarrasser de tous les autres. Ce qu'il aime (le rêve, la littérature, le passé, la France, l'incertitude, etc...) est ce qu'ils détestent, et ce qu'il déteste est le milieu dans lequel ils vivent. Et pourtant il n'y a aucune symétrie entre eux. En les mettant en présence les uns des autres, Woody Allen met en route une sorte de machine à fabriquer de l'écart. Le héros s'y laisse entraîner, tandis que les anti-héros, épouvantés, préfèrent revenir le plus vite possible en Amérique (qui est, pour eux, la patrie de la normalité rassurante).
En nous identifiant à Gil, nous nous laissons entraîner, nous aussi, par cette machine si douce et si infernale. C'est ce qui fait du film plus qu'une oeuvre : une archi-oeuvre - et même si le film donne une image surranée de Paris, même s'il se termine de façon aussi conventionnelle que possible par une vague histoire d'amour, tout cela ne suffit pas pour suturer la faille que le Paris fantasmatique a ouverte. Gil se dégage enfin du présent californien qui l'étouffait. Cette ville du passé devient pour lui celle de l'avenir; et l'avenir balisé que sa fiancée appréciait en lui devient imprévisible, incalculable.

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