On trouvera ici, sur le site de l'Orloeuvre, ce même commentaire avec les propositions citées. Titre : Dans ses thèses "Sur le concept d'histoire", Walter Benjamin fait de l'historien un prophète : en vivant son époque le regard tourné vers l'arrière, il est poussé vers l'avenir.
Les Thèses sur l'histoire, parues en français sous le titre "Sur le concept d'histoire", ont d'abord été écrites en allemand, puis traduites par Benjamin lui-même. On trouve cette traduction dans les Ecrits français (Gallimard, 1991), et une autre traduction (par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch) dans Oeuvres III (Gallimard, 2000). Elles ont été rédigées au printemps 1940, ce qui fait d'elles une sorte de testament : le dernier texte écrit avant le suicide de Benjamin à Portbou le 26 septembre 1940. Il fuyait les nazis et le régime de Pétain, mais ce n'était pas la première fois qu'il avait été tenté par le suicide. Il nous a laissé poursuivre la tâche qu'il avait entamée (implicite dans toute son oeuvre) : Ne pas fermer l'avenir.
Ce court texte (une quarantaine de pages) d'une densité et d'une complexité incroyables a été commenté sous tous les angles. Je tente ici, dans le contexte de l'Orloeuvre, une présentation sous forme de propositions. Ce n'est pas un résumé ni une traduction : c'est une lecture.
Que disent-elles? Dans les Paralipomènes et variantes (Ecrits Français p451), Benjamin commente le mot selon lequel l'historien est un prophète qui regarde en arrière. Comme l'Ange de l'Histoire, il tourne le dos à sa propre époque. Mais son regard visionnaire orienté vers les générations antérieures rend sa propre époque plus nettement présente qu'elle ne l'est pour ses contemporains. Pourquoi? Parce qu'en marchant au même pas que leur époque, les contemporains ont un temps de retard, tandis que lui, le prophète-historien, actualise le passé, ce qui le pousse (involontairement) vers l'avenir. On trouve dans cette interprétation tous les thèmes des Thèses sur l'histoire. L'historien qui ne conçoit l'histoire que comme une suite d'événements successifs est incapable de rencontrer le passé, car il rate l'événement mystérieux qui le relie à ce passé à partir du présent. Sans rédemption du passé, il n'y a pas de lien avec les générations antérieures. Si le matérialisme historique doit s'assurer les services de la théologie, c'est parce qu'il ne peut pas s'engager dans l'histoire sans l'aide de cette vieille dame ridée. Le faible pouvoir messianique détenu par chaque génération lui est transmis par les générations antérieures. Elles peuvent exiger de la génération actuelle qu'elle remplisse cette tâche.
Chaque présent est visé par un passé en lequel il doit se reconnaître. L'historien ne décrit pas le passé, il s'arrête devant l'image qui surgit à l'improviste. Cette image, qui est celle des ancêtres enchaînés, peut le sauver d'un danger suprême (ne pas avoir d'avenir). Il ne s'agit pas de recueillir un héritage - car ce ne serait que l'héritage des vainqueurs. L'historien (matérialiste selon Benjamin) rejette la norme historique. Il sait que nous vivons toujours dans un état d'exception, et que le progrès ne peut être ni homogène, ni illimité. En arrachant l'histoire à la continuité (comme l'a fait Robespierre ou comme le fait aussi, par exemple, la mode), en faisant éclater ce blocage, on situe son lieu dans l'a-présent, c'est-à-dire dans la fête, dans l'événement. Ce temps-là n'est pas celui des horloges. C'est une brèche, un arrachement. Le temps doit cesser de passer, il doit s'arrêter.
Ce qui vaut pour l'activité de l'historien vaut aussi pour l'oeuvre, dans laquelle la tension s'immobilise. Les oeuvres sont des monades, des objets singuliers arrachés au temps. Le cours entier de l'histoire s'y cristallise dans un raccourci formidable. C'est ainsi que s'ouvre la porte par laquelle pourra entrer le messie.
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