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mercredi 15 décembre 2010
Limited Inc, polémique entre Jacques Derrida et John D. Searle (textes écrits entre 1971 et 1990)
vendredi 3 septembre 2010
La Culture de la peur - I. Démocratie, identité, sécurité (livre de Marc Crépon, 2008)
On trouvera ici le plan et un rapide résumé de cet autre texte de Marc Crépon paru en 2008.
p11. Introduction
- p19 : I. Peur et individuation
- p49 : II. Sécurité humaine et sécurité de l'Etat : une relation ambivalente
- p79 : III. L'objet de l'angoisse : un monde invivable
p105 : La peur des étrangers
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Dans les sociétés occidentale s'est mise en place une culture de la peur qui présente certains points communs avec les régimes de terreur qui ont existé, avant 1989, en Europe de l'Est. C'est une peur entretenue par des discours politiques qui divisent, fractionnent, replient chacun sur soi. Qu'il s'agisse de l'environnement, de la santé ou de l'emploi, chacun se sent menacé par des cibles indéterminées ou désignées (déliquants, voyous, etc...). Les individus deviennent apathiques, indifférents, incrédules, incapables de désir. Comment agir contre cela? Il faut défendre la sécurité humaine dans ses aspects vitaux, individualisés, différents pour les uns ou les autres, et défendre une culture où les idiomes singuliers ouvrent à l'hétérogénéité.
Les promesses du langage - Benjamin, Rosenzweig, Heidegger (livre de Marc Crépon paru en 2001)
Les guerres et les crimes du 20ème siècle ont été précédés par une dégradation du langage, un appauvrissement qui les réduisait au fétiche d'une identité nationale.
Il y a une dignité du langage, à ne pas confondre avec sa sacralisation. Ce qu'il promet n'est pas une philosophie nationale susceptible de fonder une communauté en liant un peuple supposé élu au destin d'une langue. Il n'y a pas de mission sacrée, mais une tâche orientée vers une toute autre direction : déjouer les appropriations, ne pas se laisser assimiler comme l'ont fait certains mouvements qui ont renoncé à leur impulsion initiale (le surréalisme).
jeudi 29 juillet 2010
La Tour de Babel
En français, le mot Babel, qui a donné quelques dérivés (babelesque, babélique, babélisme), peut être rapproché de babil, de babillage ou de babiller, qui sont des onomatopées (en anglais to babble, en néerlandais babbelen, en allemand babbeln). On peut aussi le rapprocher de l'italien bambino ou du syriaque babion, qui signifient tous deux "enfant".
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Les interprétations traditionnelles du récit partent de la définition d'une faute : une collectivité qui parle d'une seule voix, affirmant une unité sans faille, un avenir clos, une volonté de se faire un nom, un pacte avec la matière ou avec la chose scellée, une perte de la capacité de nomination, etc.... Elles supposent que Dieu a un but à atteindre par le biais d'une sanction : il faut ouvrir pour chacun le temps d'une histoire, inventer la parole, multiplier les bords du monde, etc...
Mais le texte opère d'abord par la langue. Le nom propre Babel, qui est aussi un nom commun, invite à l'intertextualité. Pour parler, il faut recourir à des tropes et des métaphores; on ne peut pas rester dans un système unique. En clamant le nom de Babel, Dieu déconstruit la tour, interrompt la lignée des Sémites et il impose aussi la loi de la traduction. Ce n'est pas seulement la tour qui est divisée, c'est son nom.
Derrida, la traduction
La traduction ne peut qu'échouer, et pourtant il faut traduire. Telle est la tension à laquelle on ne peut se soustraire.
1. Les langues sont hétérogènes, extérieures les unes aux autres. Elles ne peuvent faire sens que dans la langue unique de chacun, son idiome, sa monolangue. Mais cet idiome singulier ne se suffit pas à lui-même. Il y a toujours plus d'une langue : les autres langues, et aussi l'autre langue à l'intérieur d'une certaine langue. Cela vaut pour la langue maternelle, pour la poésie et aussi pour la philosophie.
2. Toute langue, tout texte, demande à être traduit. L'oeuvre nous met en dette : Je dois la traduire, et aussi elle est en dette vis-à-vis de nous : Je ne survis que si l'on me traduit. Ce double endettement commande la loi de la traduction : bien qu'elle soit impossible, elle est nécessaire.
3. Entre un texte et un autre s'instaure un contrat absolument singulier, un contrat double comme la loi. Ce qui est à traduire prend la place d'une écriture sacrée aussi intouchable et imprononçable que le nom de Dieu, une écriture qu'il faut déchirer, comme un hymen, pour que le contrat de mariage-traduction soit consommé - afin de laisser naître un enfant [chaque fois l'hymen se reconstitue, on peut traduire et retraduire]. De même que la loi exige d'être lue et déchiffrée et l'interdit, de même le texte sacré doit être respecté, tout en commandant lui-même la transformation sans laquelle il ne serait rien. Il doit donner naissance à un texte proche de lui et aussi autre chose, une invention, une semence aux résultats imprévisibles.
On trouve la même tension dans le texte biblique. Pour interrompre la construction de la tour de Babel, Yhvh la nomme. En la désignant, dans son unicité, par le mot qui signifie confusion, il ouvre la différance et inaugure une alliance.
Avec Ulysse et Finnegans Wake, Joyce a fabriqué une extraordinaire machine d'écriture qui parle plusieurs langues à la fois. Son texte appelle la traduction dans la langue du lecteur, mais traduire effectivement serait l'effacer. La traduction ne garde pas l'oeuvre intacte. En contribuant à sa survie, elle la transforme. Ainsi le texte de Joyce s'écarte-t-il du savoir académique, classique, qui repose sur la notion d'une traduction sans reste. Il rappelle que deux mots dans une autre langue ne peuvent être traduits que par plus de deux mots.
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[Autres lectures]
La traduction derridéenne s'apparente à la déconstruction. En philosophie, sa tâche n'est pas la transposition d'un système, d'un sens ou d'un signifié, mais l'invention d'un idiome singulier où de nouveaux concepts peuvent faire irruption - à la façon du hidouch hébraïque.
Derrida, la tour de Babel
La confusion babélienne tient à notre rapport à la langue : 1. Pour donner du sens aux mots, chacun doit traduire les langues qu'il entend en une langue unique, son idiome singulier; 2. Pratiquer une langue, c'est s'ouvrir à l'altérité, à d'autres langues. Il y a toujours plus d'une langue. La tour de Babel tient à cette double injonction, ce double bind. Bien qu'en eux-mêmes, les mots n'aient pas de sens, il faut s'efforcer de comprendre. Le destin de la lettre n'est pas fixé à l'avance. Elle est divisible, elle se dissémine toujours plus, elle fait le grand écart entre parole et écriture, entre nom propre et nom commun.
Dans le récit de la Genèse, Dieu clame son nom, il le divise et le déconstruit (Babel/Yhvh/confusion). En imposant l'arrêt de la construction, il laisse jouer la différance en son nom [propre/impropre]. Le Dieu de Babel [Yhvh] vous le dit : la place du père qui voudrait imposer une seule langue, une métalangue formelle et cohérente, est intenable. il faut traduire en d'autres langues, toujours plus de langues, même si la traduction ne peut qu'échouer.
James Joyce, a voulu prendre cette place. Lui aussi, il a clamé son nom. En écrivant un texte illisible, indicible, inaudible, il a abattu les nouvelles tours. Il a déconstruit par avance la légitimité de toutes les machines de lecture.
La tâche du traducteur (Walter Benjamin, 1923)
Une traduction doit attester de la façon la plus exacte possible de la parenté entre les langues. Elle n'a pas de prétention à l'objectivité, elle ne reflète pas l'original, ne lui ressemble pas. Elle est une mutation, un renouveau du vivant, une modification de l'original même, qui continue à mûrir à travers elle. De génération en génération, les mots changent de sens, les subjectivités évoluent. En traduisant l'oeuvre, on tient compte de ce processus historique et fécond. Ce ne sont pas deux langues mortes qui sont mises en relation, c'est la parole de l'écrivain qui poursuit son enfantement. L'enjeu de la traduction est moins la réception ou la reproduction du texte que sa survie.
Quelle est la tâche du traducteur? Ce n'est pas d'adapter le contenu d'une oeuvre à de nouveaux lecteurs, ceux qui ne comprennent pas la langue d'origine, car l'oeuvre elle-même (l'original) ne s'adresse pas aux lecteurs. C'est de s'acquitter d'une dette : restituer le sens de l'oeuvre. Ce n'est pas une transposition dans une autre langue, c'est une création.
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Walter Benjamin utilise le vocabulaire de la vie, de la survie, de la génération, de l'ensemencement et de la procréation. Traduire, c'est comme faire naître un enfant, c'est ouvrir à l'oeuvre un autre monde. Ce n'est pas une transposition, c'est une invention. Le traducteur est libre de la forme qu'il donne à cette invention, mais il est soumis à une double contraite : (1) libérer la lettre en la détachant du sens commun (2) respecter l'original, le garder dans son authenticité, sa pureté, pour ce qu'il est : une écriture sacrée.
samedi 3 juillet 2010
Sur le langage en général et sur le langage humain (texte de Walter Benjamin, 1916)
Analyser ce texte dense, subtil et complexe, tenter de le présenter sous forme de propositions, est une entreprise particulièrement risquée. C'est pourtant ce qu'on a essayé de faire dans l'Orloeuvre sous le titre : L'essence linguistique de l'homme consiste en ce qu'il nomme les choses.
En voici le résumé.
Dans son langage, l'homme communique sa propre essence spirituelle. Nous ne connaissons pas qu'un seul langage (car il y en a beaucoup, dans la nature animée ou inanimée), mais nous ne connaissons qu'un seul langage qui nomme les choses, celui de l'homme. En nommant par exemple la lampe, la montagne ou le renard, l'homme se communique lui-même. Les mots ne lui servent pas à désigner ces choses, mais à communiquer avec d'autres hommes. Autrement dit l'essence des choses ne se communique pas par les noms, mais dans les noms. Il n'y a pas un moyen (le mot), un objet (la chose) et un destinataire, il y a une essence spirituelle de l'homme qui, dans le nom, se communique à Dieu.
Si le nom est la plus intime essence du langage, c'est parce que le langage se communique en lui. Le nom résume en lui la totalité du langage. Par le nom, l'homme peut atteindre à la connaissance des choses, à condition qu'il n'en fasse pas un signe ou un jugement répétitif. Dans l'histoire biblique du jardin d'Eden, le langage du serpent est anonyme. Eve et Adam, en croyant accéder à la connaissance, ont choisi le langage impersonnel. Leur faute a été de renoncer au verbe créateur. Les hommes de la tour de Babel ont continué dans la même direction. Ils ont renoncé à nommer les choses. Mais ce n'est pas une fatalité. Bien que la création divine soit achevée, le langage parle encore. La nomination [créative], qui est le pur langage, n'est pas finie. Dieu crée par le Verbe, mais ce langage dont il s'est servi, il le laisse ensuite à l'homme, qui à son tour peut nommer sa compagne.
L'homme est le locuteur du langage, celui qui dénomme. Interpeller, c'est parler dans le nom. D'une part, la nature, laissée à elle-même, est muette et sans nom; d'autre part le langage comme tel est sans contenu, tout entier linguistique, universel, parfait. Il ne communique que sa propre essence. Pour révéler l'essence linguistique des choses - qui ne diffère pas de leur essence spirituelle -, il faut passer du muet au parlant, c'est-à-dire traduire. C'est la tâche du langage humain.
mercredi 9 juin 2010
Déplier Ponge - Entretien avec Gérard Farasse (Jacques Derrida, 1992, réédité en 2005)
En 1975, Jacques Derrida a prononcé une conférence sur Ponge, qui a été publiée sous le titre Signéponge. Les 12 novembre et 21 décembre 1991, Gérard Farasse l'a interrogé sur ce texte. Les réponses ont été improvisées, puis les entretiens publiés dans la Revue des Sciences Humaines du 4ème trimestre 1992 (n°228). Ils ont été réédités sous forme de livre en 2005, sous le titre "Déplier Ponge".
- p7 : Au lecteur (Gérard Farasse).
- p11 : Entretien divisé en 19 points successifs.
- p113 : Répliques (Gérard Farasse).
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Avec une mémoire apparemment sans faille, Jacques Derrida reprend les thèmes abordés en 1975. Il n'explique pas Ponge, il le déplie. Il précise certains points sur la signature, l'oeuvre, l'éthique, l'événement, le référent.
mardi 1 juin 2010
Ulysse gramophone, Deux mots pour Joyce, livre publié par Jacques Derrida en 1987
Sur cette page, on trouvera l'analyse de ce texte et la liste des propositions reprises dans l'Orloeuvre. Il comprend deux textes :
- Deux mots pour Joyce - Transcription d'un discours improvisé le 15 novembre 1982 au Centre Georges Pompidou dans le cadre de la Revue Parlée. Ce discours a été enregistré, transcrit et d'abord publié en anglais sous le titre Post-Structuralist Joyce (Cambridge University Press) puis en français dans L'Herne 50 (1985).
- Ulysse gramophone, ouï-dire de Joyce - Discours prononcé à l'ouverture du James Joyce International Symposium le 12 juin 1984 à Francfort. D'abord publié dans Genèse de Babel (Ed Claude Jacquet, CNRS, 1985). Le texte n'est pas daté du 12 juin, mais du 11 mai 1984, un jour où J.D. cherchait des cartes postales dans un hôtel de Tokyo.
Ces deux textes, dit Jacques Derrida dans son introduction, ne peuvent être détachés des circonstances de leur énonciation. Il s'agit dans les deux cas d'une situation de parole : une voix qui résonne dans un certain présent et qu'on ne peut détacher de ce présent. Il n'a pas voulu en effacer les indices. Pourtant, sa voix enregistrée au magnétophone (gramophone) ne s'est pas auto-détruite ou consumée sur place. Elle est devenue une marque qui reste, qui s'adresse à l'autre, qui s'auto-affecte.
Jacques Derrida aborde la question du oui à partir des textes de James Joyce (Ulysse et Finnegans wake). Dans cette formidable machine d'écriture, tous les discours, toutes les langues, tous les savoirs se déploient, se combinent et se recombinent. Il y a de quoi faire travailler les commentateurs et les experts pendant des siècles. Mais encore faudrait-il que le déchiffrement soit possible. Or dès le départ, l'oeuvre ménage l'effraction qui la rend illisible. Aucune compétence ne peut en rendre compte. L'acquiescement qu'elle déclenche est ambigu. Elle laisse un reste immaîtrisable, un oui-rire.
Présentée dans plus d'une langue, babélienne et intraduisible, l'oeuvre de Joyce est marquée par la "gramophonisation" moderne. On y trouve des appels téléphoniques, des lettres sans réponse, des pseudo-monologues où l'on s'adresse à l'autre, dont le dernier, celui de Molly, se termine par un oui primaire, originel : YES. Dire oui, c'est s'engager auprès de l'autre, mais c'est aussi s'exposer à un autre oui qui peut ruiner le premier.
L'oeuvre invite à un effort de traduction infini, mais qui ne peut qu'échouer (car l'idiome du lecteur ne sera jamais celui du texte). Pourtant le lecteur est marqué, endetté, débordé, et aussi transformé, qu'il réussisse ou non à lire.
Son contenu essentiel, ce qui fait événement, c'est que l'oeuvre est inaudible, imprononçable, irrésumable. Son signataire appelle un "oui" plus vieux que le savoir. Il promet l'arrivée d'Elie, le prophète imprévisible, il signe et contresigne le nom de Dieu. Mais là aussi, il ruse. Le commencement qu'il déclare, il le déconstruit aussitôt. Avec la confusion babélienne, c'est la différance et l'espacement qui s'inscrivent.
mercredi 26 mai 2010
Homo sacer, de Giorgio Agamben (texte paru en français en 1997)
A l'autre extrême, dans une relation d'exception analogue, se situe le ban, qui garde la mémoire de l'exclusion originaire illustrée par l'homo sacer de la Rome archaïque. L'homo sacer faisait l'objet d'une double exclusion : de la justice humaine et de la justice divine. La symétrie entre son statut et celui du souverain explique l'ambivalence de la notion de "sacré" dans les sociétés traditionnelles.
"Ban" est un mot paradoxal qui désigne à la fois l'exclusion de la communauté (comme dans ban-lieue) et l'enseigne du souverain (la bannière). Le sujet y est considéré comme vie nue, simple corps biopolitique.
La modernité commence quand l'espèce et l'individu, définis par leur naissance en tant que simples corps vivants, deviennent l'enjeu des stratégies politiques. Cela vaut pour les Etats démocratiques comme pour les Etats totalitaires. Dans un cas, on a la gestion de la vie (la santé, la démographie, la sécurité, etc...) sur la base de notions hybrides comme les bonnes moeurs, l'ordre public ou la force majeure; dans l'autre, la production de la mort (les camps, les handicapés). Dans les deux cas, le peuple est en cause et le réfugié est exclu. L'espace de la vie nue, qu'on ne distingue plus de la façon de vivre, finit par coïncider avec l'espace politique.
La conséquence ultime de cette prévalence du biopolitique est le totalitarisme. Le führer, par sa seule voix, s'identifie avec la vie même du peuple allemand. S'il extermine les juifs, ce n'est pas en tant qu'ennemis, mais en tant que vie nue, dans un lieu (le camp) où tout est possible, et dans une ambiance où l'état d'exception tend à devenir la règle.
Les droits de l'homme restent englués dans une relation où le corps est assujetti au pouvoir souverain. Pour en sortir, il faut un point de vue messianique : penser au-delà de la loi.
vendredi 23 avril 2010
Modernes sans modernité, par Pierre-Damien Huyghe (paru en 2009)
On trouvera sur cette page un résumé de ce livre de Pierre-Damien Huyghe, sous-titré Eloge des mondes sans style, ainsi que quelques formulations qui en ont été dérivées selon la méthode de l'Orloeuvre.
Les mots moderne, modernité, modernisme, post-moderne, n'ont pas le même sens selon les auteurs. Pierre-Damien Huyghe en propose de nouvelles définitions. Selon lui :
- le moderne est une puissance de modification qui n'est pas spécifique à notre époque. C'est une tendance spécifiquement humaine à déborder les discours établis, à vouloir prendre ses distances, faire autrement, autre chose, différemment ou par différance, selon le mot de Jacques Derrida.
- la modernité est une époque historiquement située - bien qu'elle ne corresponde pas nécessairement aux repères usuels. Certains aperçus de la puissance de modification s'y expriment, pas toujours conscients ni déclarés : créativité, inventivité, développement de techniques (par exemple la photographie) ou de savoir-faire nouveaux. La modernité ne cherche pas nécessairement à rompre avec la tradition. Elle la met en exergue, mais n'arrive plus à la respecter.
- le modernisme est la volonté d'être moderne. C'est une opération subjective souveraine de rupture avec la tradition, qui n'épuise pas le moderne et tend aujourd'hui à s'épuiser.
- le post-moderne annonce la fin de la modernité par un retour à un certain classicisme ou néo-classicisme. Une oeuvre actuelle doit à la fois rendre hommage aux classiques, exprimer sa fidélité, et se montrer défaillante, ce qui conduit, d'une certaine façon, à un nouveau classicisme, qui semble plus déterminé par l'économie que par la rhétorique.
jeudi 15 avril 2010
Fourmis, de Jacques Derrida (publié en 1994)
On trouvera des formulations issues de cette intervention à un colloque organisé par le Collège International de Philosophie et le Centre d'études Féminines de l'Université Paris-VIII, les 18,19 et 20 octobre 1990 à Paris (article de 32 pages, pp69 à 102 du recueil) sur cette page.
A ce colloque, dont les interventions ont été publiées en 1994, participait aussi Hélène Cixous. Le texte se présente comme une sorte de conversation indirecte ou de commentaire mutuel entre Jacques Derrida, dont le titre du texte (Fourmis) provient d'un rêve d'Hélène Cixous, et le texte d'Hélène Cixous (Contes de la Différence Sexuelle), qui raconte sa relation unique avec cet homme si proche et si différent.
Selon Jacques Derrida, la différence sexuelle ne se donne pas à voir selon un critère anatomique, mais à lire, à interpréter dans l'expérience de l'autre. Si nous accordons crédit à cette différence, c'est parce qu'un autre, lui-même sexué, en témoigne et nous appelle à exister. Il ne nous communique aucun savoir sur cette différence. Elle reste une énigme incalculable. Une apostrophe originelle l'a instituée et glissée entre nous - mais elle était déjà là. Toute parole, tout récit la traduit, bien qu'elle soit intraduisible. Elles nous est donnée comme les mots, dans un rapport qui sépare (comme le sexe), qui fait marcher et qui répare.
mercredi 10 mars 2010
Sur le concept d'"acinéma" tel que développé par Jean-François Lyotard et analysé par Jean-Michel Durafour
A partir de ces deux textes, un "parcours de lecture" a été construit dans l'Orloeuvre. Son titre est une proposition qui résume la thèse de Lyotard : Le cinéma est une industrie, pas un art, sauf si, en tant qu'"acinéma", il résiste à la mise en ordre, soit par excès d'immobilité, soit par excès de mouvement.
En voici le texte :
Pour Jean-François Lyotard, la fonction du cinéma courant, qu'il soit ou non destiné au "grand public", est avant tout une mise en ordre, une mise en scène du mouvement. Il doit éliminer tout ce qui est mal cadré, non reconnaissable, tout ce qui nuit à l'impression de réalité et à la compréhension du récit. Pour ce travail d'écriture, les éléments excédentaires sont considérés comme des rushes, des chutes dont il faut se débarrasser. Pour que le film soit fécond (au sens de la rentabilité du capital), il faut qu'il contienne des éléments répétitifs qui se rassemblent en un ensemble, un récit (diégèse). Il faut impliquer le corps tout entier en subordonnant les mouvements partiels. S'il restait désordonné, le "mouvement" ne pourrait pas s'échanger. Il serait brûlé en vain.
Mais, selon Lyotard, ce n'est pas la représentation qui fait l'oeuvre d'art, c'est la dépense inappréciable et sans prix. Si la graphie du mouvement n'est pas soumise à une économie, mais portée aux extrêmes, si le film joue soit avec l'immobilité, soit avec l'excès de mouvement, alors on peut parler d'acinéma. L'acinéma est excessif : trop de présence, trop de "dissimilitude". Il produit des affects : stupéfaction, colère, haine, terreur, jouissance. A un extrême (l'immobilité de l'objet), le mouvement s'arrête, il se détache de la représentation, s'épuise et se pétrifie dans le fantasme, ce qui déclenche un certain mode de la jouissance. A l'autre extrême (le mouvement de la pellicule), c'est le sujet qui doit restreindre sa perception à certaines de ses pulsions. Dans les deux cas, on ne s'appuie ni sur la mémoire, ni sur la reconnaissance, ni sur l'identification par lesquelles le cinéma entretient l'ordre social.
lundi 15 février 2010
Signéponge, de Jacques Derrida (livre paru en français en 1988)
Jacques Derrida a prononcé une conférence en présence de Francis Ponge lors de la décade de Cerisy-la-Salle qui lui a été consacrée pendant l'été 1975. Ce texte n'est paru en français dans sa version définitive qu'en 1988. Treize années se sont écoulées entre la conférence et sa publication intégrale en français.
Jacques Derrida présente une interprétation, en insistant pour dire que ce n'est pas la seule qu'on puisse faire. Ce n'est ni clef ni une explication générale. C'est une lecture parmi d'autres.
Quand Francis Ponge décrit une chose, quand il se met à son service, il passe avec elle un contrat. J'écris un texte, je le signe en mon nom propre, mais le texte tel qu'il en résultera, ce sera ta signature à toi, la chose. Chaque fois, il écrit un texte unique, irremplaçable. Ce texte, une fois fini et signé, une fois arrêté, devient une chose, la chose. Son texte est une opération, un acte, ce qu'on appelle une mise en abyme : en se désignant lui-même comme texte, il fait en sorte que la chose se désigne elle-même comme chose, et le résultat de l'opération, c'est que Ponge se désigne lui-même comme Ponge, c'est-à-dire comme une chose, une éponge. C'est ainsi qu'opère Ponge, et c'est ainsi que l'écriture fonctionne aujourd'hui. En me donnant à moi-même mon nom, je me tiens aussi proche de la vérité. J'en jouis. Mais cette vérité est tout autre. Elle me dicte ma loi (qui est la sienne), y compris et surtout là où j'affirme le plus ma singularité. En citant Ponge, Jacques Derrida se cite lui-même. Il développe sa théorie de l'auto-affection, de la marque/re-marque. Il institue, il monumentalise sa signature qui, comme celle de Ponge, se décompose dans le texte.
mercredi 27 janvier 2010
Le sacrement du langage, Archéologie du serment, par Giorgio Agamben (2009)
Ce texte entre, sous le numéro II,3, dans la série des livres dont le titre global est Homo sacer. On trouvera ici sa page dans l'Orloeuvre.
Pour entrer dans le langage, il faut d'abord lui faire confiance. Il faut avoir foi dans sa capacité à porter la vérité. La relation dans laquelle j'entre n'est pas rationnelle, mais éthique. Je suppose, sans avoir d'autre garantie que mon acte de parole, que, entre les mots et les choses, une certaine correspondance se réalise. Si j'en fais le serment, et si d'autres me croient, la possibilité du droit et de la religion est ouverte. Ce serment, je l'accompagne de quelques imprécations, bénédictions et malédictions. Elles n'ont pas pour fonction de convaincre les dieux de venir à mon secours, mais de renforcer la foi qui règne dans les relations entre les hommes. Ainsi la langue est-elle toute entière traitée comme un nom propre. En nous positionnant comme être parlants, nous nous protégeons contre la faiblesse intrinsèque au langage. Mais si les serments et les jurons perdent de leur crédibilité - ce qui est le cas aujourd'hui, nous risquons un relâchement de notre rapport au langage, c'est-à-dire de tomber dans la parole vaine.
mercredi 20 janvier 2010
Survivance des Lucioles (Georges Didi-Huberman, 2009)
1/ avait vu juste en repérant les traces fragiles de désir et d'invention qui subsistent dans notre monde - qu'il appelait les lucioles - et en les montrant dans ses films,
2/ en 1975, moins d'un an avant sa mort, avait émis un diagnostic prophétique mais désespéré - en croyant les lucioles détruites, vaincues, anéanties ou desséchées sous la lumière artificielle des villes et des caméras de télévision,
3/ s'était mépris, car les lucioles, elles aussi, survivent, et d'ailleurs toute son oeuvre en est la preuve, et d'ailleurs d'autres lucioles apparaissent sans cesse, aujourd'hui encore, dans l'art et dans la vie, incertaines mais obstinées, et luisent dans l'obscurité.Pour nous convaincre, Georges Didi-Huberman fait appel à ses auteurs préférés : Walter Benjamin, Aby Warburg ou Georges Bataille. En interrogeant le Contemporain, ces auteurs ont montré qu'en toute circonstance (même les pires), de nouveaux commencements peuvent encore survenir. Si on laisse de côté les clichés consensuels ou les discours construits, si on prend comme point de départ la destruction même, ses sources oubliées, ses traditions cachées, ses impensés, ses temporalités désassemblées, son langage fracturé, ses réseaux extraterritoriaux ou marginaux, si on reste modeste, si on n'est pas tenté par la grande rédemption, celle du sublime (Lyotard) ou de la transcendance (Agamben), si on n'interprète pas le temps présent sur un mode apocalyptique, celui de la révélation d'une vérité supérieure, de l'illumination aveuglante de la métaphysique, alors, peut-être, on peut voir luire quelques lucioles. Ce n'est pas un miracle, c'est juste la conséquence d'un réveil : quand l'image surgit, les lucioles nous viennent à l'esprit comme le souvenir d'un rêve.
Mais cette belle construction ne va pas sans quelque polémique. Pour donner plus de poids à sa conclusion, Georges Didi-Huberman réorganise les lignées de pensée. D'un côté la tradition judéo-chrétienne, transcendantale, sécularisée ou pas, dans une chaîne fictive Heidegger - Carl Schmitt - Derrida - Pasolini - Agamben; d'un autre côté la pensée des lucioles, une pensée immanente, sans valeur rédemptrice, dans une chaîne Warburg - Benjamin - Adorno - Bataille - Pasolini - ce dernier ayant la particularité géniale d'être à cheval sur les deux. Dans cette seconde lignée et elle seule, la destruction et la vérité ne seraient pas absolues. Il y aurait donc deux camps, celui de la grande lumière aveuglante [avec quelques vrais méchants et beaucoup de naïfs], et celui des lucioles [les gentils lucides et aussi quelques naïfs].Comment expliquer ce montage? On le comprend mieux quand, se référant à Jacques Derrida, Georges Didi-Huberman oppose la notion d'"horizon" comprise comme attente ou progrès infini à son concept d'image dialectique qu'il rattache à Walter Benjamin. Là sans doute est le noeud de la discussion. L'image, contrairement à l'échappée messianique, serait intermittente, fragile, constamment apparaissante et disparaissante. Et (par conséquent) l'opposition pertinente ne se situerait pas entre une différance insaisissable et le système du discours, mais entre l'approximation locale de l'image et le dogme théologique. En rejettant Agamben (dans la compagnie honorable de Guy Debord) du côté de Carl Schmitt et du dogme, Didi-Huberman tient à distinguer clairement entre ses amis (qui prônent le singulier et le multiple) et ses ennemis (qui croient à l'unité du peuple, par la grâce des acclamations et la gloire de l'image). Ses amis seraient les vrais résistants anti-totalitaires, tandis que ses ennemis seraient, au minimum, ambigus.
Tentons un instant d'échapper au reclassement des penseurs, et partons des textes. L'image dialectique telle que Georges Didi-Huberman la définit est intermittente, minuscule et mouvante. Elle témoigne de la restauration ou de la survivance d'une expérience, d'une origine contradictoire, inachevée, toujours ouverte. En quoi se distingue-t-elle de l'image spectrale évoquée par Jacques Derrida? Bien peu de chose. Dans un cas comme dans l'autre, l'image est le lieu d'une rupture d'horizon. Ce qui survit n'est qu'un fragment hétérogène, inclassable, un reste inassignable à un système, mais indestructibles.Les lucioles de Georges Didi-Huberman se veulent immanentes, dépourvues de tout messianisme. Mais l'ange de l'histoire de Benjamin - qu'il ne peut éviter de citer ou de convoquer - n'est pas innocent. Il est à lui seul un horizon - même intermittent, même passager, même instantané. Certes, cet horizon-là n'a ni contenu ni but fixé à l'avance, il n'a ni perspective ni finalité, c'est un horizon sans horizon - mais c'est lui qui fait que Georges Didi-Huberman reste obstinément dans l'attente de ce qui survit, c'est-à-dire, quoiqu'il en dise, dans la promesse. Et c'est là, dans cette promesse irréductible ou indestructible, qu'il rejoint (à son corps défendant) quelques'uns des penseurs qu'il a rejetés dans le mauvais camp, et c'est là aussi que se décompose le montage intellectuel qu'il propose. Il est manifestement abusif de rejeter Giorgio Agamben dans les ténèbres totalitaires. A le lire, à se situer dans son sillage, nous préférerions renoncer définitivement à toute taxinomie des auteurs.
PETIT DIALOGUE COMPLÉMENTAIRE :
- Georges Didi-Huberman cite plusieurs fois Jacques Derrida dans son livre, mais curieusement toujours à contre-sens. Alors que Derrida a consacré des centaines de pages à démontrer la connivence entre la voix, la présence et l'idéalité, il condamne sa position en la rapprochant de la "tradition religieuse judéo-chrétienne du Jugement dernier" (p67), par un résumé aussi lapidaire que partial : "Derrida veut reconnaître dans la phrase apocalyptique une voix qui, comme chez Nietzsche ou Maurice Blanchot, serait envoi, indiquant la voie dans un énoncé de type viens" (p69).
- Jacques Derrida se réclame d'une pensée messianique. N'est-ce pas indubitable?- Oui, mais c'est un messianisme sans contenu ni horizon. Pour les besoins de la cause, Didi-Huberman amalgame différentes sortes de messianismes comme il amalgame, par exemple, Schmitt et Agamben, ou comme il amalgame, à travers le syntagme "judéo-chrétien" (non critiqué) le romano-chrétien et l'hébraïque, qui sont pourtant bien différents. Déjà, dans son livre sur Fra Angelico, il confondait les quatre chemins du Pardès de la Cabale et les quatre interprétations des Pères de l'Eglise, qui se situent pourtant dans des logiques bien distinctes. Il faut ce genre d'amalgame pour rejeter Derrida du côté d'une vérité absolue ou d'une métaphysique qu'il a combattue toute sa vie.
- L'enjeu, pour Didi-Huberman, c'est la question de l'image. Il faut qu'elle ne soit que restance et fêlure, que boule de feu, fragile et disparaissante, pour qu'il lui fasse jouer la fonction rédemptrice à laquelle, lui aussi, aspire. Il n'attend de l'image qu'un salut ponctuel et localisé, mais c'est quand même un salut. Ce choix n'est pas sans prix : il faut ignorer l'autre dimension de l'image, sa fixité, sa pétrification fantasmatique, son affinité avec la marchandise.